Charlotte Brontë expliqua qu’elle avait trouvé leur mot au presbytère. Elle était heureuse de profiter de l’occasion pour se rendre à York et se changer les idées. Son père lui avait permis et même recommandé d’accompagner Fortuné et Héloïse, et avait indiqué un lieu où passer la nuit : le George Hotel dans Coney Street.
Héloïse et Fortuné ne pouvaient refuser. Au contraire, ils étaient même heureux de cette chance inopinée de voyager avec Miss Brontë. Héloïse pensa brièvement qu’elle avait décidé de les accompagner à York pour savoir ce qu’ils allaient y chercher, mais elle chassa vite cette idée de son esprit.
Ils firent donc le voyage tous trois, emmitouflés sous une épaisse couche de couvertures. La voiture conduite par deux chevaux était bien sûr couverte, mais les rafales de vent parvenaient à alimenter des courants d’air glacés permanents. Ils n’osaient penser à ce que subissait le cocher à l’extérieur.
Ils parlèrent de choses et d’autres durant leur périple. Héloïse et Fortuné eurent la joie d’apprendre qu’ils étaient invités à passer le lendemain soir le réveillon du Nouvel an au presbytère – Julian, lui, serait avec des amis et ne pourrait venir. Ils n’avaient rien prévu de particulier pour ce dernier repas de l’année et, à vrai dire, redoutaient un peu de se retrouver seuls tous les deux quand la plupart des habitants de Haworth allaient passer ce moment en famille ou entre amis.
Quand Charlotte Brontë apprit que ses nouveaux amis français voulaient se rendre à La Retraite, elle trouva l’idée étrange, mais s’y rallia aussitôt avec enthousiasme. Elle ne connaissait pas cet endroit dont elle avait entendu parler par Eileen. Héloïse et Fortuné n’évoquèrent pas plus leurs réflexions sur le fantôme de Roe Head et sur la mort de Marston Cockburn. Il serait toujours temps, s’ils apprenaient des choses nouvelles à La Retraite, d’approfondir ces questions avec Miss Brontë.
Héloïse voulut comprendre pourquoi elle n’était jamais allée rendre visite au père de son amie.
– Je l’ai proposé deux ou trois fois quand Eileen était à Roe Head, répondit Miss Brontë. Mais elle a toujours répondu que ce n’était pas le moment, que je pourrais voir son père quand il irait mieux. En réalité, je soupçonnais qu’il n’irait jamais mieux. La seule fois où je l’ai vu, cela a été sur son lit mortuaire, après son… accident.
– Vous ne l’avez jamais vu vivant ! s’exclama Héloïse.
– Jamais. La seule image que j’ai de lui vivant est le grand tableau accroché au mur de Woodlands, qui remonte à plusieurs années.
– C’est incroyable ! dit Fortuné. Il n’est jamais venu à Roe Head rencontrer miss Wooler et visiter l’école où étudiait sa fille !
– Non, dit encore Charlotte Brontë. Eileen ne voulait montrer à personne un père incapable de converser avec qui que ce soit.
Il firent halte à Leeds pour se réchauffer autour d’un thé et encore une autre fois dans un relais de poste en pleine campagne, et furent heureux d’arriver en milieu de soirée au George Hotel. C’était un lieu d’étape renommé qui veillait au confort de ses hôtes. Le couvert comme le coucher y furent excellents.
Le lendemain, samedi, dernier jour de l’année 1836, Héloïse, Fortuné et Charlotte Brontë empruntèrent en début de matinée une autre voiture pour parcourir le mile et demi qui les séparait de La Retraite, située juste à l’extérieur des murs de la ville.
Au sortir d’un virage, l’allée qu’ils suivaient entre de grands arbres déboucha sur un long bâtiment de trois étages recouvert de vigne vierge.
Il y pénétrèrent par la porte principale ornée de deux imposantes colonnes et se dirigèrent vers un bureau d’accueil. Ils se présentèrent comme des proches d’Eileen Cockburn et demandèrent s’ils pouvaient effectuer une courte visite de l’établissement. On alla chercher un des intendants qui avait connu Marston Cockburn. L’homme les salua énergiquement et leur proposa de sortir par l’arrière du bâtiment pour leur présenter les lieux. Son pas était pressé et son débit abondant, mais son attention était tout entière tournée vers ses visiteurs. En même temps qu’il les guidait à travers les allées et qu’il saluait par son prénom chaque personne qu’ils croisaient, il expliqua :
– Notre hôpital a été créé en 1792 par les Quakers, mais il est ouvert aussi aux personnes qui ne sont pas Quakers. C’est le premier hôpital d’Angleterre qui n’enferme pas les personnes atteintes de troubles de l’esprit. Nos patients sont libres d’aller et venir en liberté, de participer à des travaux dans nos ateliers et nos jardins. Nous pensons que l’exercice physique, la musique, le contact avec les autres, avec la nature et avec les animaux…, que tout cela favorise la santé et le rétablissement de nos patients davantage que les punitions et l’enfermement. La plupart sont libres de quitter l’hôpital quand ils le souhaitent. Nous soignons également des personnes qui viennent ici de leur propre initiative, comme cela a été le cas pour Mr Cockburn. Nous n’avons jamais recours à la violence. La contrainte n’est utilisée qu’en dernier recours et de manière la plus temporaire possible. Les proches des patients sont acceptés dans l’hôpital, sauf s’ils représentent une menace pour eux.
Ils se trouvaient dans les jardins du côté nord-ouest du bâtiment, qui présentait une façade tout à fait différente, celle d’un grand manoir à l’anglaise, avec de nombreuses et larges bay-windows. On aurait dit tout sauf un hôpital.
L’intendant avait bien connu Marston Cockburn. Il en parla avec chaleur :
– Mr Cockburn est resté ici plusieurs années. Il était très attachant. Il n’était pas possédé par des troubles de l’esprit ou par une mélancolie profonde comme le sont la plupart de nos autres patients. C’est un accident qui avait abîmé les capacités de son cerveau. On voyait qu’il souffrait beaucoup de ne plus pouvoir communiquer comme avant. Mais il gardait sa souffrance à l’intérieur. Il était toujours souriant et paraissait heureux. Il était à l’écoute de tous ici, même de nos malades les plus atteints. Il arrivait à communiquer par des gestes avec ceux qui ne pouvaient se faire comprendre de personne. Ce qui l’a aidé à tenir toutes ces années, c’est de vivre ici, où il était accepté tel qu’il était. C’est aussi sa foi en Dieu et le soutien de sa fille et de sa femme, qu’il a d’ailleurs rencontrée à La Retraite.
– Mr Cockburn a rencontré sa femme ici ! s’étonna Fortuné.
– Oui. Elle était infirmière. Elle s’est tellement consacrée à lui qu’elle en est morte prématurément. Elle a sacrifié sa vie à celle de son mari. Ils se sont mariés dans la chapelle que vous voyez là-bas. Si je me souviens bien, Mr Cockburn est arrivé ici en 1816. Il n’avait pas vingt-cinq ans. Il s’est marié l’année suivante et sa fille est née en 1818. Elle a fait ses premières années d’école à York. Mrs Cockburn, tout en continuant de soigner d’autres patients, s’est dévouée à son mari et à sa fille. Ils habitaient une partie d’une petite maison qui se trouve côté est, devant laquelle nous allons passer. C’est le frère de Mr Cockburn, qui dirige aujourd’hui une filature à Haworth, qui a payé les frais d’hospitalisation pendant toutes ces années. Mr Cockburn ne souhaitait malheureusement pas recevoir sa famille et ses amis. Il passait plusieurs heures par jour, seul ou avec sa femme, à réapprendre à lire, à écrire et à parler. Ils ont fait le maximum tous les deux pour que leur fille puisse grandir dans la paix et la joie, comme les autres enfants. La direction de l’hôpital a également fait tout son possible en ce sens, en leur permettant de vivre ici en famille, jusqu’au décès de Mrs Cockburn en 1832.
– Plus longtemps encore, ajouta Fortuné. Jusqu’à la mort de Mr Cockburn, il me semble.
– Non. Miss Cockburn a quitté La Retraite quelques semaines après la mort de sa mère. Elle est allée habiter chez son oncle à Haworth. Son père ne pouvait pas s’occuper seul d’elle. Mais elle venait le voir deux fois par semaine. Et Mr Cockburn a quitté La Retraite il y a deux ans et demi, l’été 1834.
– Quoi ! s’exclama Charlotte Brontë. C’est en effet l’époque à laquelle Eileen est entrée à l’école de Roe Head. Mais je croyais que son père était resté chez vous jusqu’à sa mort !
– Non. Mr Cockburn est allé habiter plus près de sa fille, nous ont-ils dit. Il savait qu’une fois entrée dans l’école de Roe Head, sa fille ne pourrait plus venir le voir chaque semaine et il a voulu se rapprocher d’elle.
– Où s’est-il installé ? s’interrogea Charlotte Brontë. Par qui se faisait-il aider ? Il ne pouvait vivre seul !
– Je l’ignore, répondit l’intendant. En 1834, cela faisait plus de dix-huit ans qu’il vivait à La Retraite. Avec sa femme, il faisait chaque jour des travaux de lecture et d’écriture. Mais ses difficultés étaient encore très importantes.
– Sans doute avez-vous été frappé par la nouvelle de son décès ? demanda Fortuné.
– Oui. Nous ne nous attendions vraiment pas à ce qu’il renonce de lui-même à la vie. Nous avons été témoins de tout l’amour qu’il portait à sa femme et à leur fille…
– Peut-être a-t-il fini par ne plus supporter l’absence de sa femme, dit Héloïse, ou par s’en vouloir qu’elle se soit dévouée à lui jusqu’à l’épuisement…
– Je pense aussi, ajouta l’intendant, que vivre à l’extérieur de La Retraite après dix-huit années passées ici peut être redoutable pour certaines personnes. D’autant plus que la famille Cockburn est connue à Haworth. Il ne doit pas être facile de passer inaperçu quand on en fait partie, qu’on s’est retiré de la société pendant si longtemps et qu’on la réintègre sans pouvoir retrouver sa place. Ici, Mr Cockburn savait que ses différences étaient comprises et acceptées.
Ils restèrent silencieux un moment, tout en continuant de marcher vigoureusement car le froid les saisissait à chaque fois qu’ils s’arrêtaient quelques secondes. Il longèrent une serre à l’abri de laquelle plusieurs personnes travaillaient les mains dans des pots remplis de terre. L’intendant reprit :
– Et, si je peux me permettre, j’ai cru comprendre que Mr Cockburn et son frère jumeau – à qui il devait beaucoup de choses – ne s’entendaient pas toujours bien. Cela a dû être dur à vivre pour Mr Cockburn, qui, je crois, n’avait pas d’autres parents que sa fille et son frère.
Forts de ces informations et des impressions marquantes qu’ils allaient conserver de leur visite, les trois voyageurs repartirent vers Haworth en fin de matinée.
Charlotte Brontë fit part à Héloïse et Fortuné de son étonnement qu’Eileen ait été si secrète sur la vie de son père depuis l’été 1834. Elle leur reprocha aussi à demi-mot d’avoir organisé cette visite à La Retraite sans en avoir parlé auparavant à Eileen.
– Peut-être nous trouvez-vous très inquisiteurs, lui demanda Héloïse.
– Inquisiteurs, non, répondit Charlotte Brontë. Mais très curieux, oui. Je ne vous en veux pas, je le suis moi-même. Et j’avoue que, même si je pensais que nous allions visiter York, je ne regrette pas du tout d’avoir découvert à la place cet hôpital aux méthodes étonnantes. Je comprends aussi maintenant pourquoi vous avez préféré ne pas parler du but de votre excursion à Eileen. Elle aurait sans doute cherché à vous en dissuader.
Elle fit une pause et les regarda malicieusement.
– D’autant plus, reprit-elle, que nous venons d’éclaircir un mystère.
– … Celui du fantôme de Roe Head, poursuivit Fortuné.
– Oui, c’est probable, dit Héloïse.
– Au moins, poursuivit Charlotte Brontë, Marston Cockburn aura-t-il vécu ses deux dernières années un étage au-dessus de sa fille, en la voyant chaque soir quand tout le monde était endormi, y compris moi-même… Je n’ai jamais cru à l’existence d’un fantôme, mais comment n’ai-je pas été plus fine ! Et comment Eileen a-t-elle pu oser nous tromper de la sorte ?
– Est-ce elle ou son père qui a tenu à cette discrétion ? s’interrogea Fortuné. Vous le saurez peut-être un jour.
– Sans doute les deux. Quoi qu’il en soit, c’est bien la preuve qu’il arrive qu’on ne voie pas une chose aussi évidente que le nez au milieu de la figure. Vous avez compris en deux jours ce qui nous a échappé à tous pendant plusieurs mois et de quelle manière Eileen nous a toutes trompées pendant des mois ! Je n’en reviens pas !
– Comptez-vous en parler à Eileen ? demanda Héloïse après un moment.
– Je vais prendre le temps de réfléchir, répondit Charlotte Brontë. Mais de toute façon, je devrai informer Miss Wooler.
Ils s’arrêtèrent dans une auberge pour avaler un déjeuner rapide et reprirent leur route vers Leeds, où ils chargèrent deux autres voyageurs. Héloïse et Fortuné, satisfaits d’avoir résolu un mystère, crurent bon de ne pas entraîner Miss Brontë dans l’élucidation d’une autre énigme, celle de la mort de Marston Cockburn. À chaque jour suffit sa peine. Ils arrivèrent vers six heures du soir, bien fatigués du voyage et après s’être assoupis à plusieurs moments.
– Notre invitation pour ce soir tient toujours ! rappela Charlotte Brontë lorsqu’ils descendirent enfin de voiture devant la Black Bull inn.
– Êtes-vous sûre ? demanda Héloïse. Après une si longue journée ?…
– Raison de plus pour nous remettre ensemble de toutes ces émotions ! Il n’est de toute façon pas question que vous restiez seuls le dernier soir de l’année. Mon père serait fâché. Ce sera un dîner simple, je vous le promets ! Venez dans une heure ou quand vous voulez !
À l’accueil de l’auberge, Héloïse et Fortuné trouvèrent avec surprise une lettre qui les attendait. Sur le dessus était inscrit « For the Frenchman », « Pour le Français ». Ils pensèrent à la lettre que Branwell leur avait promise pour Théophile Gautier et Gérard Labrunie. Mais Branwell ne l’aurait pas intitulée ainsi… Il s’agissait en effet de tout autre chose et ils comprirent rapidement à qui ce message était réellement adressé. Ils lurent : « Cher Monsieur. Je pense que vous n’aimeriez pas que votre expérience à New Lanark soit connue de tout Haworth. Un secret a son prix. Je vous laisse une semaine pour déposer ici une somme de quinze livres, dans une enveloppe à l’intention de « Mr Truth1″. Aussitôt, cette période de votre passé disparaîtra dans l’oubli. Avec mes salutations. » La lettre n’était pas signée.
L’aubergiste s’était trompé de destinataire. C’était manifestement un autre Français qui était visé : Julian Chétif. Héloïse et Fortuné eurent beau interroger l’aubergiste pour savoir qui avait déposé la lettre, il répondit qu’il l’avait trouvée sur le comptoir. Quand ils lui demandèrent quand, il expliqua qu’elle avait été déposée dans la journée ou la soirée du jeudi 29 décembre. Il avait oublié de la leur remettre le soir-même (« Vous savez, c’est un va-et-vient permanent ici ! On n’est pas non plus un bureau de poste ! ») et ils étaient absents la veille au soir.
Il fallait se préparer pour le dîner chez les Brontë. Le temps était trop court pour partir à la recherche de Julian et lui communiquer l’information. Ils étaient obligés d’attendre le lendemain matin.