Le Mount, mardi 27 novembre soir
Deux sœurs de Charles Darwin nous retrouvèrent : Susan qui a une trentaine d’années, et Emily Catherine, d’un âge plus proche de celui de son frère. Deux autres sœurs, Caroline et Marianne, sont mariées et ont quitté la maison il y a quelque temps. Le seul frère de Charles, Erasmus, qui porte le prénom de leur grand-père, habite Londres. Il préfère de loin la vie de la capitale à celle de Shrewsbury.
Robert Darwin est un géant de deux mètres et cent cinquante kilos, mais à la santé chancelante. Comparé à lui, son fils est d’une maigreur impressionnante. Il ne pratique plus qu’occasionnellement la médecine. Julian m’a raconté que son cocher, Mr Briggs, devait le précéder lors de ses visites dans des appartements de familles pauvres afin de tester la solidité des planchers. Son autorité sur ses enfants est encore réelle et palpable.
Mrs Darwin est décédée il y a une vingtaine d’année. Elle était la fille du grand faïencier Josiah Wedgwood, dont le médecin était Erasmus Darwin, père de Robert. Julian m’expliqua à un autre moment que Josiah et Erasmus partageaient une même passion pour les sciences. Ils avaient créé avec d’autres amis savants un club nommé « Les lunatiques » car ils se rencontraient les soirs de pleine lune, la lumière nocturne facilitant leur retour chez eux. Cet intérêt pour les sciences allait bien avec les idées des Whigs réformistes que partagent les Darwin.
Emily Catherine et Susan ne semblèrent pas surprises par la présence de Julian et moi. Leur père les avait prévenues. Plus que la timidité, c’est sans doute la tristesse occasionnée par la situation qui fit qu’elles n’osèrent pas parler avant un certain temps. Julian fut interrogé sur les activités de Bridgehouse Mill, tant du point de vue technique que commercial. Ce n’est que lorsque nous évoquâmes le journal de bord de leur frère qu’elles se mêlèrent à la conversation. Pour faire diversion aux turpitudes du moment, j’interrogeai en effet Charles Darwin sur ses projets d’édition. Zoology of the Voyage of the Beagle venait de commencer à paraître en différents volumes, mais sous la signature des différents scientifiques qui avaient étudié les spécimens confiés par Darwin.
Il expliqua qu’il avait aussi rapporté de son périple des centaines de pages écrites au jour le jour pendant ces cinq années, avec, admit-il, des arrières pensées de publication. Il avait ainsi fini de réécrire son récit de voyage, qui devait paraître dans quelques mois avec celui du capitaine du Beagle, Robert FitzRoy. Mais il y avait aussi ses centaines de pages de notes de géologie et de zoologie, sur lesquelles il continuait de travailler et qui fourniraient la matière de plusieurs autres ouvrages à venir.
Susan prit la parole :
– Depuis des pays lointains, Charles nous envoyait des extraits de son journal, que nous lisions à voix haute à papa.
– Et je suis sûre qu’il y a plein de choses terribles qu’il n’a pas osé écrire ! ajouta Emily Catherine en souriant.
– Certains évènements qu’il décrit ont déjà suffisamment effrayé notre père ! dit Susan.
Charles Darwin jeta un regard amusé en direction de son père et commenta :
– Pourtant, j’ai vu lors de mon voyage moins d’horribles choses que lorsque j’étudiais la médecine à Édimbourg !
Robert Darwin se tourna vers moi :
– Charles n’a finalement pas voulu suivre la voie de son grand-père et de son père, dit-il avec affection.
– Mon seul regret de cette époque, ajouta son fils, est de n’avoir pas bien appris les techniques de la dissection !
J’étais en train de découper un morceau de l’excellent gibier que l’on nous avait servi et j’eus un petit moment d’hésitation. Je me fis aussi immédiatement la réflexion que Darwin possédait donc des connaissances médicales lui permettant d’égorger un homme d’un seul coup de lame. Je me retins de lui demander s’il avait assisté à de telles violences durant son voyage autour du monde.
– Enfin, reprit le docteur Darwin en riant, il ne faut rien regretter ! Tu fais un meilleur naturaliste que tu n’aurais été médecin !
Puis, en se tournant à nouveau vers moi :
– À l’université d’Édimbourg, Charles avait un professeur de biologie, Robert Grant, qui l’emmenait parcourir les côtes écossaises pour collecter des animaux marins. Charles appartenait aussi à la Plinian Society, une société d’étudiants en histoire naturelle, qui organisait des expéditions dans le Firth of Forth. Je l’avais envoyé là-bas étudier la médecine et c’est l’histoire naturelle qu’il a apprise !
Susan rit.
– À quoi penses-tu ? lui demanda son père.
– Je pense que c’est aussi ce qui lui est arrivé à Cambridge, répondit Susan.
Cette fois, ce fut son frère qui précisa :
– Je suis ensuite allé à Cambridge suivre des études de théologie. J’avoue que j’y ai aussi passé pas mal de temps à parcourir la campagne et à chasser… Comme vous le voyez, je ne suis pas devenu pasteur. Là-bas, j’ai rencontré John Stevens Henslow qui est professeur de botanique. C’est lui qui m’a recommandé auprès du capitaine FitzRoy pour le poste de naturaliste à bord du Beagle. C’est à lui que j’envoyais les spécimens récoltés lors du voyage, au fur et à mesure de nos étapes.
Les Darwin voulurent en savoir davantage sur moi. Je parlai du Bureau Veritas et Charles Darwin dit qu’il avait entendu parler de la compagnie dans plusieurs ports d’Amérique du Sud. Il posa des questions sur notre travail de renseignement sur les qualités des navires et en salua l’utilité. Il avait croisé tellement d’épaves flottantes sur sa route !
Il y eut une pause dans la conversation, que Mr Darwin rompit en adressant un regard affectueux à son fils :
– Le seul bénéfice de cette malheureuse soirée du 21 novembre, si je puis dire, est que nous voyons Charles plus souvent. Sinon, il est en permanence fourré à Londres pour sa fonction de secrétaire de la Société de géologie et pour ses travaux de recherche !
Un voile de tristesse passa sur tous les visages et je pris la mesure, s’il en était encore besoin, de ce qu’un tel malheur signifiait pour les Darwin.
– Cette histoire atteint profondément l’honneur de notre famille et j’en suis accablé, commenta Charles Darwin.
– Notre honneur n’est pas encore attaqué, corrigea le Dr Darwin. Il le sera si cette affaire devient publique, ce n’est pas encore le cas.
– Mais, père, dit Emily Catherine, vous nous avez dit vous-même que lors de l’enterrement de Mr Riley…
Elle ne trouvait pas ses mots.
– Puis-je vous demander ce qui s’est passé lors de l’enterrement ? insistai-je.
– J’y suis allé car je connaissais un peu Edmond Riley – je l’ai entendu deux ou trois fois à la Société de géologie. L’enterrement s’est tenu il y a trois jours… Sa veuve a refusé de me serrer la main.
– Connaît-elle les soupçons qui pèsent sur votre fils ?
Ma question était stupide, ou au moins mal posée.
– Je le crois, répondit le docteur Darwin. Sinon, pourquoi a-t-elle eu ce geste ?
– Un membre de l’Athenaeum Club a dû lui parler de mes altercations avec son mari, ajouta Charles Darwin.
– Pensez-vous qu’elle en a parlé autour d’elle ?
Les regards des filles du docteur se tournèrent vers lui. Charles Darwin, lui, restait imperturbable, tel un Sphinx.
– Non, je ne pense pas, dit son père. Elle attend de savoir ce qui s’est réellement passé. Et nous nous sommes observés à la fin de l’enterrement. Elle a bien compris que si j’étais là, c’est que Charles n’avait rien à voir avec la mort de son mari.
Je n’en étais pas aussi convaincu. Je lui demandai :
– Connaissez-vous un moyen d’obtenir de la police la liste des personnes présentes à l’Athenaeum Club le soir du 21 novembre ?
– Je vais essayer. Je pense connaître quelqu’un qui a ses entrées à Scotland Yard.
– Scotland Yard ?…
Julian m’expliqua :
– Les bureaux de la police de Londres, que le Secrétaire d’État à l’Intérieur de l’époque, Robert Peel, a créée il y a dix ans. Ils sont situés à dix minutes du Club.
Le docteur Darwin hocha la tête :
– J’écris demain à cette personne et je fais en sorte que cette liste soit envoyée à l’adresse de Charles Great Marlborough Street… Je pense que vous retournez demain à la capitale ?
– Dans la mesure du possible, oui, répondis-je en regardant Charles Darwin et Julian.
Tous deux approuvèrent.
Le dessert apporta une diversion bienvenue.