S’était-il engagé à gauche ou à droite ? Arrivés dans la rue de la Contrescarpe, ils l’aperçurent sur la droite, se dirigeant vers le nord. Le tonnerre avait retenti plusieurs fois. Le vent et la pluie se mettaient de la partie, rendant plus ardue la tâche du cocher, mais aussi celle du cavalier. Celui-ci n’accélérait pas son allure, ce qui permettait au cabriolet de ne pas le perdre de vue. À tout moment, si Boireau décidait de trotter, ils risquaient de le voir s’évanouir dans la nature. Mais il conserva son pas prudent, fouetté régulièrement, comme eux, par les bourrasques de pluie qui avaient au moins le mérite de faire retomber la température.
Le duo parcourut ainsi plusieurs quartiers en traversant la place de la Bastille (où le cocher faillit tout de même perdre Boireau de vue), le boulevard Beaumarchais, le boulevard des Filles du Calvaire et le boulevard du Temple.
Il était environ dix-neuf heures quand, sous une pluie battante, Boireau fit halte en face du Café Turc, au milieu du boulevard du Temple, à l’endroit où celui-ci s’élargit avant de retrouver ses dimensions pour rejoindre le boulevard Saint-Martin. Boireau se tint là, immobile, deux minutes, vissé à son cheval sur les pavés ruisselant d’eau.
« Quelle mouche le pique de s’arrêter en plein milieu ? se demanda Fortuné qui, lui, était protégé par la capote du cabriolet. S’il veut aller au Café Turc ou ailleurs, pourquoi ne se range-t-il pas ? »
Le cabriolet se trouvait en arrière à une distance suffisante pour pouvoir obliquer discrètement vers l’allée d’arbres qui longeait la chaussée. Ce que Boireau fit ensuite fut tout aussi étrange. Après un demi-tour, il parcourut cinquante mètres et, après un nouveau demi-tour, trotta sans s’arrêter jusqu’au boulevard Saint-Martin, passant une seconde fois devant le Café Turc. Comme s’il était en train de dresser son cheval, il refit une dernière fois le chemin en sens inverse et trotta encore jusqu’au boulevard Saint-Martin après avoir dépassé une troisième fois le Café Turc. Arrivé là, il se replaça face au boulevard du Temple et demeura ainsi, sous la pluie, à admirer les deux côtés de la grande avenue, comme s’il prenait des mesures : à sa droite, le long bâtiment du Café Turc et, sur sa gauche, dans le renfoncement, les théâtres du Cirque Olympique (également appelé Franconi), des Folies Dramatiques, de la Gaieté, des Funambules, le Théâtre Saqui et plusieurs cafés – dont le Café des Mille Colonnes – dans lesquels les badauds venaient s’abriter de la pluie et se désaltérer de la chaleur.
Fortuné l’observait de loin. Il regrettait de n’avoir pas pris avec lui une des longues-vues que conservait le Bureau Veritas. Il aurait aimé savoir précisément ce que Boireau regardait.

Après avoir reconduit son cheval rue de Bercy, toujours suivi par Fortuné et François, Boireau se fit déposer par un cabriolet dans un cabaret non loin de son atelier, rue Croix-des-Petits-Champs. Un homme surveillait la porte et ne le laissa entrer qu’après une brève discussion. Cette fois-ci, il n’était pas question d’essayer de pénétrer dans le lieu incognito. Était-ce une rencontre secrète destinée à mettre au point des derniers détails pour le lendemain ? Au bout d’une heure environ, plusieurs hommes ressortirent et se dispersèrent dans le quartier. Boireau, lui, remonta dans un cabriolet qui le conduisit au Café des Mille Colonnes.

Un quart d’heure plus tard, ne le voyant pas reparaître, Fortuné pénétra dans ce café que l’on appelait aussi café Périnet. Il avait laissé François en face, devant le Café Turc. Il s’assit sur un tabouret, le plus loin possible du lampiste et rédigea un mot à l’intention de Zoé Bureau et de ses autres compagnons, leur proposant de le rejoindre. Il ressortit du café et pria François de remettre ce message au plus vite à Zoé.
Il eut la bonne surprise, moins d’une heure plus tard, de voir débarquer Théodore, Allyre et Héloïse. Corinne et François se trouvaient en face, au Jardin Turc, afin d’éviter Boireau. Celui-ci jouait au billard dans l’arrière-salle. Il n’était pas loin de neuf heures du soir. Allyre portait toujours un beau coquard à l’œil gauche. Théodore et Héloïse étaient passés par la garde-robe des Bureau depuis la bagarre dans la rue Neuve-des-Petits-Champs. Héloïse portait une robe de toile blanche, un châle de même couleur parsemé de motifs verts et violets et un chapeau de paille de riz décoré de rubans de satin blancs et violets. Théodore portait un pantalon, une blouse de toile et un chapeau, tous trois de couleur grise. Théodore formula le premier les questions que les deux autres se posaient aussi : « Où est Boireau ? Que fait-il ? À quoi ressemble-t-il ? » Fortuné renseigna ses amis. Puis tous quatre commandèrent à dîner. Allyre expliqua que Champoiseau s’était posté dans une échoppe d’artisan en face de chez Pépin qui avait regagné son domicile après sa rencontre avec Boireau. Le vieil homme avait insisté pour que Corinne rejoigne les Bureau et se repose. Quant à Héloïse, Théodore et Narcisse Roquebère, leur séjour au commissariat avait été interrompu par l’irruption du commissaire en personne, venu ordonner leur libération après que Hyacinthe, qui le connaissait bien, lui eut expliqué que la jeune femme était une ancienne maîtresse de son frère, que le fait de la voir au bras d’un autre avait causé à celui-ci un choc aggravé par la quantité d’alcool ingurgitée durant son déjeuner, mais que tout était maintenant oublié et que, d’ailleurs, Narcisse présentait ses excuses au compagnon d’Héloïse.
Le patron, M. Périnet, apporta les plats et le vin. Allyre fit le compte-rendu de son enquête à la prison de Sainte-Pélagie. Il avait seulement pu apprendre d’un proche de Godefroy Cavaignac, le créateur de la Société des Droits de l’Homme, que, depuis avril, celui-ci avait reçu en prison une visite et un courrier de Pépin, auquel il avait refusé de donner les fusils que celui-ci demandait. Cavaignac disposait en effet d’un dépôt d’armes. Par ailleurs, parmi les Républicains encore emprisonnés – ceux qui n’avaient pas été de la grande évasion organisée le 12 juillet par Cavaignac –, personne ne semblait savoir quoi que ce soit sur un projet d’attentat visant le roi. Allyre avait recueilli auprès de différents prisonniers des rumeurs de complots, mais aucune qui soit précise et confirmée par plusieurs sources.
– Mais, s’étonna Fortuné, comment Pépin a-t-il pu rencontrer aussi facilement Cavaignac en prison, alors qu’il est un des chefs républicains les plus surveillés ?
– En réalité, Pépin avait demandé une permission pour visiter un autre détenu et il a abordé Cavaignac dans la cour de la prison. Cela ne présentait apparemment guère de difficulté.
La seule information qu’Allyre rapportait de Sainte-Pélagie consistait donc en cette demande faite sans succès par Pépin aux chefs républicains de lui fournir des fusils. Les conjurés allaient-ils s’attaquer au roi à coups de fusils ? Ou ces fusils étaient-ils destinés à mener l’insurrection qui suivrait l’attentat ? Ou à créer une diversion ?
Tout en écoutant les récits de ses compagnons et en agitant ces idées dans sa tête, Fortuné surveillait la porte de la salle de billard. De temps à autre, Boireau apparaissait et jetait un coup d’œil circulaire dans la première salle, comme s’il attendait quelqu’un. Fortuné avait cru distinguer une porte au fond de la salle de billard, mais il était peu probable que n’importe qui puisse entrer ou sortir de cette arrière-salle sans pénétrer par la première, sans quoi le patron ne contrôlerait pas les allées et venues. Par précaution, Fortuné demanda à Allyre de sortir s’en assurer par l’extérieur, et par la même occasion de passer voir au Jardin Turc Corinne et François et vérifier que tout allait bien.
Tout allait bien, rapporta Allyre quelques instants plus tard. La salle de billard possédait quatre fenêtres et une porte, mais celle-ci était fermée à clé. Pour le savoir, il avait dû faire appel à François, pénétrer au n°50 et discuter avec le vieux portier pendant que François s’avançait discrètement jusqu’à une petite cour sur laquelle donnaient ces ouvertures.
Au café Périnet, les gens parlaient du roi qui devait passer demain sur le boulevard, des représentations théâtrales en plein air, des joutes sur l’eau, du feu d’artifice et des illuminations prévues pour les 28 et 29 juillet. Ainsi, les morceaux du puzzle s’assemblaient petit à petit. Selon toute vraisemblance, Louis-Philippe emprunterait demain le boulevard du Temple entre le café des Mille colonnes et le Café Turc.
L’homme qui jouait au billard dans la salle voisine en savait sans doute long sur le complot qui menaçait le roi. Un autre, rue du Faubourg-Saint-Antoine, en savait autant, sinon plus. Fortuné raconta sa filature de Boireau depuis la rue Neuve-des-Petits-Champs jusqu’à la rue de Bercy, puis l’étrange manège du ferblantier boulevard du Temple et la mystérieuse réunion rue Croix-des-Petits-Champs. Héloïse, Allyre et Théodore furent aussi intrigués que Fortuné par le comportement de Boireau. Chacun échafauda des explications pour tenter d’interpréter ses déplacements à cheval. Le lampiste cherchait-il ou vérifiait-il des emplacements depuis lesquels des hommes pourraient canarder le roi demain ? Mais la chaussée étant très large et le cortège royal très dense, il faudrait de sacrés bons tireurs pour espérer toucher la cible !
En revanche, la rencontre de la rue Croix-des-Petits-Champs ne faisait aucun doute pour eux : il s’agissait bien d’une réunion de conspirateurs liée au projet d’attentat de demain.
Théodore s’était emparé d’un exemplaire du Journal des Débats qui datait d’hier, dimanche 26 juillet. Il fit aux autres la remarque que le siège du journal était situé 17 rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, au-dessus du café Momus où il aimait retrouver certains de ses amis, puis se plongea dans sa lecture. Fortuné appréciait ce quotidien pour les nouvelles du monde entier qu’il fournissait chaque jour grâce à son riche réseau de correspondants et pour la place qu’il accordait aux événements maritimes et scientifiques. Mais ce soir, il ne se sentait pas d’humeur à disserter sur la guerre civile qui faisait rage en Espagne ou sur le choléra qui sévissait dans le sud de la France. Il commençait pour la première fois à douter vraiment. Était-il normal qu’un conspirateur projetant un complot contre le roi passe la soirée précédant le jour fatal à jouer au billard ? Devaient-ils envisager maintenant la méthode prônée par Champoiseau : « Je frappe d’abord, je pose les questions ensuite » ? L’excitation dont Boireau semblait être l’objet et le comportement bizarre dont il faisait preuve depuis sa rencontre avec Pépin confortaient cependant Fortuné dans sa patience.
À un moment, Boireau alla s’enquérir de quelqu’un auprès du patron, mais Fortuné et ses amis se trouvaient trop loin pour l’entendre.
Fortuné voulut savoir si ses amis étaient armés. Théodore et Allyre écartèrent leur veste pour montrer discrètement un pistolet pris dans leur ceinture.
Théodore releva les yeux de son journal :
– Tenez, écoutez ça : « On lit dans Le Mémorial du Calvados du 24 juillet :

« Il y a peu d’exemples, dans notre pays froid et pluvieux, d’étés aussi chauds, de sécheresses aussi prolongées que ce que nous éprouvons cette année, et depuis deux jours surtout. La chaleur est réellement étouffante. Hier et aujourd’hui, à midi, le thermomètre centigrade marquait 34 degrés et celui de Réaumur 28, ce qui est pour nous une température extraordinaire. »…

J’en déduis qu’il faut nous faire resservir à boire !
– J’ai assez bu pour aujourd’hui, dit Fortuné.
– Tiens donc, insista Théodore. Reprends des forces avec nous ! Le vin revigore, Fortuné !
– Cela reste à prouver !
Théodore fit signe à M. Périnet de leur apporter du vin puis se remit à lire. Son silence fut de courte durée :
– Ils parlent du procès des accusés d’avril à la Cour des Pairs. Écoutez l’avocat des Aubiez, il me rappelle ce que disait Victor Loubens vendredi soir, quand nous dînions sur les pierres de l’église Saint-Louis-du-Louvre…
– Si ça se trouve, ils sont dans un théâtre en face en train de prendre du bon temps, interrompit Allyre.
– Qui ? Les accusés ? demanda Fortuné.
– Non, Labrunie, Rogier, Gautier et leurs amis !, répondit Théodore en riant.
Fortuné était vraiment ailleurs. Les quatre amis se regardèrent en silence, comme pour se dire qu’ils aimeraient bien, eux aussi, prendre du bon temps en dehors de toute chasse aux conspirateurs. Théodore reprit sa lecture :

… « Dans quel moment vient-on demander à la Cour des Pairs une condamnation ? C’est la veille du jour où il y a cinq ans un roi tombait du haut de son trône […]. Demain, le gouvernement conviera la France entière à des réjouissances publiques ; la France entière ! Les uns seront dans l’exil, les autres dans les cachots. Ah ! Je sais bien un moyen de mettre un terme à ce procès, de réconcilier tous les partis […]. Allez, Messieurs, dans le sein de votre délibération, mais entendez la France qui vous crie : Union et oubli ! »

– Belle envolée, commenta Allyre. Il est fort ce des Aubiez… il devrait être avocat !
Sa plaisanterie fit sourire Héloïse.
Allyre s’était mis à parcourir lui aussi la double page du journal que Théodore étalait sur la table.
– « Ordre de service pour la Revue du Roi, le 28 juillet 1835. » Tiens, tiens…
– Lis-nous ça, tu veux bien ? demanda Fortuné.
Allyre tourna un peu le journal vers lui :
– Si je comprends bien, poursuivit Fortuné, le roi passera deux fois sur le boulevard du Temple : à l’aller et au retour.

« Le Roi sortira du palais des Tuileries par le guichet de l’Échelle, à neuf heures précises du matin, pour passer en revue, dans l’ordre suivant, les dix-sept légions de Paris et de la banlieue, qui devront être rendues sur le terrain à neuf heures du matin. Les officiers généraux de la Garde nationale seront avec leurs brigades respectives : le défilé aura lieu sur la place Vendôme, en entrant par la rue de la Paix. »

– Parlent-ils du boulevard du Temple ? questionna Fortuné.
– …

« Sa Majesté suivra les rues de Rivoli, Castiglione, la place Vendôme, la rue de la Paix, les boulevards des Capucines et de la Madeleine, la rue Royale, les Champs-Élysées ; reviendra par le même chemin, passera devant la rue de la Paix pour suivre la ligne des boulevards, et reviendra ensuite à la place Vendôme pour le défilé. »

… Ensuite, ajouta Allyre après avoir parcouru la suite, ils indiquent les positions et les parcours des différentes légions de la Garde. Ici se trouveront les 6e, 7e et 8e légions.
Tout à coup, Héloïse saisit le bras de Fortuné :
– Chut, ne vous retournez pas. Boireau vient d’aborder un homme.
Le pouls de Fortuné s’accéléra. Il observa la table où Boireau venait de rejoindre un homme qu’ils n’avaient pas vu entrer : un habit bleu usé, pantalon gris et gilet noir, environ un mètre cinquante, maigre, les cheveux rares, noirs et frisés. Son front large surmontait de petits yeux sombres et brillants enfoncés dans leurs orbites. Des pommettes saillantes, un nez courbé et fin, une grande bouche aux lèvres minces, un menton saillant et pointu. L’homme, dont le visage était tendu et fatigué, semblait surpris de rencontrer le ferblantier qui, lui, paraissait excité et remonté. Ils commandèrent à boire. Il était maintenant dix heures passé. L’homme regardait souvent autour de lui, comme pour vérifier qu’ils n’étaient pas épiés. Boireau parlait avec animation. Fortuné crut l’entendre citer le nom de Pépin. L’homme fit signe à Boireau de parler plus bas mais cela ne le calma guère. Fortuné demanda à Théodore de courir chercher François afin qu’il observe l’homme de l’extérieur, par la fenêtre, dans le cas où il le reconnaîtrait comme étant un ami de Pépin. Théodore fila en essayant de ne pas se faire remarquer. Le ton continuait de monter entre les deux hommes, faisant se retourner quelques têtes. Fortuné entendit l’homme, assez en colère, dire « que je te montre » avec un fort accent du sud, mais ce fut tout ce qu’il comprit. Puis, sans autre explication, il planta là Boireau et quitta le café, au grand dépit de l’autre qui fit visiblement un gros effort pour ne pas lui emboîter le pas. Après avoir réfléchi quelques secondes, il se dirigea vers le comptoir, régla ce qu’il devait et sortit lui aussi sur le boulevard. Allyre regarda Fortuné qui acquiesça aussitôt. Il se jeta sur les pas de Boireau. Fortuné allait quant à lui tenter de retrouver l’autre homme en espérant qu’il n’était pas déjà trop loin, quand François entra dans le café et lui fit signe de s’asseoir :
– J’ai vu l’homme sortir du café. Il est parti sur le boulevard et Théodore le suit. Je le connais. Il vient souvent le matin lire le journal à la boutique de Pépin…
– Il ne t’a pas vu, au moins ?
– Non, je me suis caché… Il est aussi venu manger et dormir chez Pépin. C’est un peintre.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Bescher ou quelque chose comme ça.
– Je vais payer le patron. On se retrouve à la table.
Fortuné rejoignit monsieur Périnet dans la salle de billard :
– Eh bien, il y a de l’animation chez vous ! C’est la revue de la Garde demain qui rend les gens nerveux ?
– Oh, cet Auguste n’est pas un mauvais bougre, mais il a le sang chaud. Il habite au-dessus et descend souvent ici. Il ne faut pas trop le chatouiller…
L’homme habitait au-dessus !… Auguste Bescher… S’agissait-il d’un faux nom ?
– Oui, je crois l’avoir déjà vu en province, improvisa Fortuné, mais sous le nom de Bescher…
– C’est possible. Il habite ici depuis quatre ou cinq mois. Mais je ne le connais que sous le nom d’Auguste.
– L’autre lui cherchait noise apparemment… Ça aurait pu mal se terminer…
– Et tout ça pour une affaire de cheval !
Périnet leva les yeux au ciel et secoua la tête. Fortuné se força à émettre un petit rire :
– Ah ? C’est un cheval qui les met dans cet état ?
– Je n’en sais rien, mais je les ai entendus parler d’un cheval.
– Peu importe, au fond, conclut Fortuné. On peut bien se chercher querelle pour ce qu’on veut…
Il retrouva Héloïse et François et annonça :
– Les amis, on approche du but… L’interlocuteur de Boireau a la trempe d’un conspirateur. Et pour un peintre, il semble passer plus de temps au café qu’à l’ouvrage…
– Tu ne l’as pas remarqué, ajouta Héloïse, mais il portait une arme sous sa chemise… un pistolet ou un poignard.
– C’est sans doute cela qui a dissuadé Boireau d’insister, commenta Fortuné. Il loge au-dessus depuis peu… comme s’il avait emménagé dans un seul but : voir demain le roi depuis ses fenêtres !
– Que faisons-nous ? demanda Héloïse. Allons-nous le surprendre chez lui ? Interrogeons-nous davantage le patron ? Allons-nous trouver la police ?
Fortuné réfléchissait tout haut :
– Pour l’instant, il n’est pas chez lui… Je ne comprends toujours pas pourquoi Pépin voulait plusieurs fusils. Il est allé deux ou trois fois à Sainte-Pélagie afin de les obtenir de Cavaignac…
– Pour armer des Républicains en cas de succès de l’attentat, lui répondit Héloïse.
– Peut-être… Ou alors plusieurs hommes se dissimuleront-ils dans la foule avec des fusils ? s’interrogea Fortuné. – Non, cela déclencherait un carnage et n’aurait aucune chance d’aboutir… L’arme de l’attentat serait-elle une bombe ? En tout cas, impossible d’atteindre le roi d’un coup de fusil depuis une fenêtre ou le toit de cet immeuble, la distance est trop grande. Il doit y avoir 25 ou 30 mètres.
– Une bombe que quelqu’un lâcherait dans la foule ou qui serait cachée sur le passage du roi…, dit François.
– Je doute que, parmi les légions de gardes nationaux et tous les soldats qui seront là, quelqu’un puisse passer inaperçu avec une bombe, même bien dissimulée dans un panier. Et comment mettre à feu un tel engin et le projeter sur une cible à cheval, en mouvement, entourée d’autres cavaliers ? Quant à une bombe déjà placée sur le trajet du cortège, pourquoi pas… Mais il faudrait que ce soit dans une galerie qui court sous la chaussée… Cela existe-t-il ?
– Qui pourrait le savoir ? dit Héloïse en soupirant. En plus, rien ne dit que cela aurait lieu sur le boulevard du Temple. Il serait nécessaire de tout inspecter, depuis les Champs-Élysées jusqu’aux boulevards !
– Non, je suis sûr que cela se déroulera ici, intervint Fortuné. Rappelez-vous le manège tout à l’heure de Boireau à cheval… Et à l’instant, il se disputait à propos d’un cheval avec l’homme que Périnet appelle Auguste… Je parie qu’il s’agit du même cheval…
Il regarda François :
– Connais-tu le prénom de ce Bescher ?
– Non.
– Connaît-il Pépin depuis longtemps ?
– Plusieurs mois je crois, oui.
– Venait-il récemment ?
– Beaucoup moins ces dernières semaines. C’était surtout au début du printemps, je crois.
– Sais-tu de quoi ils parlaient ensemble ?
– Non, ils me tenaient à l’écart.
– Ce Bescher a-t-il rencontré d’autres personnes chez Pépin ?
– Oui. Il lui est arrivé de manger et de dormir chez lui. Il y a un autre homme que Pépin et Bescher voyaient parfois, mais je ne me souviens pas de son nom.
Fortuné reprit :
– Tu parlais d’interroger M. Périnet sur ce Bescher, Héloïse. Pourquoi pas ? Mais nous risquons d’éveiller sa curiosité et nous ignorons comment il réagirait… Quant à la police, il nous serait facile d’aller lui raconter ce que nous savons… ou à Vidocq, qui serait certainement plus réactif ! Oui, ce serait certainement la chose la plus simple pour nous…
Au nom de Vidocq, François et Héloïse avaient sursauté.
– Et la Préfecture prendrait au moins la précaution de détourner le cortège des boulevards, dit Héloïse.
Fortuné prit une grande inspiration :
– Ce n’est pas à moi de décider seul, les amis. Je vais chercher Corinne et nous déciderons ensemble.
Il sortit du Café des Mille colonnes. La pluie tombait encore un peu. Il regarda autour de lui dans l’espoir d’apercevoir Théodore mais ne le vit pas. À onze heures du soir, le boulevard ne semblait pas se vider tellement. En l’honneur de la Révolution de 1830, beaucoup d’étudiants étaient en congés et de nombreux parisiens fêtaient l’événement deux ou trois jours de suite.
Le Café et le Jardin Turcs ne désemplissaient pas. Il n’était pas très ordinaire qu’une femme seule y passe un long moment à table, mais Corinne y parvenait sans devoir apparemment repousser trop d’avances masculines. Fortuné s’aperçut qu’elle aussi avait visité la garde-robe de Zoé Bureau. Elle y avait choisi une belle robe de coton bleue. Fortuné lui dressa un bref tableau de la situation et tous deux regagnèrent le café Périnet. Les attendaient deux messages qu’Héloïse et François venaient de recevoir d’un cocher, de la part de Zoé Bureau. Le premier indiquait que Champoiseau s’était installé pour la nuit dans l’échoppe d’artisan en face de chez Pépin et que, selon toute apparence, ce dernier passait la nuit chez lui. Le second message, signé par Allyre, leur apprenait que Boireau avait rejoint son domicile du 77 rue Quincampoix pour vraisemblablement y dormir jusqu’au lendemain. Allyre n’avait pas repéré d’homme de Damaisin observant les alentours. Il avait trouvé une chambre d’hôtel non loin et avait payé deux hommes pour le prévenir s’ils voyaient ressortir l’ouvrier lampiste.
– Bon, reprit-il, nos deux lascars dorment et un troisième se promène quelque part dans le quartier…
Il achevait à peine sa phrase que Théodore pénétrait dans le café, la blouse et le pantalon trempés.
– Ça y est, dit-il, il est monté chez lui. Il habite juste là, au numéro 50.
– Oui, c’est ce qu’on nous a dit… François, acceptes-tu de surveiller son immeuble ? demanda Fortuné. Il ne s’agirait pas qu’il en ressorte incognito.
Le jeune épicier s’exécuta de mauvaise grâce, avec l’impression qu’on le mettait à l’écart. Il marqua une pause juste avant de franchir la porte du café et se retourna vers Fortuné. Celui-ci l’avait suivi du regard et lui fit un clin d’œil. François roula des épaules et sorti ragaillardi. En réalité, c’est lui qui avait le rôle le plus important : surveiller le principal suspect !
Théodore expliqua à ses trois amis que Bescher s’était arrêté à deux cafés pour boire, avant de regagner son appartement.
– Bon, reprit Fortuné, que décidons-nous ? Dans douze heures, le roi sera sur ce boulevard. Il est encore temps de prévenir la Préfecture. Ou alors nous décidons de poursuivre seuls notre enquête, quitte à nous trouver face à plus forts que nous et à échouer.
– … Ou à réussir parce que nous aurons été plus fins et plus discrets que la police, ajouta Héloïse.
– Crois-tu vraiment que nous puissions être plus efficaces ? demanda Fortuné.
– Voyons un peu, répondit-elle. Nous avons affaire à un complot monté par une poignée d’hommes qui ne semblent pas compter beaucoup de soutiens parmi les Républicains. C’est notre chance : s’il s’agit de contrer une demi-douzaine d’individus plus ou moins fanatiques et qui s’entendent plus ou moins entre eux, nous sommes aussi capables que la Préfecture !
– Qui sait s’il n’existe pas d’autres équipes comme celle-ci prêtes à frapper demain ? questionna Corinne.
– On peut tout imaginer, répondit Fortuné, mais il ne s’est encore jamais vu que l’on vise le roi en différents lieux le même jour… Je pense à autre chose… François dit que Bescher voyait moins Pépin ces derniers temps. Peut-être craignait-il que l’épicier ne soit surveillé par la police ? Si la police surveille Pépin, elle nous croira quand nous raconterons notre histoire !
– C’est un pari risqué, dit Théodore, et je pense que nous devons compter sans elle. Si nous allons la trouver maintenant, c’est nous qu’elle enfermera d’abord. Vidocq a sans doute remis aujourd’hui à la Préfecture un rapport qui explique que je suis mort et que Corinne est liée à des sociétés secrètes. Nous ne nous sommes pas présentés rue de Jérusalem aujourd’hui, comme nous devions le faire. Comment pensez-vous que nous serons reçus si nous allons réveiller le préfet maintenant ? À mon avis, il voudra d’abord savoir ce qui s’est passé la nuit dernière impasse du Doyenné…
– Non, il ne pourra que nous croire, insista Fortuné. Quel intérêt aurions-nous à nous livrer si nous n’étions de bonne foi ? Lorsqu’il nous aura entendus, il fera aussitôt arrêter Boireau, Pépin et ce Bescher…
Les quatre amis se regardèrent en silence.
– Quelles preuves présenteras-tu à Gisquet, Fortuné ? demanda Héloïse. Nous n’en avons aucune. Nous ne pourrions même pas prouver que Boireau, Pépin et Bescher se connaissent…
– Des témoins peuvent le confirmer. Et je suis sûr qu’il y a des preuves, là-haut, dans l’appartement de Bescher. De toute façon, dans l’urgence, la police arrêtera les suspects afin d’éloigner toute menace et enquêtera ensuite.
– Tu as raison, Fortuné, mais tu oublies le principal, intervint Corinne : nous faisons partie des suspects. Comme le dit Théodore, la police pense que je participe à un complot contre le roi. Le préfet Gisquet m’arrêtera si nous allons le voir maintenant. Vidocq a dû bien me charger dans son rapport. Et tu sais l’amour que Gisquet porte aux Républicains(1)…
– Allons le voir sans toi, dit Fortuné.
– Et sans moi ! ajouta Théodore.
Fortuné regarda Héloïse qui, cette fois, ne lui sourit pas en retour.
– Alors, dit-il, on garde le cap ?
Corinne, Théodore et Héloïse acquiescèrent.
– Très bien, dit Fortuné. Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour passer le relais juste avant la ligne d’arrivée. Lorsque nous serons sûrs de notre fait, nous ferons appel à la police. Après les rumeurs d’attentat qu’elle a entendues ces derniers jours, elle sera présente partout dans le quartier demain.
Le visage d’Héloïse s’éclaircit, mais il était aussi marqué par la fatigue et l’inquiétude.
– Reste à savoir quelle méthode nous adoptons maintenant avec Bescher, continua Fortuné. La méthode Champoiseau ou le flagrant délit ?
– La méthode Champoiseau ? demanda Corinne.
– Je cogne d’abord et je pose les questions ensuite.
– Si vous choisissez la méthode Champoiseau, je vous laisse faire, messieurs, dit Héloïse.
– J’avoue que je préfère dormir un peu et garder des forces pour demain matin, approuva Théodore.
– Moi-même, je ne me sens pas les forces ce soir de monter frapper à la porte de Bescher et de lui demander de visiter son appartement, conclut Fortuné. Attendez-moi un instant…
Il se dirigea vers le comptoir, aborda M. Périnet, lui remit quelques pièces et vint retrouver ses trois amis :
– M. Périnet met à notre disposition deux chambres dans son logement au-dessus du restaurant.
– Dans l’immeuble de Bescher !? demanda Corinne.
– Oui, mais pas dans la même aile, répondit Fortuné – qui s’était renseigné discrètement au passage sur l’appartement de Bescher. Il habite au troisième étage et nous serons au second, de l’autre côté de l’escalier. Il ne peut pas quitter son appartement sans emprunter cet escalier et donc sans passer devant le logement de Périnet. Je propose que vous vous installiez dans une chambre, mesdames. Théo, François et moi occuperons l’autre en nous relayant pour surveiller l’escalier… Cela convient-il à tout le monde ?
Corinne et Théodore se regardèrent. Comme personne ne répondait, Fortuné se leva :
– Bien, ne perdons pas de temps. Lorsque vous serez dans l’escalier, si vous croisez Bescher, ne lui prêtez ni plus ni moins d’attention que s’il s’agissait d’un voisin. Saluez-le s’il croise votre regard… Théo, Je prends le relais de François jusqu’à trois heures du matin, et tu me succèdes ensuite, si tu es d’accord. Nous mettrons une chaise derrière la porte de Périnet. S’il nous pose des questions, j’ai encore suffisamment de monnaie pour le rassurer.
– Une dernière question, pour que je dorme paisiblement, dit Héloïse : ne risquons-nous pas d’être réveillés au petit matin avec un fusil sous le nez si Périnet nous prend pour des comploteurs qui préparent un attentat ?
– Pas de danger. Je me suis rappelé le nom du commissaire chargé de la surveillance des jeux, que mon patron, M. Lefebvre, connaît bien. Périnet le connaît aussi. À l’heure qu’il est, il me prend pour un inspecteur de police attaché au service de sûreté, venu pour surveiller le cortège royal demain matin.
– Et Corinne et moi sommes tes informatrices ? demanda encore Héloïse.
– N’est-ce pas la vérité ? répondit Fortuné avec un clin d’œil.
– Tu n’interroges pas plus Périnet sur Bescher ? questionna Corinne.
– J’ai essayé, mais il semble qu’il n’ait rien de plus à en dire.
Fortuné alla chercher François qui aurait volontiers prolongé sa surveillance tellement il était fier que cette tâche lui ait été confiée. Tous les cinq sortirent du café à la suite de M. Périnet, franchirent aussitôt à droite la porte du n°50, parcoururent l’allée qui menait à l’escalier de l’immeuble ainsi qu’à la petite cour derrière la salle de billard. Sur le côté gauche, du bruit leur parvenait du marchand de vin qui occupait le rez-de-chaussée et le premier étage. Au second, M. Périnet les installa dans deux chambres puis redescendit tenir son café jusqu’à la fermeture. Quelques instants plus tard, Fortuné emprunta à Théodore son pistolet – le sien avait disparu dans l’épisode de l’impasse du Doyenné. Il ressortit sur le boulevard, se plaça de l’autre côté de la chaussée devant le Café Turc et observa la fenêtre du troisième étage, celle de Bescher, regrettant une fois de plus de ne pas avoir pris avec lui une longue vue à Veritas. Il ne distinguait aucune lumière.
Une femme l’aborda et lui demanda s’il recherchait de la compagnie. C’était une prostituée qui « faisait le vague. »(2) Il la remercia et se dit en lui-même que sa compagnie se trouvait en ce moment dans le logement de M. Périnet, au second étage du n°50 du boulevard du Temple.
Il héla un cocher qui travaillait encore à cette heure tardive et lui remit un mot pour Zoé Bureau, dans lequel il lui précisait où ils dormaient et qu’ils soupçonnaient un dénommé Bescher-Auguste – dont il donna la description – d’être lié à Boireau et à Pépin. Il pénétra à nouveau dans la petite allée du n°50 et leva les yeux sur sa gauche jusqu’au troisième étage, où quatre fenêtres appartenaient à l’appartement de Bescher. Aucune n’était éclairée. Il monta jusqu’au second, enleva ses souliers et grimpa silencieusement jusqu’à la porte de Bescher, sur laquelle il colla son oreille pendant plusieurs minutes. Aucun bruit. Il redescendit au second se poster derrière la porte de M. Périnet sur un tabouret – sur une chaise, il aurait craint de s’assoupir. Avec Champoiseau surveillant Pépin, Allyre guettant Boireau et eux quatre au chevet de Bescher, se dit-il, ils mettaient le maximum de chances de leur côté.
Fortuné regrettait qu’ils n’aient pas eu la possibilité de se coordonner davantage, mais il faisait confiance au sang froid d’Allyre et de Champoiseau. Demain allait être une rude journée.
Il ne voyait pas ce qu’ils auraient pu oublier.

(1) : Après l’insurrection républicaine de juin 1832, Gisquet avait demandé aux médecins et pharmaciens de dénoncer les blessés suspects amenés chez eux.

(2) : « Faire le trottoir », en argot.