Cette fois, une table était disponible près du feu qui crépitait dans la cheminée de la White Lion Inn. Fortuné n’avait eu qu’à attendre qu’elle se libère en dégustant une bière et, comme il en avait l’habitude, en notant dans un carnet les informations sur lesquelles il voulait faire travailler ses cellules grises, en l’occurrence les récits d’Eileen et de Charlotte Brontë concernant les mystérieux événements de Roe Head. Il avait pris le temps de les écrire et de les relire, et un ou deux faits étonnants lui étaient apparus, dont il lui faudrait parler avec Héloïse.

Pendant ce temps, celle-ci se refaisait une toilette à la Black Bull Inn. La petite place qui séparait les deux auberges, également bordée par la King’s Arms Inn, la Cross Inn, la pharmacie et les marches de l’église, et qu’un vent glacé balayait sans discontinuer, commençait à leur être familière. Deux jours seulement après leur arrivée, ils se sentaient un peu chez eux dans ce petit carré de territoire en haut de la Main Street de Haworth, et Fortuné n’était nullement inquiet d’y laisser sa femme seule un moment.
Comme l’avait prédit Julian, le décor et l’ambiance de l’auberge promettaient une belle soirée. Il était sept heures trente du soir. Dans un coin de la salle, un petit orchestre se constituait autour d’une table au fur et à mesure des arrivées de ses membres. Il y avait pour l’heure deux violonistes, un flûtiste et un accordéoniste qui, sans doute dans l’attente d’autres musiciens, consacraient leur énergie à boire et échanger les dernières nouvelles locales.
Ce soir, Héloïse et Fortuné se reposeraient sur les conseils de Julian pour choisir leur repas.
Fortuné était tellement absorbé par ses réflexions sur les événements de Roe Head qu’il ne vit Héloïse et Julian que lorsqu’ils furent sur lui.
En réalité, il devina la présence de Julian avant de le voir, car des silences et des murmures accompagnèrent son entrée dans la salle (ou peut-être était-ce également pour Héloïse ?). Avec sa grande taille et sa démarche claudicante, il ne passait pas inaperçu. Ces détails avaient permis à Fortuné d’identifier les mystérieuses et opportunes apparitions de Julian dans son existence au début de l’année à Paris, lorsqu’il lui avait sauvé la vie à deux reprises(1).
Celui-ci s’excusa en riant nerveusement :
– Je viens de rencontrer votre femme sur la place. Ne croyez pas que je la suivais depuis longtemps !
Fortuné n’avait pas de doutes à ce sujet. Il devait s’habituer à ce que des hommes aient des accès de timidité en présence d’Héloïse (comme lui en avait eu au début), mais cela lui demandait toujours un effort.
Ils commandèrent à dîner. Quand Julian apprit leurs commentaires sur le déjeuner, il leur dit :
– J’ai moi aussi été surpris par la nourriture quand je suis arrivé ici il y a une vingtaine d’années. Ce n’est qu’en faisant la connaissance d’un cuisinier à Londres qui m’a initié aux subtilités de l’art culinaire anglais, que j’ai commencé à l’aimer davantage. J’ai acquis le défaut d’apprécier une parole en fonction de son auteur. Je crois que, un peu de la même manière, la culture d’un pays est comprise différemment selon la personne qui vous la présente et que la qualité d’un plat est liée à celle de la personne qui l’a préparé. J’aime les plats qui sortent de la cuisine de la White Lion Inn parce que je connais celui qui les confectionne. D’ailleurs, une fois son travail terminé, il aime venir en salle parler avec ses clients et je pense qu’il apparaîtra tout à l’heure. Il sera ravi de savoir ce que vous avez mangé et ce que vous en avez pensé.
– C’est une habitude sympathique, commenta Fortuné. Nous ferons sa connaissance avec plaisir ! Et, dites-moi… Appréciez-vous mes paroles ?
Il éclata de rire.
– Je dois avouer que oui, répondit Julian avec un sourire. Mais faites toutefois attention ! J’ai aussi l’expérience que mon jugement peut changer !
Ils revinrent sur la visite de ce matin. Fortuné expliqua qu’il avait été passionné par la découverte qu’il avait faite il y a deux ans du fonctionnement d’une filature de soie dans le village du Vigan dans les Cévennes. Il séjournait chez un ami polytechnicien dont le père connaissait le directeur. C’était une des principales industries de la région et, comme en Angleterre, le progrès technique avait rapidement conduit les fileuses à domicile à travailler dans des fabriques de plus en plus nombreuses et de plus en plus grandes. Des machines à vapeur y étaient installées pour automatiser les métiers à filer et chauffer l’eau des bassines destinée à étouffer les vers avant qu’ils ne deviennent papillons. Au Vigan, les fileuses travaillaient douze heures par jour, mais Fortuné n’avait pas vu d’enfant dans les fabriques.
Il fit part à Héloïse et Julian du malaise qu’il éprouvait à passer du si bon temps à parcourir le pays et à manger de la bonne chère, alors que des ouvriers travaillaient du petit matin au soir en bas de la rue – où même tout près de l’auberge, si l’on considérait le nombre des artisans qui filaient ou tissaient encore à domicile à Haworth.
– Mais c’est votre voyage de noces, cher ami !, protesta Julian. Vous l’avez bien mérité et vous n’en aurez pas deux dans votre vie ! Taisez-vous donc et profitez-en !
– Certes, mais j’aurais pu aussi bien naître ici et être l’un des ouvriers que nous avons vus ce matin, pieds nus, avec pour seuls habits une chemise de toile et un pantalon…
Julian se tourna vers Héloïse :
– Dites… Il a souvent de drôles de pensées comme celles-là ?
– Çà arrive, confirma la jeune femme. Il est vrai que la visite de la matinée nous a impressionnés, de même que les discussions avec le pasteur Brontë.
Julian comprit combien Héloïse et Fortuné avaient été troublés par la charge et les conditions de travail des ouvriers, comme ils l’avaient déjà évoqué ce matin.
– Vous l’avez bien vu entre Londres et ici, dit Julian en baissant la voix. Il n’y a pas assez de travail pour tout le monde et quand il y en a, il est souvent très dur, comme dans les mines et les fabriques. Il n’est pas tellement plus facile pour les tisserands indépendants ou les paysans. Mais, au moins, ils sont leurs propres maîtres… Nous ne pouvons pas tourner le dos au progrès. Les filatures sont soumises à une forte concurrence. Nous sommes obligés d’avoir des machines toujours plus performantes et des ouvriers qui travaillent beaucoup, sinon nous perdons nos clients. Ce matin encore, Mr Cockburn – qui vous adresse ses humbles excuses pour son absence – a dû partir à Piece Hall, le marché du tissu à Halifax, rencontrer un marchand qui menaçait de ne plus commander nos étoffes. Il va sans doute être obligé de baisser nos prix pour le conserver, une fois de plus…
Héloïse rassura Julian :
– Nous avons conscience que Mr Cockburn n’est pas le plus sévère des propriétaires de fabriques.
– Oui, malgré son côté taciturne, il préfère la discussion au conflit. Il n’interdit pas aux ouvriers d’appartenir à une union, alors qu’aux yeux des autres directeurs de fabriques, c’est en général une raison pour ne pas embaucher ou pour licencier. On m’a dit que des grèves avaient éclaté à Bridgehouse Mill il y a un ou deux ans, mais pas depuis. Dans la région, si un directeur et ses ouvriers sont en conflit, il y a toujours le risque de grèves et que tout le monde soit perdant. Robert Owen l’avait compris et on l’a bien oublié depuis. À New Lanark, j’ai tout appris sur le textile et sur le bon fonctionnement d’une fabrique. La pauvreté et la délinquance y sont faibles chez les ouvriers et leur santé est meilleure qu’ailleurs. La plupart d’entre eux sont heureux de travailler là et ils ne quitteraient leur emploi pour rien au monde. New Lanark produit encore aujourd’hui des textiles. La santé des ouvriers et celle de l’entreprise ne sont donc pas incompatibles !
– Je ne comprends pas bien, dit Héloïse. Vous nous expliquiez ce matin qu’un métier à filer de Bridgehouse Mill, que vous faites fonctionner avec deux ou trois personnes, représentait l’équivalent du travail de quatre-vingt fileuses. Est-ce cela le progrès : faire travailler trois personnes au lieu de quatre-vingt ?
– Oui et non, répondit Julian. La mécanisation de la fabrique permet de produire plus et de vendre plus et moins cher qu’avant. Et les étoffes bon marché, cela intéresse tout le monde, y compris les fileuses dont vous parlez. D’autre part, je n’ai pas fait le calcul, mais il faudrait comparer la rémunération de quatre-vingt fileuses à celle de trois ou quatre de nos ouvriers. Il se peut qu’elles soient proches l’une de l’autre. Une fileuse gagne très peu, vous savez, et elle ne peut pas négocier le prix auquel elle vend son fil. Alors que des ouvriers peuvent arrêter le travail pour exiger que leur salaire et leurs conditions de travail s’améliorent.
– J’ai l’impression qu’ils y réussissent rarement, dit Fortuné. Les directeurs ont vite fait, en cas de grève, de chasser leurs ouvriers et d’en embaucher d’autres.
– Certes, mais un directeur qui ne respecte pas ses ouvriers n’en aura pas des très bons. Et les ouvriers se rassemblent dans de larges unions à travers le pays. Ils sont solidaires en cas de grève pour éviter qu’un directeur ne casse une grève comme vous venez de le décrire… C’est pour cela que les directeurs font tout pour éviter que leurs ouvriers ne s’inscrivent aux unions ouvrières. Et certains sont des acharnés. À Bradford, l’union des peigneurs de laine et des tisserands rassemblait vingt milles membres. Elle a déclenché une grève pour défendre les salaires et a échoué au bout de six mois. Les manufacturiers ont tout simplement décidé de fermer les fabriques ! Tenez…
Héloïse et Fortuné n’imaginaient pas que les relations entre ouvriers et directeurs puissent aller aussi loin dans le rapport de forces, comme deux armées faisant le siège l’une de l’autre.
Julian fouilla les poches de son manteau et découvrit très discrètement le haut d’un document sur lequel on pouvait lire « Voice Of The West Riding ». Il le redissimula aussitôt.
– C’est un journal interdit, imprimé à Huddersfield non loin d’ici, que je lisais il y a quelques mois encore. Il promeut la solidarité entre ouvriers et la création de caisses de grèves. Certains oweniens y militent également pour la propriété collective des fabriques et pour que la société soit rebâtie sur de nouveaux fondements, à égalité entre hommes et femmes…
Il s’interrompit brusquement.
– Ah, voilà Mr Rivers !
C’était le chef cuisinier qui venait de se faire remplacer en cuisine pour venir saluer les clients. Il lui fallut plusieurs minutes avant d’atteindre la table de Julian. Il fut touché d’apprendre que Julian avait tenu à faire découvrir ses recettes à Héloïse et Fortuné. Son apparence physique faisait honneur à son métier. De taille moyenne, il présentait un important embonpoint et son visage était rougeaud, comme trop exposé aux fourneaux. Il paraissait fatigué, mais une étincelle de curiosité brillait dans son regard. Il s’enquit de ce qu’ils avaient mangé et leur demanda s’ils avaient apprécié. Satisfait des réponses, il les quitta pour une autre table, non sans les avoir priés avec humour de parler de sa cuisine jusqu’à Paris !
Fortuné reprit le cours de leur discussion.
– Les gens savent-ils que vous avez travaillé à New Lanark avec Owen ?, demanda t-il à Julian.
– Non. Je l’ai dit seulement à Mr Cockburn. Il a exigé que je n’en parle à personne. Robert Owen est la bête noire des maîtres de fabriques de la région. Au début, il était paternaliste et prônait le respect des catégories sociales. Il a ensuite évolué vers un modèle beaucoup plus égalitaire, à l’opposé de la conception qu’ont les maîtres, qui considèrent que le plus important est de faire baisser les coûts de production et de mécaniser les fabriques le plus vite possible. Mais ces pratiques ne font qu’accroître le mécontentement des ouvriers et de renforcer les rangs des unions.
– J’imagine bien qu’il ne serait pas bon pour la réputation de Bridgehouse Mill qu’on apprenne que son propriétaire travaille avec un Owenien, commenta Fortuné.
Julian hocha le menton :
– D’autant plus qu’Owen a créé en 1834 une union nationale des ouvriers qui a été très combattue par les manufacturiers et, il y a quelques mois, une « Société de toutes les classes de toutes les nations » qui lui donne l’occasion de diffuser dans tout le pays ses réflexions sur les dangers de la concurrence et les vertus de la coopération.
– En faites-vous partie ?, demanda Héloïse.
– Non, je me consacre aujourd’hui entièrement à Bridgehouse Mill. J’essaie de travailler au mieux avec Mr Cockburn et avec les ouvriers. Je ne peux pas me permettre ici d’être impliqué avec les unions ouvrières.
– Pourquoi avez-vous quitté New Lanark ? voulut encore savoir Héloïse.
– Parce que j’y avais fait mon temps. J’y suis arrivé en 1816, au moment où Owen créait là-bas son « Institut de formation du caractère » pour faire des enfants de futurs hommes et femmes bons. Pendant la journée, j’étais contremaître dans la filature et le soir j’aidais aux cours d’histoire et de géographie, en enseignant parfois un peu de français. Cent ou cent cinquante enfants concentrés pendant une heure ou deux sur d’immenses cartes du monde, sur des reproductions d’animaux sauvages et de différents pays qu’Owen avait commandées pour l’Institut, vous imaginez ! Il voulait que les enfants apprennent la curiosité, l’entraide et l’autonomie, plutôt que les savoirs livresques dont, du reste, il se méfiait. Une pédagogie qu’on ne pratiquait pas ailleurs, où la règle est plutôt le respect de la discipline et les châtiments corporels. J’ai vécu ces soirs-là des moments extraordinaires ! Et j’ai éprouvé en vrai que la bienveillance et la coopération sont plus puissantes pour travailler et apprendre ensemble que la contrainte et la mise en concurrence des personnes.
Le regard de Julian fixait un endroit indéterminé à l’autre bout de la salle.
– Ce qui était impressionnant, poursuivit-il, c’était aussi de voir les parents venir de plus en plus nombreux aux cours du soir et assister aux spectacles que nous organisions avec leurs enfants dans le théâtre de l’Institut. Owen pensait que l’instruction, la musique et la danse pouvaient rendre l’homme meilleur, car elles l’aident à se centrer sur lui-même tout en pouvant donner aux autres et recevoir d’eux.
Julian parlait maintenant au passé. Il écouta les musiciens qui avaient attaqué un air irlandais. Un petit tambour, une autre flûte et un instrument à vent qu’Héloïse et Fortuné n’auraient su nommer avaient renforcé le groupe initial. Fortuné, jusqu’alors concentré sur la discussion, n’avait guère prêté attention aux airs qui parvenaient à ses oreilles. Mais maintenant que la conversation faisait une pause, il eut un choc, comme lorsqu’on s’éveille dans un lieu inconnu. Cette musique le saisit comme cela ne lui était jamais arrivé auparavant. On aurait dit que le morceau joué par le petit groupe était une plainte, un appel et une invitation à la danse. Julian lui apprit que son titre était « Inion Ni Scannlain ». Celui du suivant était « Kitty O’Shea ». Son rythme plus vif incitait à une dance beaucoup plus rythmée. Fortuné s’adressa à Héloïse :
– Tu sais combien j’aime la musique bretonne. Mais celle-ci la surpasse à mes yeux !
Les violonistes enchaînaient les notes avec une dextérité impressionnante et dans une harmonie parfaite. Ils semblaient être dans une course de vitesse où chacun voulait pousser l’autre à la faute. Le résultat était une mélodie sensible et endiablée, qui mettait l’âme en émoi et le cœur en joie.
– Dans les années 1820, l’ambiance a changé, reprit Julian après un certain moment. Owen voulait régir de plus en plus étroitement la morale des ouvriers, en récompensant les bons comportements et en punissant les mauvais. Cela signifiait être de plus en plus intrusif dans la vie de chacun, avec comme conséquences l’augmentation de la surveillance, de la délation et du nombre des ouvriers qui allaient dans les forêts autour de la filature pour boire, jouer ou faire d’autres choses peu recommandables. Mais Owen était sûr de lui, intransigeant, et il écoutait de moins en moins les ouvriers et même ses associés. Et son comportement commençait à m’interroger, comme par exemple l’importance de son train de vie personnel. Il habitait plus souvent sa grande propriété de Braxfield que sa petite maison dans les murs de la filature. En 1825, il a entamé plusieurs voyages en Amérique pour fonder d’autres communautés, ce que, à ma connaissance, il n’a jamais vraiment réussi. Il a pris une certaine distance avec New Lanark. Tout cela m’a fait réfléchir. J’ai décidé de quitter New Lanark pour en oublier les mauvais enseignements, garder les bons et voir comment je pourrais essayer de les mettre en œuvre dans d’autres fabriques. J’ai tenté à deux reprises de m’associer à des manufacturiers pour diriger une filature, mais j’ai échoué à chaque fois, la première à cause d’un associé malhonnête et la seconde parce que je me suis opposé aux baisses de prix que nos clients voulaient nous imposer. Les autres responsables de la fabrique ont accepté ces baisses et m’ont demandé de partir. Je n’ai pas attendu de troisième fois. Depuis, je me contente de vendre des tissus et des étoffes produits par d’autres, sans pour l’instant vouloir révolutionner l’industrie textile !
– Je repense à la crainte qu’Owen inspire aux manufacturiers, dit Héloïse. Nul doute qu’ils doivent se dire qu’au vu de ses capacités à faire table rase des fondements traditionnels de l’éducation, il pourrait aussi faire de même pour ceux des fabriques !…
– Oui… Mais c’est plus difficile avec les fabriques qu’avec des écoles, car elles sont prises dans une concurrence commerciale terrible. Tant qu’on ne peut pas ou qu’on ne veut pas limiter cette concurrence…
Il se leva et traversa la salle pour aller chercher un livre sur une étagère.
– Ils gardent ici quelques livres passionnants, dit-il avec un clin d’œil.
Il feuilletait un exemplaire de La richesse des nations d’Adam Smith, que Fortuné connaissait.
– Qu’est-ce qu’un tel livre fait dans un restaurant ?, s’étonna-t-il.
– J’aime bien lire ici, avec de la vie autour de moi, expliqua Julian. Et plutôt que de transporter à chaque fois mes ouvrages, j’ai demandé si je pouvais en laisser une partie dans ce coin là-bas. Et je me dis que, si cela peut intéresser des visiteurs de passage, c’est aussi bien ! Les gens ont juste la consigne de ne pas emporter les livres avec eux.
Le geste de Julian avait inspiré un autre client qui s’était levé pour inspecter les quelques livres présents.
– On cite souvent, continua Julian, la théorie d’Adam Smith de la soi-disant « main invisible ». Ce serait un mystérieux fonctionnement de la société qui compenserait comme par magie l’égoïsme des comportements individuels. Mais Smith n’explique nulle part ce qu’est cette main invisible et comment elle agit. Au contraire, voici ce qu’il écrit : « Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser. Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l’avantage dans le débat et imposer forcément à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément ; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers. » Il n’y a là aucune « main invisible » qui garantirait par magie l’amélioration du sort de tous. Au contraire, l’intérêt des maîtres s’impose et fait baisser les salaires des ouvriers. Je pense que dans l’esprit de Smith, cette « main invisible » est la main de Dieu… Mais je ne crois pas que Dieu joue un grand rôle dans la répartition des gains entre les maîtres des fabriques et les ouvriers.
Fortuné n’avait pas lu La richesse des nations avec autant d’attention que Julian, et ce qu’il lui en apprenait le passionnait. Cela lui faisait penser à des passages d’un autre ouvrage qui venait de paraître, De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville, qu’il voulut citer de mémoire :
– Tocqueville, lui, écrit que « L’ouvrier est dans une dépendance continuelle étroite et nécessaire du maître, et semble né pour obéir, comme celui-ci pour commander. » Il dit que « l’aristocratie manufacturière » est « une des plus dures qui aient paru sur la terre ». À ses yeux, elle est même un « monstre » !
Julian renchérit :
– Et savez-vous que Smith condamne ce que beaucoup estiment être une des plus belles inventions de notre époque, la société par actions ? Il explique clairement dans ce livre – il tapota l’ouvrage – qu’elle limite la responsabilité des porteurs d’actions au montant de celles-ci.
– Je vous remercie beaucoup Julian pour ces éclairages sur la pensée de Smith qui, je l’avoue, étaient passés inaperçus à mes yeux inexpérimentés.
Ces informations nouvelles troublaient Fortuné, lui qui mettait tant d’espoir dans ces sociétés par actions pour financer les nouvelles industries en France et ailleurs.
Il voulait aussi aborder un autre sujet.
– Et ce Richard Oastler dont les Brontë et vous avez parlé, qui est-ce ?, questionna-t-il.
Julian jeta un œil autour de lui et continua à voix encore plus basse :
– C’est un conservateur que ses convictions religieuses ont transformé en avocat des pauvres et des ouvriers. J’ai eu la chance de le rencontrer. Lorsque les Luddites se sont soulevés dans la région, il avait une vingtaine d’années. Il a été choqué par la pauvreté à laquelle le développement des fabriques avait réduit ces artisans qualifiés, jusqu’à ne plus leur permettre de nourrir leur famille. Les Luddites ne combattaient pas le progrès ; ils se battaient pour leur survie. Rendez-vous compte : les machines textiles réalisaient en une journée ce que les artisans réalisaient en une semaine ! Et depuis quelques mois, c’est la nouvelle Loi sur les pauvres qui a lancé Oastler sur les routes, aux côtés d’hommes d’église et d’autres comme Feargus O’Connor, un colosse irlandais. Ils organisent dans les landes des rassemblements de milliers de personnes ! Oastler et O’Connor n’ont pas connu la pauvreté, mais ils s’opposent aux Whigs pour qui les lois du commerce passent avant tout. Les Whigs ne veulent pas améliorer la condition des ouvriers et ils veulent enfermer les pauvres dans des maisons de correction, ces workhouses que la nouvelle loi institue partout dans le pays et contre lesquelles s’élève le pasteur Brontë. Certains les appellent des « Bastille », c’est dire combien ces maisons sont accueillantes… Lisez les Mémoires de Robert Blincoe, vous verrez ! C’est l’histoire d’un orphelin qui a vécu à Saint Pancras à Londres, avant d’aller travailler dans une filature. Saint Pancras, c’est un des modèles qui a inspiré les workhouses.
Le gosier de Julian était sec. Il reprit une gorgée de bière avant de poursuivre :
– Ce sont des rassemblements comme ceux-là qui feront reculer le gouvernement. J’y participais il y a deux ans, jusqu’à ce que je sois blessé à la jambe un jour où la manifestation a été brutalement dispersée par les soldats. Nous étions deux ou trois milles. Depuis, je boite, mais je ne regrette pas d’avoir participé ce jour là !
Héloïse et Fortuné apprenaient enfin l’origine de la blessure de Julian ! Devant leur air surpris, il se hâta d’ajouter :
– La version que j’ai donnée à mon père est plutôt celle d’un accident dans une fabrique. Quand vous le verrez, merci de rester discrets à ce sujet.
– N’ayez pas d’inquiétude, le rassura Héloïse. Mais veuillez excuser ma curiosité : comment précisément est-ce arrivé ?
– C’était à la fin du rassemblement. Oastler et plusieurs autres avaient eu des paroles très fortes pour inviter les ouvriers à ne pas se laisser intimider par les menaces des propriétaires des manufactures, pour qu’ils adhérent aux unions et soient solidaires en cas de grève. Les gens présents en avaient été secoués et parlaient entre eux. Les soldats trouvaient que nous ne nous dispersions pas assez vite. À un moment, ils se sont mis à avancer vers nous avec leurs chevaux et quelques échauffourées ont éclaté. Les hommes protégeaient les femmes et les enfants, mais les soldats n’ont pas fait de différences. Je suis tombé au milieu d’une bousculade et un cheval a marché sur ma jambe. Son cavalier l’a délibérément fait avancer sur moi. Il n’y a pas eu de mort je crois ce jour-là, mais des blessés, oui, en pagaille, même des femmes.
– Le but de ces violences est aussi de décourager les gens d’y revenir, ajouta Fortuné. Alors les soldats y vont fort. Et on voit rarement un tribunal condamner un soldat parce qu’il a blessé un ouvrier. Ils savent que les juges sont de leur côté.
La curiosité d’Héloïse n’était pas encore rassasiée. Elle demanda :
– Cette brutalité n’a-t-elle pas déclenché chez vous un ressentiment aussi violent, une volonté de ne pas laisser faire de telles choses ?…
– … Et de rendre coup sur coup ? enchaîna Julian. C’est vrai que depuis ma blessure, depuis que j’ai vu des femmes et des enfants chargés par des soldats, je ne les regarde plus comme avant. Mais non, il faut être plus fin que répondre par les coups. C’est ce qu’ils attendent : que nous devenions violents à notre tour. Ils auront alors vite fait de tous nous enfermer. Il nous faut agir collectivement et, avant cela, renforcer la conscience de ce que les ouvriers vivent. Si seulement ceux d’ici savaient comment vivent ceux de New Lanark !
Julian fit une pause avant de reprendre :
– Le pasteur Brontë s’illusionne en pensant que c’est avec des sermons dans des salles d’écoles que l’on agira contre les workhouses et les conditions de travail indignes dans les fabriques. Il en faut plus que ça. Il faut être dans la rue, il faut des grèves qui durent. C’est éprouvant pour les ouvriers, mais ça l’est encore plus de subir un travail indigne pendant des années.
– Ou alors il faut montrer par l’exemple que d’autres fonctionnements sont possibles, intervint Héloïse, comme Owen l’a fait à New Lanark : montrer que l’on peut améliorer les conditions de travail tout en produisant des articles qui se vendent.
– Malheureusement, regretta Julian, je doute que l’exemple d’Owen soit contagieux. Ici, les manufacturiers cherchent par tous les moyens à tirer le meilleur profit des ouvriers, sans se poser beaucoup de questions. Peut-être Derwin Cockburn est-il un directeur pas comme les autres, c’est possible…
Héloïse et Fortuné restèrent silencieux. Ils ne s’étaient pas attendus, en choisissant la destination de leur voyage de noces, à découvrir un pays dans lequel le progrès des industries provoquerait autant de pauvreté et de résistances… et de rancœur chez leur ami. D’un commun accord avec Julian, ils mirent fin à leurs discussions sérieuses pour ce soir et se concentrèrent sur le groupe de musiciens, qui continuait de s’attaquer avec énergie aux répertoires anglais, écossais et irlandais.
Un peu avant neuf heures trente, Julian quitta Fortuné et Héloïse en leur proposant un nouveau rendez-vous le lendemain matin avec Derwin Cockburn. Le jeune couple s’attarda encore un peu à la White Lion Inn, se demandant comment Julian, avec ses conceptions peu communes sur le travail, pouvait arriver à s’entendre avec un homme comme Cockburn qui, tout en ne faisant pas partie des directeurs de fabriques les plus durs avec les ouvriers, était tout de même peu ou prou contraint de se soumettre aux contraintes de la concurrence.
Puis Fortuné aborda les interrogations qui lui étaient venues en relisant les événements survenus dans l’école de Roe Head, tels qu’Eilenn Cockburn et Charlotte Bontë les avaient présentés.
– Une chose t’a t-elle frappée dans le récit d’Eileen et de Miss Brontë sur le soi-disant fantôme de Roe Head ? demanda-t-il à Héloïse.
– Je ne crois pas aux fantômes, mais je n’ai pas remarqué d’incohérences dans leur récit, répondit-elle.
– Il ne s’agit pas d’incohérences, mais plutôt de coïncidences troublantes… Regarde…
Fortuné tendit son carnet de notes sur lequel il avait dessiné deux lignes de temps. La première indiquait les dates de scolarité d’Eileen à Roe Head et la seconde, les dates des manifestations des mystérieux phénomènes.
– Elles correspondent ! s’exclama Héloïse.
– C’est ce qui me semble en effet. Miss Brontë dit que le « fantôme » a commencé à faire parler de lui quelques mois avant l’été 1835 et a cessé l’été dernier.
– Eileen est arrivée à Roe Head à la fin de l’été 1834 et en est partie l’été dernier.
– Le fantôme a disparu l’été 1836, à peu près au moment où son père s’est pendu…, continua Fortuné.
– Drôle de fantôme ! D’habitude, ils apparaissent après la mort, pas avant…
– Très amusant ! En tout cas, il ne s’agit donc pas du fantôme du père d’Eileen !… Et voici autre chose…
Fortuné tourna une page de son carnet. Il y avait inscrit, autant qu’il avait pu le reconstituer à partir des dires d’Eilenn et de Charlotte Brontë, la liste des personnes qui avaient été assez téméraires pour monter à l’étage à la rencontre du fantôme.
– Regarde…, dit-il. La première expédition a été l’œuvre d’Eileen seule. Les suivantes, d’Eileen accompagnée d’autres élèves, puis d’Eileen et de Miss Brontë, puis de Miss Brontë parfois seule, parfois avec Eileen…
– … Signe qu’Eileen est très hardie, commenta Héloïse. Ou bien as-tu une autre hypothèse ?
– Pas pour l’instant. Mais ce constat renforce l’importance des liens qui rattachent étrangement ce soi-disant fantôme à Eileen…
Héloïse fit la moue :
– Tu veux dire… qu’elle l’aurait inventé ?
– Non, non… En réalité je ne sais pas… Pourquoi pas après tout ?
– Mais avec un ou une complice alors !… Pour provoquer ces bruits, pour allumer ces chandelles… Et dans quel but ?
Aux yeux d’Héloïse, le mystère ne s’éclaircissait pas, au contraire. Aux yeux de Fortuné également. Il prit une profonde inspiration.
– Tu poses une bonne question. Eileen aurait-elle inventé ce fantôme ? Ce que nous connaissons des faits serait cohérent avec cette hypothèse, ainsi que le fait que personne ne semble avoir jamais eu le moindre début de preuve de l’existence de ce fantôme. Mais, comme tu dis, pourquoi Eileen aurait-elle fait cela ?…
– Elle se plaisait apparemment à l’école et n’aurait pas souhaité être renvoyée pour cause de fantôme dans les murs, si l’on repense à la théorie de Miss Wooler… Eileen a dit que son père et son oncle tenaient beaucoup à ce qu’elle bénéficie de l’enseignement de l’école…
– Oui, résuma Fortuné, il nous manque encore des éléments pour bien comprendre…
Il était neuf heures trente passé lorsqu’ils se décidèrent à affronter l’obscurité et le vent froid pour retrouver la Black Bull Inn. Il leur suffisait de traverser les cinquante mètres qui séparaient les deux établissements, mais ils ne résistèrent pas à l’envie de descendre un peu la rue principale pour profiter brièvement de l’animation qui régnait dans ses auberges toutes illuminées de l’intérieur.
Quelle ne fut pas leur surprise de croiser Branwell Brontë ! Il finissait de remonter la Main Street et détourna le regard en les apercevant.
D’où sortait-il ? Pas de la Black Bull Inn qui était plus haut. Cela correspondait bien à ses habitudes de promenades en soirée. Mais pourquoi les ignora-t-il en accélérant le pas ? Lui qui avait été si amical la veille… Peut-être regrettait-il de s’être trop épanché ?

(1) : L’Homme de la Grande licorne.