Ne voulant pas perdre une occasion de découvrir les us et coutumes locaux dont ils n’avaient eu que de brefs aperçus la veille et le matin même à l’auberge, Héloïse et Fortuné redescendirent en fin d’après-midi dans la grande salle de la Black Bull Inn.

En réalité, ils furent davantage observés qu’observateurs. Constatant qu’ils étaient avenants et disponibles, un groupe qui jouait aux cartes les invita à les rejoindre. Commença alors un des exercices linguistiques les plus difficiles de leur séjour anglais, au bout duquel leur intuition que le jeu était le meilleur moyen de rapprocher les hommes se trouva confirmée.
Il s’agissait du jeu de la Papesse Jeanne. Héloïse et Fortuné aimaient les jeux de cartes. Le groupe était composé de cinq hommes. L’un d’eux, plus pédagogue que les autres, proposa que pendant un premier tour factice, Héloïse joue en doublon de l’un et Fortuné d’un autre. Le jeu était simple et la règle fut comprise par les deux débutants avant la fin du tour. Tous s’engagèrent rapidement dans un vrai premier tour à sept joueurs.
Au milieu de la table se trouvait un plateau rond à huit compartiments remplis chacun d’un nombre différent de jetons. Le but du jeu était de gagner le plus grand nombre de jetons possible. Une carte tirée au démarrage décidait de la couleur de l’atout. Un joueur plaçait une carte sur la table et celui qui avait la suivante dans la même couleur la déposait dessus. Quand aucun joueur ne pouvait suivre, le dernier à avoir joué choisissait une autre carte pour relancer. Si l’un sortait un as, un roi, une dame ou un valet de la couleur de l’atout, il gagnait les jetons des cases correspondantes. Le premier joueur à ne plus avoir de cartes en main marquait la fin du tour et ramassait les jetons de la case nommée « jeu » et un jeton donné par chaque autre joueur pour chaque carte qu’il lui restait en main. On jouait autant de tours qu’il y avait de joueurs et on réapprovisionnait à chaque fois les compartiments en jetons.
Ils firent ainsi trois parties, dont la dernière fut remportée par Héloïse, que les cinq Anglais baptisèrent « Papesse Jeanne » pour l’occasion.
Après force remerciements Fortuné et Héloïse se retirèrent vers une autre table. Ils savaient que Julian passait la soirée à Bridgehouse Mill. Par facilité, ils commandèrent le dîner qu’ils avaient apprécié le soir précédent. Ils auraient d’autres occasions de faire de nouvelles expériences culinaires.
Ils avaient fini leur repas quand ils virent un jeune homme accoudé depuis un certain temps au bar quitter son groupe d’amis et se diriger vers eux. Ils ne furent pas surpris de reconnaître Branwell Brontë qui vint s’asseoir sur la banquette à côté de Fortuné. Il avait les mêmes cheveux en bataille, le même regard curieux derrière ses petites lunettes et le même sourire que quelques heures plus tôt, avec moins de retenue.

– Bonjour les amis français !, commença-t-il. J’espérais bien vous trouver ici !
– Bonjour Mr Brontë, répondit Fortuné en se demandant pourquoi Branwell voulait les voir. C’est un plaisir de vous revoir aussi tôt !
Branwell posa peu délicatement sa pinte de bière à moitié vide sur la table.
– Le Black Bull est cher à mon cœur, dit-il. Tout comme le presbytère, naturellement… Mais j’y suis moins attaché que mes sœurs.
Héloïse et Fortuné se firent la même remarque : l’alcool et l’éloignement de leurs parents ont la même vertu de délier les langues des enfants.
Ils étaient tous deux un peu gênés. Autant ils auraient plaisir à parler avec Branwell, autant ils ne voulaient pas le retenir à l’auberge alors que ses sœurs comptaient sur sa présence, Anne et Charlotte repartant prochainement à Roe Head. Mais il était difficile d’évoquer la question sans paraître impoli.
Branwell dévisageait le jeune couple calmement, comme s’il attendait tranquillement qu’on lui pose des questions.
– Nous avons eu une riche discussion tout à l’heure au presbytère !, finit-il par dire. Votre curiosité pour notre pays m’impressionne ! Comptez-vous écrire un livre ?
Fortuné se mit à rire. Avec l’aide d’Héloïse pour la traduction, il se lança dans la discussion :
– Ce n’est pas parce que je collabore à l’écriture du Registre Veritas que je serais capable d’écrire un récit de voyage ! Pour cela, il faut avoir le don de l’observation et une bonne plume. Or, je possède un peu l’un, mais pas du tout l’autre !
– Quel âge avez-vous ?, demanda Branwell.
– Vingt-trois ans.
– J’en ai dix-neuf. Vous devez savoir écrire.
– Vous le savez donc vous même ?
Pour toute réponse, Branwell se rendit au comptoir commander une autre bière pour Fortuné et pour lui. Les verres étaient remplis à ras bord et en revenant il en renversa une partie sur le tapis, visiblement habitué à en recevoir. Il se rassit sur la banquette, affichant le même sourire béat, et s’adressa à Héloïse :
– Veuillez m’excuser, je suis impoli. Vous désirez peut-être une boisson ?
Héloïse répondit par la négative en le remerciant.
– Oui, j’écris, avoua Branwell. Et je veux en faire mon métier.
Puis il se plongea dans l’observation de son verre.
Héloïse et Fortuné se demandèrent si ce monde de l’écriture et de l’imagination était le lieu secret où il se retrouvait avec ses sœurs.
– Vous avez en effet dit cet après-midi écrire parfois des poèmes, Mr Brontë…, reprit Fortuné.
– Appelez-moi Branwell, j’ai l’impression que vous parlez à mon père !
– Avec plaisir, Branwell. Vous écrivez donc des poèmes ?
Le jeune homme se replongea dans l’observation silencieuse du verre qu’il faisait tourner entre ses doigts, réfléchissant à ce qu’il allait dire.
– Si vous ne le répétez à personne et surtout pas à mon père, je vous en dis plus.
– Vous pouvez compter sur notre discrétion, assura Héloïse. Mais nous n’avons peut-être pas à savoir des choses qui vous sont personnelles. Nous ne nous connaissons après tout que depuis quelques heures.
– Je sais reconnaître les personnes de confiance. Et vous savez, à part mes sœurs et mon père, il n’y a pas beaucoup de monde à Haworth avec qui je peux discuter de livres et de poésie. De plus, pour être honnête, je ne vous parle pas de manière désintéressée. Au presbytère, vous avez cité des poètes français que vous connaissez… Je serais heureux de les rencontrer un jour. Je… Je ne souhaitais pas en parler tout à l’heure devant ma famille…
Fortuné et Héloïse marquèrent un temps de surprise avant d’assurer à Branwell qu’ils seraient heureux de se faire son intermédiaire auprès de Théophile Gautier et de Gérard Labrunie. Était-ce pour cette raison qu’il était venu les retrouver à la Black Bull Inn et qu’il semblait prêt à leur révéler quelques secrets ?
– Avant que vous ne quittiez Haworth, si vous le permettez, ajouta-t-il, je vous laisserai à l’auberge une lettre à leur intention.
Héloïse et Fortuné hochèrent la tête en signe d’agrément.
– Bien…, reprit Branwell. Pour ce qui concerne l’écriture… Tout a commencé il y a dix ans avec douze soldats en bois que mon père me rapporta de Leeds. Il ignore encore ce qu’il a déclenché à ce moment-là ! J’en avais déjà eu auparavant, mais ces douze-là ont connu un destin particulier. Charlotte et moi d’abord, puis avec Emily et Anne, leur avons attribué un nom à chacun. Nous en avons fait des héros de pièces de théâtre que nous avons jouées entre nous et de poèmes et de récits. Puis ils ont quitté l’Angleterre pour fonder une colonie en Afrique de l’Ouest que nous avons nommée la fédération de Glasstown.
Après une gorgée de bière, il poursuivit :
– Nous nous inspirions des expéditions d’explorateurs racontées dans le Blackwood’s Magazine et nous avons continué. Notre imagination s’est nourrie de ce que nous observions autour de nous ou lisions dans le journal et dans des livres. Tout cela a donné naissance à d’autres personnages, à des intrigues, à des histoires…
Devant l’air impressionné et interrogateur d’Héloïse et Fortuné, Branwell expliqua davantage :
– Glasstown a ses riches et ses pauvres, ses bons et ses méchants, ses partis politiques, ses complots, ses révolutions… Elle a connu une guerre – avec les Français, d’ailleurs ! – qui l’a fait disparaître. De ses cendres est né le royaume d’Angria, dont Charlotte et moi continuons d’écrire les chroniques – avec, il est vrai, l’aide d’Emily depuis que Charlotte est à Roe Head. Anne et Emily ont créé un autre monde, Gondal, situé dans l’Océan pacifique.
Le visage de Branwell s’éclaira d’un large sourire :
– Il existe même une île à l’Ouest d’Angria, qui s’appelle Frenchyland ! Ses villes se nomment Rouen, Charenton, Toulon, Lyon, Brest… Sa capitale est Paris. Mais je ne vous conseille pas de la visiter !…
Il se mit à rire. Héloïse et Fortuné n’en sauraient pas plus.
Ils n’en revenaient pas. Les enfants Brontë vivaient donc dans un autre monde, un monde qu’ils s’étaient construit eux-mêmes et qu’ils continuaient de bâtir en écrivant à plusieurs mains, depuis une dizaine d’années, dans le secret !… Ce devait être un drôle de mélange d’histoires d’enfants et d’adultes, depuis le temps qu’ils s’y consacraient ! Héloïse et Fortuné auraient été intéressés de lire ces textes, mais ils n’osèrent le demander.
Héloïse s’empara du verre de Fortuné et trinqua avec Branwell.
– À Glasstown, Angria et Gondal !, s’exclama-t-elle. Et merci pour votre confiance !
– Votre père ne connaît donc pas vos écrits ?, demanda Fortuné.
– Non.
– Julian non plus ?
– Non, personne excepté mes sœurs et moi, et maintenant vous deux… Je vous serais d’ailleurs reconnaissant de ne pas leur parler de notre conversation. Je ne sais pas comment elles réagiraient.
– Nous serons muets comme une tombe !, confirma Fortuné. Mais… ne vaudrait-il pas mieux que vous retourniez les retrouver, justement ?
– Oui, d’autant plus que Charlotte et moi profitons de ces jours ensemble pour relire nos poèmes. Elle vient d’écrire au poète Robert Southey et je vais envoyer quelques lignes à Wordsworth. D’ailleurs, à cette heure-ci, mes sœurs sont certainement en train de se relire dans le salon, après que mon père est monté se coucher. Mais ne vous inquiétez pas, elles sont habituées à me voir disparaître une partie de la soirée ! Elles savent bien qu’il y a ici de bonnes bières que nous n’avons pas chez nous !
Héloïse et Fortuné ne reprirent pas la parole, dans l’espoir que Branwell se déciderait à partir au presbytère. Mais il restait assis, heureux d’être là et de discuter avec des personnes qui partageaient ses intérêts. Il se cala mieux au fond de la banquette.
– Vous parlez de tombe…, dit-il. Il y a quelques jours, Emily et moi lisions dans le Fraser’s Magazine des histoires de James Hogg, où des morts sortent de leur cercueil pour épouser des vivants… Ce sont des choses qui arrivent parfois à Angria ! Et même ici, paraît-il, dans des maisons isolées dans les landes…
Fortuné et Héloïse regardaient toujours Branwell en silence. Il ferma les yeux et sa tête dodelina de droite et de gauche. Était-il parti à Angria ? Allait-il s’endormir sur place ? Il poursuivit les yeux fermés :
– Il y a un an, quand James Hogg est décédé, j’ai écrit à Christopher North, le responsable du Blackwood’s Magazine (Hogg collaborait aussi au Blackwood’s Magazine), pour lui proposer d’écrire pour sa revue. Il ne m’a jamais répondu… Le Blackwood’s et le Fraser’s sont des magazines Tory, vous savez. Quand ils parlent des fabriques textiles – un sujet qui vous intéresse, si j’ai bien compris –, c’est pour dire que les ouvriers y sont traités comme des esclaves. Dans une histoire qu’elle a écrite il y a trois ans, Charlotte raconte l’attaque d’une fabrique par un groupe d’hommes afin de libérer de leur joug les ouvriers opprimés… Je crois bien que ma pauvre sœur n’a pas beaucoup d’espoir en l’avenir. Si ce n’était sa foi en Dieu, elle se laisserait sombrer dans une grande angoisse. Elle n’aime ni l’enseignement, ni les enfants… Si elle n’était pas obligée de gagner quelques sous pour soutenir notre famille… Elle rêve comme moi de pouvoir écrire et vivre de sa plume…
Les propos de Branwell étaient de plus en plus personnels et décousus. Fortuné dit à voix basse à Héloïse qu’il allait le raccompagner au presbytère. Il se rendit auparavant au bar vérifier que toutes leurs consommations avaient été réglées. Quand il revint et se dirigea vers Branwell, Héloïse le fit asseoir d’autorité.
– Il dit qu’il ne partira pas d’ici avant de nous avoir révélé une dernière chose.
– Je redoute que ce soit la révélation de trop, répondit Fortuné d’un ton inquiet.
– Faisons lui confiance comme il nous a fait confiance, le rassura Héloïse.
Face à eux, Branwell avait rouvert les yeux, arborant toujours son éternel sourire. Son regard s’illumina et il dit :
– Charlotte et Eileen ont vu un fantôme !
– De qui parlez-vous ?, fut la première réaction d’Héloïse.
– Eileen… Eilenn Cockburn… qui travaille à la fabrique de Bridgehouse…
– Ah oui !, s’exclama Héloïse. La jeune femme dont votre sœur nous a parlé.
– Tout juste. Elles ont vu un fantôme. Enfin… Je crois plutôt qu’elles ne l’ont pas vu, mais elles l’ont entendu plusieurs fois dans l’école de Roe Head, l’an dernier quand Eileen y était encore. Pauvre fille ! Son père s’est suicidé l’été dernier !
Héloïse et Fortuné se sentirent soudain saisis par un grand sentiment d’épuisement. Il était tard. L’humeur de Branwell semblait de plus en plus sombre depuis un moment. Et voilà qu’il leur révélait des choses qui risquaient de prolonger encore longtemps leur discussion.
Ils restèrent une ou deux minutes à s’observer silencieusement tous les trois. Puis tout à coup, Branwell jaillit de la banquette comme un ressort, laissant échapper une exclamation :
– Oooooooooooooooh !
De sa place, il pouvait surveiller l’entrée de la Black Bull Inn et il venait d’apercevoir son père franchir le seuil à cette heure tardive. De toute évidence, celui-ci ne voulait pas consommer une bière, mais voir si son fils se trouvait là.
Le fils en question avait déjà disparu en empruntant la porte donnant sur l’arrière de l’auberge.
Le pasteur Brontë sembla surpris de trouver là Héloïse et Fortuné. Il avait sans doute oublié qu’ils dormaient à l’étage. Il les salua brièvement de loin, termina son tour des coins et recoins de l’auberge et se retira aussi vite qu’il était apparu. Il n’avait pas osé les informer de l’objet de sa quête. Il ne saurait jamais ce que son fils leur avait confié.
La nuit d’Héloïse et Fortuné fut moins tranquille que la précédente. Ils ruminèrent longtemps les diverses révélations de Branwell qui dévoilaient de façon imprévue des pans intimes de sa vie personnelle et familiale.