Aucun de nous ne semblait vouloir quitter le Red Lion. Nous étions bien installés, la fatigue nous clouait sur les banquettes ; nous étions perdus dans nos réflexions et nous ne voyions pas comment aller plus loin.
Mais notre visite à l’Athenaeum Club nous avait rassurés sur l’innocence de Darwin, qui repartit au bar commander trois nouvelles bières.

N’étant pas sûr d’avoir l’énergie de le faire plus tard dans la soirée, j’en profitai pour sortir mon carnet et y noter les dernières informations recueillies. Mais je n’en eus pas le temps. Une voix s’éleva dans mon dos, me faisant tressaillir :
– Qu’est-ce que cela ?
C’était Darwin qui revenait déjà avec deux verres remplis à ras bord. Julian se leva pour aller chercher le troisième sur le comptoir.
– Ce carnet ne me quitte jamais, expliquai-je ; j’y inscris mes pensées.
Darwin fouilla ses poches, d’où il sortit un carnet rouge à peu près identique au mien, qu’il fit redisparaître aussitôt.
– Je pratique le même exercice, dit-il, très surpris. Montrez-moi un peu…
Je ne savais pas ce qu’il voulait voir. Je feuilletais quelques pages. Il tomba sur un schéma.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à nouveau.
Julian avait repris place à nos côtés.
– C’est ce que j’appelle un « arbre des hypothèses ». C’est une représentation imagée de mes questions, de mes hypothèses et des liens qui les relient entre elles. Ces dessins sont pratiques. Il est facile de modifier un élément, une liaison…
– Celui-là concerne la mort d’Edmond Riley, commenta Darwin après y avoir jeté un bref coup d’œil.
– Oui. J’ai fait plusieurs schémas. Celui-ci est le premier.
– Incroyable ! Nous étions vraiment faits pour nous rencontrer !…
– Que voulez-vous dire ? demandai-je, aussi surpris que lui.
Il secoua la tête pour marquer à nouveau son étonnement, mais n’en dit pas plus. Au lieu de cela, il approcha une chandelle du schéma pour mieux lire. Des phrases étaient écrites dans différents cercles : « qui veut tuer Riley et pourquoi ? », « qui veut nuire à Darwin ? », « Riley se dispute avec Darwin le jour de sa mort = hasard ? », « que contenait le sac en cuir ? ». « Liste des membres présents » était inscrit dans un cercle relié aux deux premiers. « Interroger les membres du personnel » était relié à la quatrième question.
Darwin feuilleta d’autres pages de mon carnet.
– C’est passionnant, dit-il. Cela mériterait d’y passer plus de temps… Mr Petitcolin, j’ai aussi une autre question à vous poser.
– Je vous en prie, répondis-je.
– Vous allez me trouver très curieux…
– Je vous dirai après si votre curiosité est saine ou malsaine, plaisantai-je en adressant un clin d’œil à Julian.
– Voilà : pourquoi avez-vous traversé la Manche pour venir à mon aide ? Je vous ai d’abord pris pour un enquêteur professionnel. Mais je découvre que ce n’est pas le cas…
Je n’osai répondre que j’avais dans un premier temps confondu son nom avec celui de Charles Dickens. Mais il n’y avait pas que cela.
– Quand j’ai reçu la lettre de Julian, j’ai compris qu’il s’agissait de quelque chose de grave. Je le connais bien. Je sais qu’il ne me solliciterait pas pour rien.
– Que vous a-t-il écrit ?
– Que votre réputation et votre honneur étaient perdus si une sombre histoire n’était pas éclaircie rapidement.
– Et cela a suffit pour que vous abandonniez aussitôt votre travail, votre femme et votre enfant pour venir rencontrer un inconnu ? s’étonna encore Darwin.
J’hésitai un moment.
– Je viens d’un petit port de Bretagne, Port-Louis, où mon père était à la tête d’une conserverie. Quand j’avais douze ans, plusieurs personnes du village sont tombées gravement malades après avoir mangé des poissons. Une d’entre elle décéda. Mon père a été accusé d’être à l’origine de ces empoisonnements, non pas volontairement, mais parce qu’il aurait été négligeant dans la conservation de son poisson. Ma famille et moi savions bien qu’il n’en était rien. Il n’a pas été condamné, mais dans le village, beaucoup ont continué de le croire responsable. À douze ans, j’ai mené ma première enquête. J’ai interrogé beaucoup d’enfants de Port-Louis, dont certains qui travaillaient dans d’autres conserveries. Et j’ai découvert la vérité. Le responsable de l’une d’elles avait introduit de la céruse (1) dans des poissons avant de les livrer à des clients de mon père, pour nuire à son activité. C’était allé plus loin qu’il ne le voulait, car il ne pensait pas que quelqu’un en mourrait… Bien sûr, tout cela n’a pas pu être prouvé et la parole d’enfants n’a pas grande valeur dans le monde des adultes. Mon père est resté coupable aux yeux d’une partie de Port-Louis. Ce n’est qu’après la mort du directeur de la conserverie, puis de sa femme, que leurs enfants ont reconnu la responsabilité de leur père. Mais pendant plusieurs années, mes frères et moi avions été les enfants de « l’empoissonneur »… Aujourd’hui, quinze ans après, je sens encore des regards lourds se poser sur moi quand je vais à Port-Louis. Et à chaque fois que je revois mon père, il y a cette histoire entre lui et moi.

Darwin resta silencieux, tout comme Julian à qui je n’avais jamais parlé de ces évènements. J’étais heureux que Darwin m’ait ainsi interrogé. Cela nous rapprochait d’une autre manière.
– Je comprends en effet que vous soyez touché quand la vérité est menacée par le mensonge ou l’ignorance, dit-il. Mais vous auriez dû être juge ou policier, et non pas employé du Bureau Veritas !
– Vous avez raison, répondis-je. Mais l’attrait des sciences et des industries a été plus fort ! Mes études à l’École polytechnique m’ont donné la passion des transports maritimes et ma rencontre avec Charles Lefebvre, le directeur de Veritas, a fait le reste ! Vous voyez que cela ne m’empêche pas, quand c’est nécessaire, de faire le policier.
– Et où avez-vous appris ces exercices de visualisation que vous m’avez proposés ? reprit Darwin.
– Je ne les ai pas appris. C’est plutôt une expérience personnelle. Il m’est arrivé plusieurs fois de revoir ou de réentendre pendant mon sommeil des choses auxquelles j’avais assisté, mais que j’avais oubliées ; ou alors, étant bien installé quelque part et ne pensant à rien de particulier, voir ressurgir un souvenir attaché au lieu où je me trouvais. C’est pourquoi je crois à l’importance, pour « revivre » un évènement, d’essayer de se remémorer les couleurs, les formes, les odeurs, les sons, les paroles… Cela peut faire revenir au premier plan des détails enfouis.
– Très intéressant, commenta Darwin. Je suis témoin que cela peut produire des résultats ! Dommage que la police n’utilise pas de telles méthodes, elle gagnerait parfois du temps.
Son visage se refermait peu à peu. Était-ce la fatigue, ou bien ses accès d’épuisement qui l’assaillaient régulièrement ? Non, Darwin semblait plutôt reparti à broyer du noir. Peut-être que mon histoire d’« empoissonneur » lui faisait un effet que j’aurais pu mieux anticiper.
– Il serait plus sage que je repousse mon mariage, dit-il. C’est dans deux mois, mais je ne me vois pas convoquer toute ma famille et mes amis dans les conditions actuelles…
– Vous plaisantez, Charles ! réagit vivement Julian. Cette malheureuse affaire sera complètement élucidée et oubliée quand viendra cet heureux jour ! N’est-ce pas, Fortuné ?
– Je vous le promets, affirmai-je, pris au dépourvu.
Il était vraiment tard maintenant. Ces trop plein d’émotions avaient réveillé un peu d’énergie en nous, suffisamment pour nous permettre de regagner nos domiciles respectifs. Nous convînmes de nous retrouver le lendemain midi chez Darwin et nous levâmes.
Avant de dormir, je rassemblais mes dernières forces pour noter dans mon carnet ce que je n’avais pu écrire au pub.
Je passai une sale nuit, rêvant souvent de Port-Louis. Héloïse n’était pas à mes côtés. Et je n’avais pas dit toute la vérité à Julian et Darwin. Lorsque j’avais douze ans, j’étais en forte opposition avec mon père. Pendant plusieurs mois, moi aussi j’avais cru qu’il était l’« empoissonneur ».

(1) : Pigment blanc à base de plomb utilisé dans la peinture, très toxique.