Lorsque Fortuné entendit sonner trois heures du matin à l’église Sainte-Élisabeth, il alla réveiller Théodore pour qu’il le remplace. Il n’avait rien entendu de suspect venant de l’étage supérieur et ne s’était assoupi qu’une seule fois, tombant de son tabouret dans le silence de la nuit. Il envisageait avec un énorme plaisir la perspective de dormir quelques heures et sombra immédiatement dans le sommeil.

À six heures du matin, il fut réveillé par la salve d’artillerie tirée depuis l’Hôtel-de-Ville en l’honneur de la révolution de juillet 1830, suivie des six coups retentissant à la cloche de Sainte-Élisabeth. Le soleil était levé depuis un moment. François dormait encore. Il était temps de le réveiller pour qu’il prenne la place de Théodore. Mais auparavant, Fortuné se dirigea vers la porte. Il fut étonné de trouver le tabouret posé à l’envers sur le sol. Où se trouvait Théodore ? La porte était poussée. Fortuné l’entrebâilla doucement. Aucun signe particulier sur le palier. Aucun bruit. Théodore était-il monté au troisième étage pour surveiller Bescher ? Il savait bien que ce n’était pas la chose à faire. Bescher avait-il quitté son appartement avec Théodore à ses basques ? Mais pour quoi faire ? Aller chercher des complices ?
Fortuné ne pouvait se risquer à monter à l’étage. Bescher y était le seul locataire. S’il se trouvait là et apercevait un inconnu, nul ne sait quelle serait sa réaction. Fortuné descendit l’escalier jusqu’en bas, ne repéra aucune trace de lutte. Il n’avait entendu aucun bruit durant son sommeil. Le tabouret devait être un signe laissé par Théo pour faire comprendre qu’il avait agi dans l’urgence, ayant sans doute vu Bescher quitter son domicile et décidé de le suivre. Il n’y avait plus qu’à attendre son retour ou des nouvelles. Fortuné réveilla François, lui expliqua la situation et lui demanda de prendre son tour de veille sur le tabouret.
Toujours sur ses gardes, il redescendit se poster sur le boulevard, du côté du Jardin Turc mais un peu décalé, de manière à ne pas se trouver sous le regard direct de la fenêtre de l’appartement de Bescher. Celle-ci était d’ailleurs masquée par une jalousie.
– C’est un comble ! se dit-il. Être là à patienter sans pouvoir rien faire, à quelques heures du passage du roi !
Il y avait encore très peu d’activité, mais on devinait que cela n’était pas un jour comme les autres. Des drapeaux tricolores décoraient les théâtres et les cafés. Le ciel était plus dégagé qu’hier et annonçait une belle journée. Fortuné surveillait le boulevard du Temple à droite et à gauche, gardant un œil sur l’immeuble du n°50. Il n’eut pas longtemps à attendre. À deux cents mètres sur la gauche, il vit Bescher surgir de la rue du Temple, traverser le boulevard du Temple et se diriger avec hésitation vers le n°50. Il se sentait surveillé, c’est certain. N’ayant rien constaté d’anormal, il pénétra dans le n°50 et regagna son appartement. Fortuné s’apprêtait à prendre position quelque part d’où il pourrait mieux observer l’immeuble de Bescher, lorsque quelqu’un lui tapota l’épaule. Il fit volte-face si soudainement que son vis-à-vis recula vivement d’un pas. C’était Théodore, qui paraissait frais et dispos, mais aussi assez fébrile.
– Un à zéro ! J’ai gagné la première manche, dit-il avec un sourire.
– Théo ! Je suis heureux de te retrouver ! Alors, raconte.
– Bescher a quitté son appartement vers cinq heures. Je crois qu’il est seul là-haut. Je n’ai vu personne d’autre. Il s’est rendu chez une connaissance, 22 rue Meslay, c’est tout près. Je n’ai rien compris à ce qui s’est passé. Il a frappé longuement à une fenêtre du rez-de-chaussée qui a fini par s’ouvrir. Un homme d’une trentaine d’année est apparu. Il a reconnu Bescher et ils ont discuté vingt minutes, avant que Bescher ne le quitte fâché en disant à l’autre qu’il était un lâche.
– Et Bescher est ensuite rentré directement chez lui ?
– Il est allé s’asseoir un moment, puis est revenu sans se presser.
– Pour moi, tout cela confirme que Bescher est seul au troisième étage et qu’il se sent seul au moment de passer à l’action. Peut-être cherche-t-il un complice pour le soutenir… Une chose est sûre : s’il quitte à nouveau son appartement, nous en profiterons pour y pénétrer et savoir quelles armes il recèle à l’intérieur.
– À condition qu’il le quitte pour un certain moment, poursuivit Théodore. Il faut se méfier avec cet homme-là. Dans l’état où il se trouve, il est capable de descendre de chez lui pour faire le tour du pâté de maisons et remonter aussitôt !

Les deux amis patientèrent à l’abri d’une porte cochère. Ils assistèrent à l’ouverture de plusieurs cafés, dont celui des Mille Colonnes. Le soleil dorait le sommet des immeubles. Ils virent Héloïse et Corinne entrer dans le café afin de se restaurer, mais hésitèrent à les rejoindre de crainte de tomber nez-à-nez avec Bescher.
Depuis un moment, les gardes nationaux portant le pantalon blanc de la grande tenue d’été et la veste bleue, ainsi que les troupes de ligne, prenaient place le long du boulevard. Des agents de police se déployaient pour circonscrire les badauds qui commençaient à s’installer eux aussi.

Vers huit heures trente, Bescher réapparut en bas de l’immeuble. Il se dirigea à droite vers le boulevard Saint-Martin, se retournant parfois pour dévisager un passant. Fortuné et Théodore lui emboîtèrent le pas. Cela faisait une étrange impression de voir cet homme se promener au milieu des soldats, des policiers et des gardes nationaux sans être inquiété le moins du monde.
Leur idée était que si Bescher montait dans un cabriolet, l’un d’eux filerait aussitôt essayer de fracturer proprement sa porte ou une fenêtre afin de visiter l’appartement.
Malheureusement, Bescher ne fit que quelques centaines de mètres avant de frapper à la porte d’une maison. Un homme en sortit, alla en chercher un autre, plus jeune, qui accompagna Bescher chez lui.
– Un complice ? se demandèrent Théodore et Fortuné.
Il s’agissait en réalité d’un commissionnaire, car il redescendit après un moment avec une grande malle sur l’épaule, toujours accompagné par Bescher. Les deux hommes traversèrent le boulevard et empruntèrent la rue Charlot. À l’intersection avec la rue de Vendôme, ils allèrent trouver un cocher à la station de cabriolets et le commissionnaire embarqua avec la malle dans une voiture qui prit la direction de la rue du Temple. Faute de pouvoir le suivre, les deux amis laissèrent aller le commissionnaire, continuant de filer Bescher qui retourna à son domicile. Il était environ neuf heures trente.
Maintenant que les cafés commençaient à se remplir, ils pouvaient passer davantage inaperçus. Les visages de Corinne et d’Héloïse s’éclairèrent lorsqu’elles virent leurs deux compagnons pénétrer dans le café des Mille Colonnes. Elles avaient décidé de rester ici pour ne pas risquer de croiser Bescher dans l’escalier. Elles l’avaient vu regagner son appartement et furent mises au courant des événements de la matinée.
– Que pensez-vous qu’il y avait dans cette malle ? demanda Héloïse.
– Des effets personnels, répondit Théodore. Bescher, lorsqu’il passera à l’action tout à l’heure, ne doit rien laisser derrière lui. Il a dû mettre dans cette malle des objets qu’il ne peut pas brûler dans sa cheminée.
Après avoir ingurgité un bol de café et un morceau de pain, Fortuné alla relayer François au second étage, derrière la porte de l’appartement de M. Périnet. Fort heureusement, le jeune homme n’avait pas entrebâillé la porte lors des allées et venues de Bescher. Par une fenêtre donnant sur le boulevard, il l’avait vu sortir à deux reprises, mais n’avait pas tout compris de ses activités matinales. Fortuné l’invita à rejoindre les autres au café en bas.
Que faisait Bescher là-haut ? Boireau et Pépin allaient-ils surgir d’un moment à l’autre ? D’autres complices allaient-ils apparaître ?
Il était dix heures passées quand Fortuné entendit Bescher fermer sa porte à clef. Une foule dense circulait maintenant sur le boulevard. Lorsque Fortuné se risqua sur la chaussée, c’était déjà trop tard. Il avait perdu Bescher de vue. Devant le café des Mille Colonnes, Théodore et François lui indiquèrent d’un signe de tête l’homme dont le chapeau, trente mètres plus loin, disparaissait dans le fleuve des badauds. Fortuné prit François avec lui et demanda à Théo de rester au café.
– S’il part loin et que cela nous laisse le temps de visiter son appartement, je t’en informe par François ! lui cria-t-il avant de plonger à la poursuite de Bescher.

Fortuné se souvint de cette filature comme de l’un des deux moments les plus dangereux de cette journée. François et lui marchaient dans les pas de Bescher qui avait tourné à gauche dans la rue d’Angoulême. Ils devaient remonter le courant des passants qui affluaient vers le boulevard, en veillant à ne pas se faire distancer par Bescher sous peine de le perdre de vue. De petite taille, il disparaissait facilement derrière les ombrelles et les chapeaux. Il accélérait et ralentissait son allure sans arrêt. S’il faisait demi-tour, il risquait de croiser ses deux poursuivants et réaliserait peut-être alors qu’il les avait vus la veille au soir au café des Mille Colonnes. Il était sur ses gardes et armé.
À quel jeu jouait-il ? Avait-il compris qu’il était repéré ?
Ils parvinrent jusqu’au canal Saint-Martin, dont il se mit à arpenter les berges comme s’il méditait sur son sort.
L’heure avançait. Fortuné lança François prévenir Théodore que la voie était libre et qu’il pouvait effectuer une visite rapide de l’appartement.
Onze heures. Bescher s’attardait toujours sur les berges du canal. Abandonnait-il son projet d’attentat ? La peur le faisait-elle renoncer ?
François retrouva Fortuné. Vers onze heures et quart, Bescher reprit sa route sans se presser vers le boulevard. Près de la place d’Angoulême, il fut hélé par un homme d’une soixantaine d’années, assez fort et un peu voûté, qui sembla surpris de le trouver là et le réprimanda sans retenue. Ils échangèrent quelques mots vifs, mais Bescher poursuivit son chemin de la même allure tranquille qu’auparavant. François avait rabattu sa casquette sur sa joue, comme pour se cacher de l’inconnu. C’était sûr, il l’avait reconnu comme étant une relation de Pépin. Mais ce n’était pas le moment d’en parler.
– File, lui dit Fortuné. Cours prévenir Théo que Bescher arrive !
Le jeune épicier disparut dans le flot des piétons.
Déjà, Bescher tournait à droite sur le boulevard pour rejoindre son immeuble. Et là, au milieu de la foule, il tomba nez-à-nez avec Victor Boireau ! Le ferblantier était habillé d’une redingote verte, d’un pantalon blanc et d’un chapeau gris. Accompagné par un autre jeune homme, il semblait avoir tout oublié de la dispute de la veille. Tous trois échangèrent quelques mots comme sur un champ de course. Lorsqu’ils se quittèrent, Boireau glissa quelques paroles à l’oreille de Bescher, d’un air entendu. Fortuné chercha Allyre dans la foule. Il ne devait pas se trouver loin, si Boireau était là. Cette fois-ci, il ne fut pas surpris de se faire taper sur l’épaule.
– Il me fait cavaler, l’animal, dit Allyre. Depuis ce matin, sept heures !
– Le nôtre aussi, répliqua Fortuné en serrant son ami dans ses bras. Continuons chacun de suivre notre conspirateur, et préparons-nous à passer à l’action !
Allyre avait déjà disparu dans le sillon de Boireau. Fortuné pressa le pas tant qu’il put. Il avait laissé passer de précieuses secondes ! Bescher avait peut-être déjà surpris Théo et François dans l’appartement ! Fortuné voulut courir, mais il était impossible de faire plus de deux mètres en ligne droite tant la foule était compacte. Il lui sembla qu’il n’atteindrait jamais le numéro 50. Quand il y parvint enfin, il bouscula le portier et gravit les marches quatre à quatre, sortant son pistolet.
Passé le premier étage, il tendit l’oreille en quête de bruits suspects, mais n’entendit rien. Armant le chien de son pistolet, il poursuivit son ascension.
Tout à coup, au second étage, un bras jaillit d’une porte ouverte et s’empara du sien. Il reconnut à temps Théodore, sans quoi le coup partait. François apparut aussi dans l’encadrement de la porte.
– Boireau ! bredouilla Théo. Boireau s’est installé au café avec un autre homme et je n’ai pas pu bouger. J’avais peur qu’il me reconnaisse… Je… je n’ai pas pu entrer chez Bescher ! Et maintenant, il est juste en bas !
– En bas ?… Il n’est pas chez lui ?
– Non, il vient d’entrer chez le marchand de vin Travault !
C’était la boutique qui jouxtait le café Périnet.
– Sans doute pour se donner du courage…, commenta Fortuné. D’une certaine façon, tu peux remercier Boireau. Il t’a sans doute sauvé la vie ! Si Bescher t’avait surpris là-haut, tu serais peut-être vraiment mort à l’heure qu’il est.
– Oui… Moi ou lui.
Le roi et son cortège n’allaient pas tarder. Bescher et ses complices étaient là (Pépin manquait à l’appel, mais se trouvait peut-être tout près). Il restait quelques minutes, mais il fallait agir vite.
– Écoute, Théo. François et moi allons chercher des agents pour arrêter Bescher. Toi, passe par derrière. Si jamais lui ou d’autres tentent de fuir par la rue des Fossés-du-Temple, tu les cueilles !
Les trois hommes redescendirent l’escalier à toute vitesse.
Dehors, les policiers repoussaient les passants qui empiétaient sur la chaussée. Les gens parlaient fort. Des marchands de coco agitaient leur sonnette afin d’écouler leur boisson. Des enfants munis d’une mèche allumée proposaient des cigares. Par cette belle journée de juillet, Parisiennes et Parisiens rivalisaient d’élégance. Mais ce n’était pas le moment pour François et Fortuné d’admirer les robes et les châles des jeunes femmes.
Des officiers de la Garde allaient et venaient la tête haute et l’air grave, inspectant leurs troupes le sabre à la main, corrigeant une posture, reléguant au second rang ceux dont l’uniforme présentait un défaut. Fortuné se fraya un chemin jusqu’à l’un d’eux en jouant des coudes.
– Monsieur l’officier, un homme prépare un attentat contre le roi ! Il est derrière nous, il faut l’arrêter immédiatement !
L’officier n’entendait pas bien dans tout ce brouhaha. Fortuné mit ses mains en porte-voix, les colla sur l’oreille de l’homme et répéta son message. On entendait des roulements de tambours. Le cortège approchait lentement. L’officier regarda Fortuné fixement quelques secondes, essayant de savoir s’il avait affaire à un fou, à un plaisantin ou à un homme sain d’esprit. Son regard fit des aller-retour entre Fortuné, le boulevard, et les fenêtres ouvertes des cafés, des théâtres et des immeubles alentours, qui laissaient partout déborder des têtes de curieux. Des badauds étaient même juchés sur les toits et s’accrochaient jusqu’aux cheminées.
Fortuné colla à nouveau sa bouche sur l’oreille de l’officier :
– Monsieur, croyez-moi, il faut me suivre tout de suite avec quelques hommes. Il en va de la vie du roi !
Eût-il été vêtu en bourgeois, peut-être aurait-il obtenu gain de cause. Mais l’officier ne pouvait apparemment pas faire confiance à un ouvrier. Il fit demi-tour sans un mot et rejoignit ses hommes prêts à présenter les armes, les fusils au repos, le long du corps.
Fortuné jura plusieurs fois. Il lui fallait trouver un autre officier ou un policier. Avec l’aide de François, il se hissa sur une branche qui venait de se libérer dans un arbre tout proche. Il voulait apercevoir le cortège afin de savoir combien de temps il lui restait.
Il regretterait ce geste toute sa vie.

Corinne et Héloïse avaient rejoint François au pied de l’arbre. Tous trois se sentaient impuissants et ne savaient que faire. On approchait de midi. Du côté du boulevard Saint-Martin, on distingua la tête du cortège qui soulevait un nuage de poussière (on avait oublié d’arroser la chaussée depuis la veille). Le tambour se mit à battre pour rendre les honneurs militaires. Répartis sur la largeur de la chaussée, des agents de police en armes précédaient le roi. Leurs regards balayaient le boulevard en haut, en bas, au devant, sur les côtés. Mais les arbres touffus leur masquaient une grande partie des étages des immeubles.
L’état-major du roi comptait plus de cent personnes. Ses fils avançaient à ses côtés. Fortuné reconnut Louis-Philippe qui, en uniforme de général de la Garde nationale, maniait avec aisance un cheval gris, saluant la Garde et la foule à intervalles réguliers de la main ou du chapeau lorsque des acclamations éclataient plus fortes que d’autres. Parfois, un garde national ou un badaud en habit d’ouvrier ou de paysan quittait les rangs et, sous le regard inquiet de dizaines de policiers et de soldats, se dirigeait vers le roi. Celui-ci faisait signe de le laisser passer et l’homme remettait alors un cadeau ou une pétition à son aide de camp. Alors, la foule applaudissait, agitait encore plus vivement mouchoirs et chapeaux. Demain, les journaux redoubleraient de commentaires sur la popularité du roi.
Devant Louis-Philippe, un officier avec une face de bouledogue avançait sur un magnifique cheval, inspectant les immeubles d’un air renfrogné. C’était le maréchal Mouton, comte de Lobau, célèbre pour avoir déjà utilisé des pompes à incendie afin de réprimer des manifestations. « Il surveille les alentours comme s’il entrait dans une ville prise d’assaut », pensa Fortuné.
Dans trois ou quatre minutes, la tête du cortège parviendrait en face de l’immeuble de Bescher. Il avait dû regagner son troisième étage. Sa fenêtre était toujours masquée par une jalousie. Il comptait apparemment agir depuis le troisième étage. Un coup de vent agita les feuilles des arbres. Instinctivement, le regard de Fortuné se reporta sur la jalousie du troisième étage qui venait de se soulever, laissant apparaître une grande tache sombre… comme si la fenêtre était grand ouverte. Fortuné eut même l’impression que le châssis en avait été enlevé.
Tout à coup, il comprit. Tout : le manège de Boireau sur le boulevard avec son cheval, le choix de l’emplacement de l’appartement, l’insistance de Pépin pour obtenir des fusils, l’objet que Bescher avait refusé de montrer à Boireau hier soir et qui avait provoqué leur dispute…
Fortuné repéra à cinq mètres un agent de police et s’apprêta à sauter de sa branche pour le convaincre de le suivre…

Cela devait faire plusieurs minutes qu’ils étaient observés. Corinne avait enlevé son bonnet afin de se rafraîchir. Un homme pointait son pistolet vers Fortuné. Il avait reconnu la jeune femme grâce au portrait d’elle qu’il tenait dans sa main gauche. Un sbire de Vidocq. Il avait bien compris, également, que Corinne, Héloïse, François et Fortuné se connaissaient. Et maintenant, sans se soucier d’être vu par un policier ou un garde national, il tenait en joue le seul homme qui pouvait éviter au roi de se faire tuer, pensant certainement que Corinne et les autres étaient là pour attenter à la vie de Louis-Philippe.
Il était trop loin de Fortuné pour que ce dernier puisse lui asséner un coup ou se saisir de son arme. François se rapprochait lentement de l’homme afin de tenter de le ceinturer. Quelques badauds leur lançaient des regards effrayés. L’homme lança un cri pour attirer l’attention. Un garde national vint vers eux et les mit en joue, ne sachant trop qui menacer entre Fortuné et l’homme au pistolet qui dit alors :
– Cet homme et ces trois-là sont des républicains qui en veulent au roi. Arrêtez-les !
Deux autres gardes quittèrent le rang et vinrent prêter main forte au premier. La panique les gagna rapidement, alors que ni Fortuné ni celui qui le visait ne bougeaient d’un pouce.
– Vous faites erreur ! cria Fortuné en désignant la fenêtre de Bescher. Envoyez tout de suite des soldats au troisième étage de cet immeuble ! Voyez cette fenêtre ! Un homme va tirer sur le cortège !
Les gardes avaient du mal à entendre car les tambours et les acclamations de la foule redoublaient. Que venaient faire au milieu de cette belle matinée un homme perché dans un arbre et cet autre qui le menaçait d’un pistolet, tout cela juste au moment où passait le cortège royal ?
Sur le boulevard, venant de la droite, le roi progressait avec son état-major. Leurs regards semblaient attirés par des badauds rassemblés de l’autre côté, devant le Jardin Turc. Encore quelques secondes et ils passeraient juste en face du numéro 50.