Il était plus de onze heures du soir. La nuit était là, mais la bande du Doyenné ne perdait pas de son entrain. Un feu de bois crépitait, à la lumière duquel certains dansaient encore. Gautier faisait partie des plus endiablés. Fortuné se demandait combien de temps les habitants de l’impasse du Doyenné allaient continuer à supporter ce tintamarre.
Champoiseau était assis sur un bloc de pierre taillée.
À ses pieds, son chien n’était troublé ni par l’ambiance, ni par les poules et les chèvres. Le vieil homme semblait bien fatigué, même si son sourire et son regard brillant, qui semblait pouvoir à la fois suivre d’un œil les danseurs et regarder de l’autre ses interlocuteurs, manifestaient tout le plaisir qu’il avait d’être là.
Théodore était allé lui chercher du ravitaillement. Il fallait bien tout ce temps pour que lui et Fortuné se remettent de leur saisissement. Champoiseau était la dernière personne qu’ils s’attendaient à voir ici. La réapparition de Corinne les aurait peut-être moins surpris.
C’est par Caboche, l’imprimeur du journal de Labrunie, que Champoiseau avait découvert l’adresse de l’impasse du Doyenné. Comment avait-il trouvé Caboche ? Par Charles Lefebvre, qu’il était allé dénicher au Bureau Veritas. Lefebvre connaissait Caboche et ses liens avec Labrunie. Champoiseau avait tenté sa chance impasse du Doyenné avec succès…
– Monsieur Champoiseau, pourquoi nous cherchez-vous à cette heure tardive ? lui demanda Fortuné.
La question fit lever un œil au chien gris. Champoiseau regarda Héloïse, puis Fortuné et Théodore, comme pour demander s’il pouvait parler devant elle. Ils avaient été présentés l’un à l’autre quelques instants plus tôt, mais le vieil homme voulait être sûr de savoir à quoi s’en tenir. Un signe de Fortuné le rassura.
– Un homme de Vidocq est venu m’interroger, comme vous me l’aviez annoncé, répondit-il.
– Que lui avez-vous appris ? interrogea Théodore.
– Rien qu’il ne savait déjà, et ceci bien qu’il m’ait proposé de m’acheter toute information nouvelle concernant Melle Prévost.
– Quand vous a-t-il interrogé ? questionna Fortuné.
– Ce soir, il y a deux ou trois heures, chez Baratte.
– Et c’est donc ce que vous êtes venu nous annoncer ? poursuivit Fortuné. Cela pouvait attendre demain…
– Ce n’est pas tout. Quelqu’un dans le restaurant a dû entendre notre conversation, car on a jeté ceci sur ma table.
Il déplia une boulette de papier sale sur laquelle était inscrit :

« Tu revan(1) tro, vieil homme. Ferme ta gueule, sinon nous la fermeron pour toi. »

– Si jamais il m’arrivait malheur, ajouta Champoiseau, je voulais que vous sachiez que les murs de Baratte ont des oreilles et que l’homme à la mèche blonde y a des amis.
– Faut-il prendre ces menaces au sérieux ? demanda Héloïse.
– Vous savez, Mademoiselle, j’ai reçu plusieurs fois des menaces comme celles-ci, rétorqua l’intéressé. Je les ai toujours prises au sérieux mais elles ne m’ont jamais détourné de mon chemin. J’ai reçu des coups et j’en ai donné – il montra sa lourde canne dont le sommet ressemblait à une massue – et cela m’a rarement empêché de dormir. La nuit, mon chien veille sur moi.
L’animal en question se reconnut. Il releva la tête et regarda son maître.
– Pour le reste, conclut Champoiseau, je veillerai à éviter dorénavant ces messieurs de Vidocq. D’ailleurs, sauf votre respect, je ne les apprécie guère.
Fortuné commençait à se demander pourquoi les frères Roquebère et Gautier leur avaient recommandé si chaudement Vidocq. Représentait-il réellement un moindre mal par rapport à la Préfecture de police ?
– Dites-moi, Monsieur Champoiseau…, enchaîna Fortuné. Je vous l’ai déjà demandé, mais… pourquoi faites-vous tout cela pour Melle Prévost et nous ?
Le vieil homme demanda un verre de vin et s’empara d’un morceau de pain et d’une tranche de pâté qui traînaient encore sur la nappe. Il essaya deux fois de commencer une phrase. La troisième tentative fut la bonne :
– Ma fille unique a été tuée par l’armée en juin 1832. Elle avait l’âge de votre amie. Elle n’a jamais été capable de porter une arme ni d’en vouloir à quiconque. Elle soignait des républicains retranchés rue Saint-Martin et a été fusillée dans une cour lorsque les soldats ont investi les lieux. À chaque fois que j’ai vu votre amie chez Baratte, j’ai cru revoir ma fille. Elles se ressemblent comme…
L’émotion empêcha Champoiseau d’achever sa phrase.
Les trois amis restèrent quelques instants sans dire un mot.

Fortuné obligeait son esprit à continuer de fonctionner, malgré la torpeur qui commençait à l’envahir. Qui avait donc alerté Corinne de l’enquête de Vidocq ? Il lui semblait peu probable que ce fût Champoiseau – ou alors, l’homme était un sacré menteur ! Théodore avait reçu la lettre de Corinne en fin d’après-midi, ce qui mettait hors de cause la personne qui, ce soir chez Baratte, avait écrit la boulette de papier. Cela réduisait donc le cercle des individus qui auraient pu prévenir Corinne – sauf à l’élargir en y introduisant d’autres personnes dont Vidocq leur apprendrait l’existence demain. Parmi les personnes susceptibles de l’avoir alertée, restait sa femme de chambre.
Fortuné insista auprès de Champoiseau pour qu’il retourne dormir chez lui au plus vite. Il alla chercher Allyre qui accepta de le raccompagner jusqu’au Palais Royal. Puis il exposa à Théodore et Héloïse ses réflexions sur le motif possible de la disparition de Corinne. Tous deux se récrièrent d’abord. Puis ils convinrent que cette hypothèse avait au moins le mérite d’expliquer l’étrange comportement de la jeune femme.
– Sans le savoir, poursuivit Fortuné, je crois que tu avais raison en parlant de la femme de chambre, Théo. C’est peut-être elle qui a prévenu Corinne que Vidocq était sur sa piste. Il y a un moyen de le savoir, en tout cas… Oui… Je pense que nous pouvons essayer de provoquer une réaction de sa part.
Comme ses deux compagnons le regardaient avec de grands yeux, il enchaîna :
– Théodore, acceptes-tu de signer une lettre pour Corinne, que tu remettras demain matin à sa femme de chambre sans autre explication ? Dans cette lettre, tu proposeras à Corinne un rendez-vous dimanche soir – laissons lui le temps de venir jusqu’ici si elle n’est pas à Paris – dans l’appartement du Doyenné, sans quoi – dis-lui bien – nous dénoncerons à Vidocq le complot dont elle fait partie.
– Pourquoi au Doyenné ? demanda Théodore.
– Parce que c’est un terrain neutre, qu’elle connaît et que nous connaissons, où l’on peut se retrouver tard le soir sans gêner grand monde et où elle et nous comptons de nombreux amis.
– Et si nous essayions plutôt de faire parler la femme de chambre ? poursuivit Théodore. Si ce que tu dis est vrai, elle sait où se trouve Corinne…
– Pas forcément, répondit Fortuné. Peut-être n’a-t-elle que le moyen de lui faire passer des messages par un intermédiaire. Et sans doute que, par fidélité à sa maîtresse, elle ne répondrait pas à nos questions. Non… Si nous voulons provoquer une réaction, je crois que nous devons tenter cette démarche. Le temps presse.
– Fortuné, tu as raison… Théodore réfléchissait tout haut. Nous ne devons pas dépendre de Vidocq. Prenons l’initiative, nous aussi, tant que cela ne met en jeu la vie de personne.
Fortuné alla interrompre Gautier au milieu d’une danse effrénée et lui demanda une feuille de papier, qu’il tendit à Théodore. En deux minutes, ils avaient rédigé un bref message que Théodore fit disparaître dans sa veste. Fortuné laissa le soin à son ami de raccompagner Héloïse chez elle lorsqu’elle le désirerait. Il les salua et regagna son appartement de la rue Grange-Batelière.

Sa nuit fut agitée. Il rêva d’Allyre combattant sur les barricades en juillet 1830. À ses côtés se tenait une femme symbolisant la Liberté guidant le peuple, telle qu’il l’avait admirée sur le tableau de Delacroix au Salon de 1831. La Liberté avait les traits d’Héloïse. Mais Fortuné ne se vit nulle part près d’elle.
Lorsqu’il se réveilla, il pressentit que Théodore et lui pourraient bien avoir davantage besoin des compétences d’Allyre dans cette histoire et qu’il serait utile de le mettre rapidement dans la confidence. Champoiseau aussi, d’ailleurs. Quant à Héloïse, ils lui demanderaient de rester sagement chez elle dimanche soir.

(1) : Revendre, dans l’argot de l’époque, signifie répéter à d’autres ce que l’on a appris d’une personne.