Lorsqu’il arriva à Veritas mercredi matin tôt, seuls Charles Lefebvre et un autre employé s’y trouvaient déjà. Il eut l’impression de retrouver un lieu qu’il n’avait pas fréquenté depuis longtemps. Lefebvre lui jeta un regard dur que Fortuné ne sut interpréter. Son directeur souhaitait avoir un entretien immédiat avec lui, ce qui ne l’étonna guère. Suivi par l’œil inquisiteur de l’autre employé, il accompagna Lefebvre dans son bureau.
Ce dernier avait quarante-cinq ans. Son visage était soigné, son regard pénétrant, ses favoris aussi fournis que sa chevelure et ses sourcils. Perdre l’estime et la confiance de cet homme était la seule chose qui avait fait hésiter Fortuné au moment de se lancer à la recherche de Corinne. Il allait maintenant découvrir si cette aventure devait le priver de ce qu’il avait de plus cher au monde après sa famille… et peut-être Héloïse : son poste au Bureau Veritas.
Lefebvre se cala dans son fauteuil, posa les mains devant lui et observa Fortuné pendant de longues secondes. Le jeune homme, qui d’ordinaire se faisait fort de deviner les pensées de ses proches, réalisa sa complète impuissance.
– Fortuné, j’avoue ne pas bien comprendre votre comportement de ces derniers jours. Je vous sais gré de m’avoir prévenu de vos absences d’hier et d’avant-hier. Mais je ne peux accepter, malgré toute la confiance que j’ai en vous, un comportement qui consiste à me mettre devant le fait accompli.
Le jeune homme sentit un grand poids peser sur toutes les parties de son corps.
– Qu’est-ce qui m’assure que je pourrai désormais compter sur vous ? continua Lefebvre.
– Ceci, monsieur, répondit le jeune homme en posant sur le bureau une liasse de feuillets qu’il avait sortie de sa redingote.
– Qu’est-ce ?
– Le récit de ces journées marquées par mes absences à répétition.
– Vous l’avez écrit… cette nuit ?
– Tôt ce matin… Pas uniquement pour vous, mais je souhaite que vous acceptiez de le lire puis de le placer dans le coffre de Veritas. Vous verrez que tout cela a à voir avec l’attentat d’hier contre le roi.
– Pourquoi l’avez-vous écrit ? Allez-vous devenir écrivain ?
– Non, monsieur. J’ai voulu fixer les événements que je viens de vivre, les dates, les lieux, les noms des personnes. Si cet écrit venait à la connaissance de la Préfecture de police, je pense que certaines – dont plusieurs de mes amis – risqueraient des ennuis. Mais, au bout du compte, nous sommes bien placés vous et moi pour savoir que la vérité doit être au-dessus de toute autre considération. Et ces dernières heures m’ont convaincu que la vérité n’était pas une chose très partagée par les temps qui courent.
Lefebvre hocha la tête pensivement.
– Je pense que cette histoire est terminée pour moi, reprit Fortuné. Mais si ce n’était pas le cas, si je devais disparaître sans donner de nouvelles, alors n’hésitez pas à remettre ce récit entre les mains de Gérard Labrunie ou d’un homme juste en qui vous avez confiance.
– Vous me paraissez bien énigmatique et sombre. Vous semblez avoir une blessure à la tête. Vous portez-vous bien ?
– Bien, et je n’ai qu’une hâte : me remettre au travail.
– Parfait. Dans ce cas, je vais lire votre récit et je vous remercie de votre confiance. Juste une dernière question : travaillez-vous pour Vidocq ?
Fortuné éclata d’un bon rire.
– Non, monsieur. Et, ayant fréquenté un peu le personnage, je ne le referai pas avant longtemps !
– Vous m’aviez prévenu de la visite probable de la Préfecture et vous aviez raison. Un agent s’est présenté ici lundi, vous recherchant. Je n’ai pu que lui donner votre adresse, mais je ne lui ai été d’aucune autre utilité… pas plus qu’à Vidocq qui est apparu en personne, avec moins de discrétion, quelques instants plus tard. Il a fait grande sensation auprès de vos collègues, je peux vous le dire ! Il a été très insistant, mêlant toutes sortes de menaces, prétendant que s’il ne vous trouvait pas dans l’heure, la réputation de Veritas serait coulée. Je ne savais pas où vous étiez. L’aurais-je su, je ne lui aurais rien dit car ce n’est pas en essayant de m’impressionner ainsi que l’on obtient des choses de moi. Cependant, il m’a laissé entendre que vous travailliez ensemble sur une affaire concernant la sécurité du pays.
– « Ensemble » est un bien grand mot pour ce qui a été de notre collaboration, vous le découvrirez en lisant ces feuillets.
– Vous me rassurez. Ce n’est pas parce que Vidocq a été chef de la Sûreté qu’il en est devenu honnête. Ses méthodes semblent être toujours celles d’un brigand et je ne comprendrai jamais ce que notre police a gagné à employer un tel personnage.
– Vidocq mangerait du Républicain si on l’y autorisait. Il est sans âme et sans scrupules et la police a besoin – avait besoin – d’hommes comme lui pour effectuer ses basses besognes.
– Bien ! conclut Lefebvre en glissant les feuilles dans un tiroir. Je vais lire votre prose sans tarder. Mais nous avons de quoi faire aujourd’hui. Les trois affréteurs nantais que vous avez reçus la semaine dernière ont été impressionnés par votre accueil et nos méthodes de travail. Ils m’ont confirmé leur intérêt d’avoir accès à nos informations et m’ont interrogé sur plusieurs navires dont voici la liste. Je vous confie le soin d’établir un contrat et de répondre à leur courrier.
Il se leva et tendit sa main :
– Au travail mon ami. Et… que vous ayez ou non des opinions républicaines, peu m’importe, mais vous savez qu’ici on ne fait pas de politique !
– Bien sûr, monsieur.
Après avoir serré avec chaleur la main de son directeur, Fortuné allait quitter la pièce lorsque Charles Lefebvre le rappela :
– Ah ! J’allais oublier. La semaine dernière, un vieil homme est venu se renseigner à votre sujet…
– Pierre Champoiseau.
– Oui, c’est lui. Il m’a tout de suite inspiré confiance. Je me suis souvenu que vous fréquentiez les soirées de Labrunie. Je me suis permis de l’accompagner chez l’imprimeur Caboche afin qu’il obtienne l’adresse de l’impasse du Doyenné. Peut-être vous a-t-il trouvé là-bas ?
– Tout à fait, et à une heure avancée de la soirée.
– J’espère que j’ai bien fait et que vous ne m’en voulez pas.
– Vous avez très bien fait, monsieur, et je vous en remercie.
– Dites-moi… Votre ami ne rechercherait-il pas du travail ?
Fortuné ne s’attendait pas à cette question.
– Non, pas que je sache. Il est écrivain public au Palais-Royal. Vous a-t-il demandé quelque chose ?
– Non. Mais je doute qu’il fasse de bonnes affaires. Vous n’hésiterez pas à me dire, Fortuné… Vous savez que nous avons toujours besoin de main d’œuvre aux écritures.
Fortuné reconnaissait bien là la générosité de Lefebvre et son expérience de la nature humaine. Bien qu’intrigué par sa pauvre mise, Fortuné ne s’était à aucun moment inquiété de la santé des affaires de Champoiseau. Lefebvre, lui, avait tout de suite compris que le vieil homme ne devait pas rouler sur l’or et qu’il était trop fier pour demander quoi que ce soit.
– Vous avez raison, monsieur. Je vous remercie. J’essaierai d’y penser.
Pensif, il s’installa à son bureau et plongea avec avidité dans le courrier des Nantais. Au fur et à mesure de sa lecture, il notait sur une feuille séparée les éléments de réponse qu’il allait leur faire.
Son directeur l’avait surpris une fois de plus par son comportement mêlé d’exigence, de curiosité et d’attention. Un autre que lui l’aurait sans doute renvoyé à l’heure qu’il est. Lui-même, Fortuné, n’aurait pas donné ses feuillets à lire à un autre que Charles Lefebvre.
Avec tout cela, il ne savait pas quand il trouverait le temps de se rendre à la Préfecture de police afin de raconter les événements – une partie seulement – auxquels il avait pris part depuis une semaine.
Au moment du déjeuner, il s’excusa poliment auprès de ses collègues qui attendaient ce moment pour apprendre de sa bouche plein de choses croustillantes. Il s’éclipsa discrètement et alla manger à l’écart dans un restaurant suffisamment éloigné de la place de la Bourse. Il en profita pour acheter Le Figaro et apprit que Bescher s’appelait en réalité Girard, qu’il avait été emmené sur un brancard à la Conciergerie et avait déjà subi plusieurs interrogatoires de la police. Le Figaro n’y allait pas par quatre chemins pour accuser de bévues impardonnables le préfet Gisquet et Adolphe Thiers. Le journal révélait que, de manière incompréhensible, Gisquet avait été averti de l’attentat par un commissaire de police nommé Dyonnet, mais n’avait rien su empêcher. Fortuné se méfia cependant de l’information. En effet, bien que Le Figaro annonçât qu’il devait à ses lecteurs « une enquête exacte », qu’il n’avait « rien négligé pour y parvenir » et qu’il avait, « avec une sollicitude que nos lecteurs comprendront aisément, visité les lieux, interrogé, vu, visité, les hommes et les choses », il écrivait à plusieurs reprises que les coups de feu étaient partis du second étage du n°50 du boulevard du Temple – alors que l’appartement occupé par Girard était situé au troisième. L’information possédée par Dyonnet semblait n’être qu’une rumeur imprécise.
Le journal faisait la liste d’une trentaine de tués et de blessés, dont certains n’étaient pas encore identifiés. Une bonne partie de la page deux était consacrée à la description des mourants rassemblés au Café Turc. La scène était d’autant plus saisissante que cette violence aveugle avait fait irruption au milieu d’une belle journée d’été et avait tué des femmes, des enfants et d’autres innocents.
Girard prétendait être le seul auteur de l’attentat. On précisait toutefois que plusieurs arrestations s’étaient produites. Nulle mention cependant de Boireau et de Pépin.

Fortuné se consacra tout l’après-midi au courrier qu’il devait écrire aux affréteurs nantais. Il y était encore lorsque, ses collègues étant partis, Charles Lefebvre vint le trouver pour lui dire qu’il avait lu son récit et lui renouvelait sa confiance. Il avait placé les feuillets en sécurité dans son coffre. Il dit à Fortuné qu’il valait mieux qu’il se présente demain matin à la Préfecture afin de révéler ce qu’il savait et que lui, Lefebvre, était prêt à témoigner en sa faveur s’il le fallait. Il dit aussi qu’il était tard et que chacun devait retourner chez soi. Ils passèrent cependant un long moment encore à parler du voyage à Brest que le jeune homme devait effectuer sans tarder et convinrent des arrangements à prendre pour organiser son transport, son hébergement et ses rencontres avec les armateurs et les experts de Veritas sur place. Au retour, Fortuné prévoyait de visiter sa famille.
Il quitta Veritas le premier. Il comptait passer chez lui puis se présenter à la Préfecture dans la soirée, sans attendre, car il préférait être demain à Veritas.
Il lui tardait aussi de revoir Héloïse.

Il fut surpris par l’agitation qui régnait dans la rue Grange-Batelière. Des voisins lui apprirent que des agents de police venaient d’arrêter Armand Carrel, le patron du journal Le National – et ancien ami de Thiers – qui habitait un immeuble voisin. Quelques-uns se trouvaient encore à perquisitionner chez lui, en quête d’éléments compromettants qui pourraient indiquer des liens avec l’attentat contre le roi.
Tout de suite, Fortuné regarda devant son immeuble pour voir si des agents l’attendaient également. Il ne vit rien d’inhabituel, mais lorsqu’il s’introduisit sous le grand porche, il fut saisi au collet par trois hommes surgis d’un coin de la cour.