– « Petite Colline », is that it ? demanda la femme qui se tenait derrière le comptoir, à droite de l’entrée.
– Almost, répondit Héloïse. But in one word : « Petit » without an E and « Colin » with one L and no E.
– … I’ll let you write it down, if you please, conclut la femme avec un soupir en tendant à Héloïse son registre et sa plume.

Saisie par l’anglomanie du début du siècle, Héloïse Petitcolin avait appris l’anglais dans les livres de Walter Scott et de James Fenimore Cooper, puis avec un professeur. Son premier voyage en Angleterre se présentait comme une belle occasion de mettre ses connaissances à l’épreuve. À croire, plaisantait Fortuné, son tout récent mari, que la jeune femme l’avait épousé pour réaliser ce « voyage à la mode anglaise » qui commençait à rentrer dans les mœurs de l’époque.
À côté d’Héloïse, Fortuné se faisait tout petit dans l’entrée de la Black Bull Inn, à Haworth dans le Yorkshire. Ce voyage lui permettait, à lui, de mesurer l’écart qui peut exister entre l’impression de maîtriser une langue étrangère et sa pratique, en vrai, face à des personnes dont l’accent lui faisait parfois douter qu’il se trouvât en terre anglaise.
En cette fin de journée du mardi 27 décembre 1836, le Yorkshire ne se montrait pas au jeune couple sous son meilleur jour. La fraîcheur des températures, la brièveté des journées, la solitude désolée des landes et, dans les villes qu’ils avaient traversées, l’air lourd et assombri par la fumée s’échappant des cheminées des maisons, tout cela faisait qu’ils étaient bien contents d’arriver à bon port et de pouvoir enfin se réchauffer et se restaurer dans l’auberge qu’avait réservée pour eux leur guide dans le pays, Julian Chétif.
La Black Bull Inn était une grande auberge située au pied des marches de l’église et en haut de la Main Street qui comptait bon nombre d’autres auberges, comme pour donner du courage à ceux qui arrivaient à Haworth par cette longue rue à la pente redoutable.
Depuis Londres où ils s’étaient retrouvés, Julian – qui revenait satisfait d’un long séjour en France où il avait noué de nombreux contacts – leur faisait découvrir son pays adoptif. Français d’origine, il vivait en Angleterre depuis plusieurs années, se rendant régulièrement sur le continent pour y vendre les tissus et étoffes produits sur l’île.
Héloïse et Fortuné avaient quitté Boulogne depuis dix jours et ils profitaient à plein de leur voyage de noces. Charles Lefebvre, le directeur du Bureau Veritas à Paris, avait exceptionnellement accordé deux semaines de congés à Fortuné à l’occasion des fêtes de fin d’année. Il savait aussi que son meilleur employé reviendrait avec plein d’informations utiles pour le Bureau, dont les liens avec Londres et les ports anglais ne cessaient de se développer.
Le jeune couple avait passé Noël avec Julian dans une auberge perdue au milieu des landes, entre Manchester et Haworth. Leur repas de réveillon avait consisté en une énorme assiette composée de dinde, de saucisses enrobées de bacon, de pommes de terre et de carottes rôties.
Julian semblait plus dans son élément en Angleterre qu’à Paris, où ils s’étaient connus en février précédent(1). Joignant l’utile à l’agréable, Fortuné profitait de chaque occasion pour en apprendre davantage sur les industries et le commerce des contrées qu’ils traversaient, jusqu’à Haworth où Julian avait promis de faire visiter au couple la fabrique pour laquelle il travaillait.
Ils avaient traversé des régions agricoles et minières, et voilà qu’ils pénétraient maintenant au cœur de l’industrie textile sans doute la plus importante au monde. La vie de la plupart des familles de Haworth y était liée de près ou de loin.
En remontant la Main Street, Héloïse et Fortuné avaient reconnu ce que les descriptions de Julian leur avaient permis d’imaginer. De part et d’autre, les maisons à deux ou trois étages (qui, du côté droit de la rue, en faisaient un de plus à l’arrière, à cause du dénivelé de la vallée), quand elles n’abritaient pas une auberge ou une échoppe, étaient occupées par des familles d’artisans, dont un certain nombre produisaient pour le compte de fabriques. Des centaines de métiers à peigner, filer et tisser la laine travaillaient ainsi le plus clair du jour dans ces logements souvent surchauffés (où il fallait maintenir la laine peignée dans la chaleur et l’humidité, sous peine de rompre les fibres) et peu salubres, tout comme dans de nombreuses maisons disséminées dans les landes. Ces artisans étaient de plus en plus dépassés par la productivité supérieure des fabriques qui ne cessaient de se construire dans la ville et ses alentours, où ces métiers étaient actionnés soit par la force motrice de l’eau, le long de la Bridgehouse Beck et de la river Worth, soit par des machines à vapeur alimentées par le charbon des mines locales.
Fortuné et Héloïse comptaient sur Julian pour tout comprendre du fonctionnement de Bridgehouse Mill, la fabrique située en bas de Haworth dont il vendait les produits et devant laquelle ils étaient passés en arrivant, impressionnante par la taille de sa grande roue qui plongeait dans la rivière. Bridgehouse Mill ne possédait pas encore de machine à vapeur, mais c’était dans les projets de Derwin Cockburn, son propriétaire. Il ne pourrait rester longtemps à la traîne des fabriques de Slaithwaite, South Crosland, Almondbury, Huddersfield, Honley, Holme et d’autres encore, qui s’en étaient équipées depuis quinze ans et plus encore ces trois-quatre dernières années. Ces fabriques connaissaient depuis une production plus sûre, indépendante des aléas du débit des rivières, des cailloux qui roulaient parfois au fond des lits et abîmaient les pales des roues à aubes, et des grands froids qui, certains hivers, immobilisaient les roues dans la glace pendant plusieurs jours.
Après avoir porté leurs bagages dans une chambre au premier étage de la Black Bull Inn et avoir effectué une toilette, Fortuné et Héloïse étaient redescendus se restaurer avec Julian. Il n’était pas encore huit heures du soir, l’heure à laquelle les ouvriers relâchaient, mais l’auberge bruissait déjà de tous les autres clients qui venaient y chercher un répit aux longues soirées d’hiver.
Les deux jeunes gens retrouvèrent Julian à une table près d’une cheminée et commandèrent à dîner. Julian voulait reparler de la famille Brontë chez qui ils seraient reçus le lendemain midi. Il désirait cette rencontre car, disait-il, ce serait l’occasion pour les Brontë de parler Français et d’avoir des nouvelles de Paris, et, pour Héloïse et Fortuné, de découvrir Haworth et ses habitants par l’entremise de l’une des rares familles éduquées que Julian fréquentait ici.
Avant que l’obscurité ne se fasse entière, il leur avait montré le presbytère où vivaient les Brontë, en haut de la ruelle qui longeait l’église au dessus de l’auberge. Une demeure massive d’un étage, avec des stèles funéraires sur un côté, sans arbre alentour, battue par les vents, la dernière bâtisse sur le côté gauche de la ruelle avant les landes. Cette situation particulière lui donnait l’air d’un ultime refuge à l’orée d’une contrée inconnue. Au-dessus du muret qui entourait la maison, on apercevait le haut de silhouettes en mouvement dans les pièces éclairées du rez-de-chaussée, mais cela n’atténuait pas l’impression d’isolement que le bâtiment inspirait.
– Brrrrrr, frissonna Héloïse. J’ai l’impression de me trouver dans un roman d’Ann Radcliffe.
– … ou de Mary Shelley, dit Fortuné.
Ils savaient déjà que le pasteur Brontë était veuf depuis une quinzaine d’années et qu’il avait perdu deux filles il y a plus de dix ans.
La maison hébergeait entre Noël et le jour de l’An ses quatre autres enfants, Branwell, Emily, Anne et Charlotte. Les deux dernières étaient en temps ordinaire à l’école de Roe Head, à vingt miles au sud de Haworth. Charlotte y enseignant à la dizaine d’élèves de l’internat de Miss Wooler, dont Anne.
– C’est donc ici que vous avez fait un jour la connaissance de Branwell Brontë, dit Fortuné en admirant les belles proportions de l’intérieur de l’auberge.
– Oui. D’ailleurs je vais de ce pas regarder s’il n’est pas ici ce soir…
Julian fit le tour des trois salles et revint bredouille en commentant :
– Il est au presbytère. C’est normal. Ses deux sœurs qu’il voit rarement sont là aussi et il en profite.
Héloïse s’autorisa une nouvelle fois à exprimer sa peine de savoir que la famille Brontë avait déjà perdu trois de ses membres.
– C’est malheureusement le lot de beaucoup de foyers ici, expliqua Julian à nouveau. Je n’en connais guère qui n’aient pas perdu d’enfants ou de parents avant l’âge… Le Pasteur dit souvent qu’à Haworth, les conditions d’hygiène sont aussi pauvres qu’à Whitechapel et dans l’East End de Londres. Elles sont presque meilleures dans les landes ! Les Brontë ont la chance de disposer d’un puits au presbytère et d’être situés en surplomb. Ils ne reçoivent pas les eaux usées de leurs voisins. Mais l’insalubrité des autres logements de Haworth est terrible. Des enfants meurent chaque semaine de maladies contractées à cause de ces mauvaises conditions de vie.
Héloïse repensa à Anne, Emily, Charlotte et Branwell. Comment grandit-on dans le presbytère d’une petite ville perdue dans la campagne anglaise ? Elle posa la question à Julian qui sourit :
– Je crains qu’en découvrant Haworth un soir d’hiver, vous n’en ayez une image trompeuse. Ce n’est pas une ville isolée, et les Brontë sont loin d’être à l’écart des autres familles. Haworth se trouve sur la principale route commerciale entre le Yorkshire et le Lancashire d’où nous venons. Son industrie textile est en pleine transformation, pour le meilleur et pour le pire, et elle attire plein de nouveaux arrivants. Et Patrick Brontë connaît, par sa charge, un grand nombre de familles. Il est aussi un homme que l’école a sorti de son milieu misérable. Il a appris tout seul à lire et écrire. Il veut que ses enfants, malgré leur humble condition, reçoivent la meilleure éducation possible. Vous trouverez peu de familles à Haworth qui lisent les journaux chaque semaine et parlent littérature et politique au coin du feu ! Vous le constaterez demain, la curiosité et les connaissances des quatre enfants sont grandes.
Lorsqu’Héloïse et Fortuné regagnèrent leur chambre au premier étage, les rires et éclats de voix résonnaient encore au rez-de-chaussée de la Black Bull Inn. Mais les murs étaient épais et ils pourraient dormir en toute quiétude.
Ils repensèrent à l’expression employée par Julian : « pour le meilleur et pour le pire ». Le pire, Héloïse et Fortuné avaient eu plusieurs occasions d’en parler avec leur ami franco-anglais et de le côtoyer à Manchester et dans d’autres villes. C’était les conditions de travail difficiles dans les mines de charbon, l’emploi de jeunes enfants dans les filatures, le travail forcé des plus pauvres qui commençait à se généraliser dans les « workhouses »… Julian leur avait dit que le pasteur Brontë était particulièrement sensible à ces situations.
La clientèle de l’auberge était joyeuse ce soir-là, car la fin de l’année approchait. Bientôt une nouvelle journée de congé pour les employés des fabriques, qui s’ajoutait à celles des 25 et 26 décembre.
L’un des ouvriers présents avait une raison supplémentaire de se réjouir. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait Julian Chétif qui était arrivé en septembre à Bridgehouse Mill. Mais ce soir, en l’apercevant à nouveau après avoir été plusieurs semaines sans le rencontrer, et suite à l’information transmise le mois dernier par un ami ouvrier d’une filature en Écosse, une idée confuse qui germait en lui depuis lors prit soudain forme. Une idée qui pourrait lui rapporter à la fois la reconnaissance de Derwin Cockburn et une belle somme d’argent. Peut-être même de quoi envoyer ses enfants plusieurs années à l’école, plutôt qu’ils ne travaillent avec lui à la fabrique ? Il en parlerait dès le lendemain avec monsieur Cockburn.

*

Ce même jour à Paris, un ouvrier, Pierre-François Meunier, tirait un coup de feu sur Louis-Philippe sans l’atteindre. Un attentat de plus contre le roi. Le précédent remontait à juin 1836 et celui qui avait impliqué malgré eux Fortuné et Héloïse, à juillet 1835(2).
Au moins, au cœur du Yorkshire, le jeune couple pourrait-il profiter d’un voyage de noces à l’abri de toute sorte de violence.

(1) : La Disparue du Doyenné.
(2) : L’Homme de la Grande Licorne.