Fin février 1837, la vie d’Héloïse et Fortuné avait repris son cours habituel quand ils reçurent une lettre de Haworth signée Marston Cockburn et à laquelle Julian avait ajouté un mot.

Elle disait :
« Chers amis français,
J’espère que vous avez bien regagné votre pays, en gardant une image du nôtre qui ne soit pas celle que j’ai eu la drôle d’idée d’imprimer dans vos esprits le matin de votre départ. Du reste, la famille Warner se porte mieux aujourd’hui. Grâce au soutien sans relâche du pasteur Brontë, les trois enfants vont maintenant à l’école. Vous aurez ci-dessous d’autres nouvelles la concernant.
En effet, je vous écris également pour vous transmettre cette lettre que Mr Warner vient de m’adresser et dont vous trouverez une copie ci-dessous. Vous en êtes indirectement à l’origine et il est normal que vous en ayez connaissance.
Je l’en ai remercié infiniment et l’ai juste assuré que « Eileen sait maintenant et elle pardonne. » Vous comprendrez dans quelques minutes.
Décidément, votre séjour à Haworth aura eu bien des conséquences. Je vous remercie de toutes celles-ci, même si j’ai encore du mal à en mesurer la portée.
La route est encore longue pour moi, à tous points de vue que vous imaginerez sans peine. J’ignore si je serai assez fort pour faire de Bridgehouse Mill ce qu’Eileen et moi rêvons qu’elle soit : une entreprise qui fait grandir ceux qui la font grandir. Chaque jour, j’essaie de faire de cette ignorance une force et je sais pouvoir compter sur Eileen, Julian et l’ensemble de mes employés. Peut-être cherchiez-vous à me dire, lors de notre soirée à la Black Bull inn, que le destin ne m’a pas placé à la tête de Bridgehouse Mill par hasard. C’est en tout cas ce que je crois maintenant.
J’aurai toujours plaisir à avoir de vos nouvelles, autant à ce que vous en preniez des miennes.
Votre dévoué,
Marston C.

Cher Mr Cockburn,
Après de longues journées et nuits d’hésitation, je me décide à vous écrire, incertain que vous comprendrez ma démarche.
Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier sincèrement de l’appui que vous m’avez procuré en me présentant à Mr Chétif. Cet homme de grande qualité m’a mis en rapport avec un tailleur londonien qui me commande chaque semaine des pièces d’étoffe à un prix raisonnable.
Ma femme et moi vous remercions également de l’emploi à Bridgehouse Mill et du logement que vous avez proposés à notre fille Harriet. C’est une bonne fille et nous sommes sûrs que vous êtes content d’elle. Nous la revoyons de temps en temps.
J’en viens au fait. Lorsque vous avez surgi dans notre masure en janvier avec vos amis français et votre nièce, j’ai cru un moment que vous veniez pour que je témoigne devant elle de la manière dont l’« accident » de son père s’était réellement produit en 1816. Vous et moi et quelques autres savons que l’histoire de la charrette qui a échappé à son conducteur dans Main Street n’est qu’une fable.
Puis j’ai compris que votre intention était réellement de montrer à vos amis français (et peut-être à vous-même) à quelle misère une famille honorable comme la nôtre était réduite par la soumission totale des filatures à la loi de l’offre et de la demande.
Aujourd’hui encore, je reste très étonné de votre démarche ce jour-là car, pour le dire vrai, ce n’est pas comme porteur de tels sentiments que je vous avais connu, durant le temps où ma femme travaillait à Bridgehouse Mill.
Mais, plus nous parlons de vous avec Mr Chétif et avec ma fille, plus ma femme et moi vous découvrons sous un jour nouveau. J’ose vous dire que notre fille ne vous craint pas comme elle craignait son ancien directeur, ou comme ma femme vous redoutait il y a quelques années. Harriet nous raconte qu’à Bridgehouse Mill, les ouvriers sont mieux traités qu’ailleurs. Vous êtes bien placé pour savoir que quand ma femme travaillait pour vous, personne n’aurait pensé dire une telle chose.
J’avoue que je ne m’explique pas ces changements et j’en rends grâces au Seigneur. Car, enfin, vous êtes bien Derwin Cockburn, l’homme qui a voulu faire tuer son frère en 1816 pour diriger Bridgehouse Mill seul et à sa manière !
Je me souviens comme d’hier de ce matin d’automne, quand vous avez chargé des âmes sombres de battre à mort votre frère et qu’il a été laissé inanimé devant la porte de mon voisin, au milieu de Main Street, avant la levée du jour. Sachant que nous étions amis, ce voisin a aussitôt frappé chez moi. C’est un miracle si votre frère a survécu, malheureusement pour mener ensuite la vie que l’on sait. Il ne s’est jamais souvenu de ce qui lui était vraiment arrivé. Comme vous le savez, vous ne seriez pas là aujourd’hui sans l’intervention de votre père qui a menacé de me ruiner si je détruisais la fable que vous avez construite, à savoir qu’un inconnu, avant de s’enfuir, aurait perdu le contrôle de sa charrette qui serait venue heurter votre frère.
Comment ai-je su tout cela ? vous demandez-vous. Tout simplement parce que, jusqu’à ce jour fatal, votre frère me parlait de vos relations et de votre violence à son égard. Vous lui aviez déclaré deux ou trois jours avant son agression : « Tu ne vivras pas assez vieux pour diriger Bridgehouse Mill avec moi ! », vous souvenez-vous ? Lorsque j’ai entendu ensuite dans votre bouche l’histoire de la charrette, je n’ai fait qu’additionner deux et deux, qui font quatre.
J’ai beaucoup regretté ensuite que votre frère, pendant qu’il était à York, refuse de me voir. Je ne l’ai plus revu que le jour de son enterrement.
Avez-vous révélé à votre nièce comment son père avait été accidenté ? C’est là le sujet de ma lettre. Sinon, comment pouvez-vous travailler l’esprit en paix, chaque jour à ses côtés ? Dites-le lui et demandez son pardon. Dites-lui que vous voulez maintenant racheter votre conduite passée.
Peut-être considérerez-vous ma lettre vaine et insensée. Vous ayant brièvement vus et entendus, vous et votre nièce, ce jour de janvier, je ne le pense pas. Mais si c’était le cas, écrire ces lignes aura au moins eu le mérite de soulager ma conscience.
Je reste votre respectueux
Philip Warner

Julian avait ajouté un mot :
« Chers Fortuné et Héloïse. Mr Cockburn et Eileen considèrent que je suis, très indirectement, à l’origine de cette révélation en vous ayant permis de venir jusqu’à Haworth. Ils estiment aussi que je suis mêlé à leur avenir et ils me font confiance. Ils m’ont fait lire la lettre de Philip Warner. Je continue de le rencontrer chaque semaine. Il est toujours sur son métier douze heures par jour, mais c’est un autre homme. Nous ne parlons jamais du passé, que du présent et de l’avenir. Sa femme et lui demandent souvent de vos nouvelles. Ils aimeraient beaucoup voir Paris un jour.
Quand à John Thomas, il a repris son travail en janvier. Mr Cockburn s’est engagé à ce que son fils aille à l’école après les vacances d’été. Il a proposé de prendre en charge une partie des frais. L’autre partie sera prélevée chaque mois sur le salaire de John Thomas. Mr Cockburn a fait cette proposition à l’ensemble des employés de la fabrique et plusieurs l’ont acceptée. Cela représente un coût important pour les comptes de Bridgehouse Mill, mais Mr Cockburn, Eileen et moi pensons que si les craintes qu’ont nos ouvriers pour l’avenir de leurs enfants peuvent se transformer en espoirs que ceux-ci s’instruisent et accèdent à un bon métier, c’est autant d’énergie en plus que les parents pourront consacrer à leur travail. Dans le même esprit, Mr Cockburn, Eileen et moi réfléchissons à créer une caisse mutuelle, alimentée par la fabrique et par les ouvriers, pour qu’ils puissent se soigner en cas d’accident ou de maladie.
Mr Cockburn, Eileen, moi et John Thomas avons eu plusieurs discussions profondes sur son geste. D’une manière curieuse mais que je comprends, il nous dit à la fois le regretter et en même temps en être fier, car cela, d’après lui, a permis ces avancées sociales pour les ouvriers de la fabrique. Quoi qu’il en soit, il est maintenant le premier à dire que mon passé à New Lanark doit rester un « secret de famille » (c’est son expression).
Eileen passe de plus en plus de temps à travailler à la fabrique le soir, ce qui nous rapproche beaucoup elle et moi. Elle soutient toujours autant son oncle, dont les accès de fatigue sont toujours imprévisibles.
Je vous confirme que je serai à Paris au début du printemps et je pourrai alors vous donner des nouvelles récentes de Haworth. Avec un peu d’humour et une certaine sincérité, j’avoue cependant que j’appréhende le moment de vous revoir, car à chaque fois que cela arrive, ma vie prend un tournant différent.
Attendant néanmoins ce moment avec un grand plaisir, je vous adresse ma profonde amitié.
Julian Chétif.

NB : Master Charlie vous adresse un grand bonjour. Il est très heureux d’aller à l’école dans quelques mois. Il rêve lui aussi de venir vous voir un jour à Paris. »

Héloïse et Fortuné reposèrent les feuilles sur la table de leur salon. Ainsi, la tentative de Derwin Marston d’attenter à la vie de son frère en juillet 1836 n’avait pas été la seule. La précédente remontait à 1816 !
Ils se félicitèrent qu’une longue vie soit encore devant eux, car ils avaient encore beaucoup d’expériences à vivre et de « tournants » à prendre… et à faire prendre à d’autres.
Une semaine plus tard, ils reçurent une lettre de Théophile Gautier, en réponse à celle qu’ils lui avait remise de la part de Branwell Brontë. Gautier les informait gentiment qu’il ne répondrait pas à Branwell. S’il le faisait, ce serait pour lui dire qu’il trouvait ses vers mauvais, et il ne souhaitait ni le blesser, ni le décourager.