Par on ne sait quel miracle, le cabriolet franchit quelques instants plus tard le porche du 3 impasse du Doyenné, un très bel hôtel Louis XIII. Dans la faible lumière de la lanterne municipale, Théodore aperçut avant même de descendre la silhouette de son ami qui l’attendait. Il eut un pincement de lèvres :
– Fortuné ! Tu vas devoir me pardonner…
Ils échangèrent une poignée de main ferme et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
– Je n’ai jamais vu un cabriolet franchir aussi vite un porche ! Tu as un peu de retard, mais il ne faut pas risquer sa vie pour cela…
L’homme qui avait prononcé ces paroles arborait un large sourire. Fortuné Petitcolin était – quoi que son nom puisse faire penser – un homme de taille moyenne. Plus ramassé que Théodore, il avait un corps droit et bien bâti, entretenu par la pratique de la canne et du canot, et le teint hâlé des gens de mer, bien qu’il n’en fût pas un. Tout ce qui touchait à l’eau et à la navigation passionnait le jeune homme. Aussi brun que Théodore était blond, il était, à 21 ans, son cadet de trois ans. Tous deux portaient de fines moustaches. Le regard de l’un semblait ne refléter que du bonheur, alors que celui de l’autre était triste.
– Nous n’avons failli verser qu’une fois entre Momus et ici, mais au-dessus de la Seine, sur le Pont du Carrousel, expliqua Théodore. J’ai eu la peur de ma vie. Heureusement, il n’y a pas eu de casse.
– Et tes compagnons de voyage sont dans un bel état ! Tu me les présentes ?
– Excuse-moi, je ne suis pas trop d’humeur ce soir. Ce sont surtout les gens d’ici que j’aimerais te faire connaître et nous sommes en retard. Suis-moi.
Théodore planta là Thomas et ses deux autres amis qui ronflaient déjà sur la banquette du cabriolet.

Malgré l’heure tardive, des éclats de voix et des sons d’instruments s’échappaient de fenêtres ouvertes. Théodore guida Fortuné au pas de course. Ils passèrent discrètement devant le rez-de-chaussée.
– Tâchons d’éviter le propriétaire, il supporte mal tout ce brouhaha.
– Comme, sans doute, beaucoup d’habitants du quartier, non ? Si tes amis sont tous les soirs aussi discrets…
Au premier étage, la porte était entrebâillée. Théodore la poussa sans frapper. Ils pénétrèrent dans un grand salon à l’intérieur duquel des petits groupes d’hommes et de femmes parlaient ou riaient. D’autres, attablés, jouaient aux cartes. On entendait jouer des « mazourques » de Chopin. À travers les portes-fenêtres ouvertes, on devinait d’un côté l’impasse et le manège des écuries du Roi et, de l’autre, la galerie du Louvre et le Gymnase des pages, devenu un terrain abandonné où prospéraient herbes et fleurs. Mais tout cela était gagné par l’obscurité. Dans un hamac tendu d’un mur à l’autre du salon, une jeune femme se balançait à la lueur de chandelles. Les murs étaient recouverts de fresques et de tableaux dans le style de Watteau, de deux paysages de Provence d’un certain Corot et de deux toiles de Fragonard : L’Escarpolette et Colin Maillard. Plusieurs femmes à moitié nues ou en costume ornaient des trumeaux. Il sembla à Fortuné que les modèles d’au moins deux ou trois d’entre elles se trouvaient ici-même, dans ce salon. Dans cet éclairage incertain et ce décor un peu délabré, ces tableaux lui inspiraient un sentiment de fin de fête, de tristesse et d’inquiétude, que contrebalançait la gaieté des hommes et des femmes qui l’entouraient.
Il ne connaissait personne. Théodore saluait peu de monde et toujours brièvement. D’un sofa au fond du salon, un homme se leva et vint à leur rencontre.
– Théodore, enfin ! Nous ne t’espérions plus !
Pour la première fois depuis qu’il avait passé le seuil de l’appartement, Théodore sembla heureux de rencontrer quelqu’un. De longs cheveux tombaient sur les épaules de l’homme qui s’approchait à grands pas et une belle moustache coiffait sa bouche sensuelle. Son regard était pénétrant.
Il se tourna vers Fortuné :
– Est-ce vous, Monsieur, dont Théodore nous parle tant et depuis si longtemps ?
– C’est lui, répondit Théodore.
L’inconnu salua Fortuné comme il eut salué le roi :
– Théophile Gautier, artiste et poète… et voisin. J’habite juste au coin, rue du Doyenné.
– Fortuné Petitcolin, employé au bureau Veritas, place de la Bourse. Je suis très honoré de connaître le gilet rouge d’Hernani.
Gautier éclata de rire :
– C’était une belle bataille, dans laquelle nous avons mis toutes nos forces, et nous avons vaincu ! Dans quelque temps, on se demandera où se trouve cette ville d’« Hernani », et l’on aura oublié le chef d’œuvre d’Hugo ! Je vous souhaite la bienvenue dans cet appartement qui n’est pas le mien. Les amis de Théo sont les amis de Théo, soyez-en assuré !… Avez-vous soupé ?… Il reste sans doute des perdrix du Périgord et quelques mauviettes de Pithiviers… Les maîtres des lieux doivent être quelque part…
– Oui, je vous remercie, nous avons dîné, répondit Fortuné. C’est donc ici qu’ont lieu vos ébats ?
– Nos ébats… ?
– Poétiques, j’entends… et artistiques.
– Ah… oui, tout à fait, répondit Gautier un peu confus. Ici n’entrent que des artistes. L’on y crée tout ce qui est inutile au bourgeois et essentiel à l’homme : du beau, du théâtre, de la musique, de la peinture, de l’amour, de la vie ! Voyez, de grands peintres ont décoré ces murs. Un humble tâcheron comme moi a même réalisé ce « déjeuner sur l’herbe » au-dessus de cette glace. Vous jureriez un Watteau, n’est-ce pas ?… Mais Camille et Gérard vont vous présenter la maison… Je vais vous les chercher.
Gautier avait à peine disparu qu’une femme tendit sa main à Théodore.
– Théo, voilà donc ton ami ! Je ne le voyais pas aussi grand, déclara-t-elle en souriant.
Autant sinon plus que par sa beauté et sa jeunesse, Fortuné fut frappé par l’insouciance et le souffle de liberté qui émanaient d’elle. Il baisa la main qu’elle lui tendait et lui renvoya son sourire :
– Ne vous excusez pas, Madame, je produis souvent cet effet-là… Fortuné avait du mal à supporter son nom de famille. Mais à certains moments – comme celui-ci –, il s’amusait des situations d’inconfort que cela pouvait provoquer.
La jeune femme penchait le buste en avant, comme pour s’offrir à lui. Elle ne relevait la tête qu’à moitié, ce qui l’obligeait à lever les yeux pour croiser ceux de son interlocuteur. La timidité apparente de son maintien contredisait la hardiesse de ses paroles. Son sourire confirmait la malice et la grâce de son regard. Elle était brune et avait des yeux bleu-vert.
– Pas de « Madame » et de « Monsieur » entre nous, s’il vous plaît, reprit-elle. Pour moi, vous serez « Mon cher et tendre ». Pour vous, je serai… celle que vous voulez, acheva-t-elle dans un éclat de rire, avant d’entamer une courbette rapide, de faire volte-face et de rejoindre un autre groupe.
-Tu t’es fait une amie, chuchota Théodore à l’oreille de Fortuné.
– Qui est-ce ?
– Ici, toutes les dames ou presque se prénomment Cydalise… C’est Cydalise.
Gautier revint avec un homme barbu qui venait de lâcher le bras d’une femme.
– Voici Camille Rogier, annonça-t-il à Fortuné.
Rogier s’inclina devant ses hôtes :
– Bienvenue dans ce cénacle dont les portes vous sont ouvertes jour et nuit, Monsieur, et merci, Théodore, de nous avoir amené ton ami. Corinne n’est pas avec toi ?
Gautier regarda ses pieds. Après un court silence, Théodore répondit :
– Elle n’a pas reparu à mes yeux depuis six jours. Ici non plus, apparemment. Théophile parlait tout à l’heure de beauté inutile. C’est ce que cette femme est devenue pour moi.
Visiblement, Gautier savait des choses que Rogier ignorait. Le ton de Théodore n’invitant pas à poursuivre sur ce sujet, Rogier proposa aux trois hommes de s’assoir sur un canapé et alla leur chercher à boire. Fortuné, très intrigué, comprit qu’il valait mieux parler d’autre chose pour le moment. Il n’avait pas revu son ami depuis plus d’une semaine et le caractère sombre de celui-ci commençait à s’expliquer. Ce fut Gautier qui relança la discussion :
– Qu’est-ce que le Bureau Veritas, Fortuné ? À la recherche de quelle vérité êtes-vous ?
– On nous appelle aussi le Lloyd’s français. Nous sommes un bureau de renseignements pour les assureurs maritimes. Nous évaluons les qualités et les défauts des navires qui fréquentent nos ports, afin que les assureurs fixent leurs primes en connaissance de cause. Nous publions chaque année un registre de renseignements sur les navires et j’en suis un des rédacteurs. Nous avons mis au point un système de notation des navires qui commence à faire autorité.
– Vous naviguez beaucoup ? demanda Gautier.
– Non, l’essentiel de mon travail s’effectue dans les ports et à Paris.
– J’ai cru comprendre que des navires à vapeur, non contents de dominer les fleuves, commençaient à s’attaquer aux océans, enchaîna Rogier, et qu’ils sont très efficaces en cas de défaillance du vent.
– Oui et parfois, c’est le vent qui compense les défaillances de la machine, répondit Fortuné avec un sourire. Mais il est vrai que les navires gagnent chaque jour en vitesse. On peut maintenant rejoindre Rouen depuis le Havre en moins de sept heures.
– Adieu les caprices du vent et les imprévus !, dit Rogier. Et bienvenue à la monotonie de la vapeur.
Fortuné acquiesça :
– La vapeur permet au navire de respecter davantage ses temps de transport estimés.
– Vos bureaux se trouvent donc place de la Bourse ? reprit Gautier.
– Au numéro 8 précisément.
Rogier s’exclama :
– Mais c’est aussi l’adresse de Caboche, l’imprimeur du Monde dramatique ! D’ailleurs où est son rédacteur, ce chenapan de Labrunie ? Encore en train de négocier un article avec un auteur ?… Il faut que vous fassiez connaissance !
Il partit à sa recherche tandis que Gautier se penchait vers Fortuné :
– Camille travaille ces temps-ci à illustrer un roman d’Hugo, Notre-Dame de Paris, qui doit paraître prochainement. Quant à Gérard, il a créé il y a quelques semaines une revue, Le Monde dramatique. Il est passionné de théâtre, y passe plus de temps que nous tous réunis et a investi dans ce projet tout l’argent d’un héritage. Il y travaille jour et nuit. Cet appartement est d’ailleurs une antichambre du Théâtre-Français. Vous voyez là-bas Jeanne Plessy, une jeune actrice qui y débute. Revenez ici à un autre moment et vous tomberez certainement sur une répétition d’une pièce que vous pourrez voir ensuite dans un théâtre de Paris.
– Comptez sur moi, dit Fortuné.
Cydalise se dirigea vers eux et aussitôt l’œil de Gautier s’alluma.
– Messieurs, dit-elle en s’adressant à Théodore et Fortuné, puis-je vous enlever un instant Camille et Théo ?
Elle n’attendit pas la réponse et prit le bras des deux hommes qui s’excusèrent avec un sourire désolé.
– J’ai cru un instant que c’était nous qu’elle désirait enlever, pensa tout haut Fortuné.
– Je crains de n’être pas très enlevable ce soir, dit Théodore.
– C’est aussi mon avis et je crois qu’au point où nous en sommes, il faut que tu me parles de Corinne, tant qu’on nous laisse un peu tranquilles.
Fortuné repéra deux chaises libres dans un coin plus sombre du salon et invita Théodore à s’y installer. Au passage, il attrapa une carafe de vin dont il commença à verser le contenu dans leurs verres.