Londres, mercredi 28 novembre
En début de matinée, un mot de Charles Darwin adressé à mon hôtel m’informa qu’Isabel Riley, la fille d’Edmond Riley, acceptait de nous recevoir. Elle avait répondu immédiatement à la demande transmise par Syms Covington.
Deux heures plus tard, un majordome obséquieux nous introduisait sans un mot dans le salon du 16 Belgrave Square. Isabel Riley nous accueillit d’un ton grave. La pâleur de son teint contrastait avec sa robe sombre. Seul un petit rubis serti dans une broche sur sa poitrine apportait une touche de couleur.
– Veuillez m’excuser, dit-elle en saluant Darwin. Je n’avais pas compris que vous seriez accompagné… Je vous en prie, asseyez-vous.
On entendait des bruits de travaux à l’étage, des coups portés sur des murs, des voix d’ouvriers.
– Nous vous remercions infiniment de nous recevoir, Miss Riley…, commença Darwin.
– Mrs Dewey, depuis un mois, corrigea-t-elle. Mon mari s’est absenté ce matin. Nous habitons ici depuis notre mariage. La maison est encore en travaux. Ma mère demeure presque à côté.
Tout le quartier était en pleine construction. Darwin nous avait expliqué en chemin que Belgravia était depuis quelques années le faubourg d’élection de l’aristocratie anglaise, où la spéculation immobilière allait bon train. Depuis la fenêtre de notre cabriolet, il m’avait semblé que les maisons se ressemblaient toutes, avec, devant la porte d’entrée, un péristyle orné de deux colonnes grecques soutenant un balcon ouvrant sur le salon à l’étage.
De la même façon, Isabel Riley, jeune mariée, semblait partie pour mener une vie identique à celle de ses parents, à quelques dizaines de mètres de leur maison. Ses futurs enfants, à leur tour, s’installeraient sans doute non loin.
– … Veuillez m’excuser pour cette incompréhension et accepter mes félicitations, reprit Darwin. Nous ne vous prendrons pas beaucoup de temps… Une peine terrible accable votre famille… Permettez-moi… hum… de vous dire que je regrette profondément d’avoir eu ces deux disputes avec votre père le jour de…
– J’en suis convaincue, Mr Darwin, l’interrompit-elle. Je ne puis vous dire combien je suis également désolée que mon père vous ait porté tant d’animosité. Je ne puis en comprendre la raison, car je ne suis pas une scientifique comme lui et comme vous. J’en ressens une peine d’autant plus grande, pour lui, pour vous, pour ma mère et moi… À ce propos, je n’ai pas parlé à ma mère de votre venue aujourd’hui.
Elle se tut. Charles Darwin ne savait apparemment pas comment reprendre la parole. Sans être bien sûr de moi, je vins à son secours, en déformant un peu la réalité :
– Chère Madame, je me permets de prendre la suite. Je travaille avec la Préfecture de police de Paris. Je suis en séjour à Londres pour quelques jours et je suis un ami de Mr Darwin. À sa demande et en lien avec Scotland Yard, je participe à l’enquête sur la mort de votre père, ainsi que Mr Chétif qui me seconde.
Je jetai un regard à mes deux acolytes pour me faire pardonner de transformer ainsi les faits sans les avoir consultés, avant de poursuivre :
– J’ose penser que si vous nous recevez, c’est parce que vous n’accordez pas foi aux accusations qui visent Mr Darwin… et que vous êtes prête à nous aider à découvrir qui est le véritable auteur de cet acte monstrueux. Si nous sommes convaincus que Mr Darwin n’a pas… tué votre père, c’est parce que des faits indiscutables le prouvent. Mais nous avons besoin…
Isabel Riley – j’avais du mal à l’appeler autrement – leva une main hésitante :
– Puis-je connaître ces faits dont vous parlez ?
– Bien sûr. Au moins un membre du personnel de l’Athenaeum Club témoigne avoir vu votre père vivant, dans la bibliothèque du premier étage, vers dix heures du soir. Or au moins deux autres témoins peuvent confirmer que Mr Darwin a rejoint son domicile vers huit heures trente et n’en est pas ressorti de la soirée. Ces faits sont connus de la police. C’est pourquoi Mr Darwin n’a jamais été un suspect à leurs yeux, malgré ces deux disputes entre votre père et Mr Darwin qui font reposer les torts sur lui.
Isabel Riley hocha sobrement la tête en signe d’acquiescement :
– Qu’attendez-vous de moi ? J’ai accepté de vous voir car vous m’avez écrit qu’il était important et urgent que nous nous rencontrions. Je vous fais confiance. Mais je ne vous serai malheureusement d’aucune utilité. Mon père me parlait très peu de ses affaires. Bien que je sois sa fille unique, je n’étais pas dans ses confidences.
Elle ferma les yeux et se détourna. Cette distance entre son père et elle ne pourrait désormais jamais plus être franchie. Elle s’excusa, se leva et s’éloigna. D’un geste qu’elle crut discret, elle sécha une larme en nous tournant le dos, puis revint s’asseoir en affichant un sourire forcé.
– Veuillez m’excusez…, repris-je avec une voix que j’espérais la plus douce possible, nous ne souhaitons pas que vous nous parliez des affaires de votre père, mais simplement que vous nous disiez quelques mots sur lui. Nous ne le connaissions guère et nous avons besoin de savoir comment il allait ces derniers temps et si vous avez remarqué des choses particulières qui auraient affecté son comportement…
Elle réfléchit un moment puis dit :
– Je suis sincèrement désolée, mais je ne vois pas où vous voulez en venir… Je ne sais que vous dire.
Julian, Charles Darwin et moi nous regardâmes. Nous ne voulions pas importuner plus longtemps cette jeune femme. Soit elle n’était pas suffisamment proche de son père pour pouvoir nous renseigner, soit elle ne comprenait pas le sens de mes questions.
Darwin commença lentement à se lever, mais je l’arrêtai d’un signe. Isabel Riley gardait la tête baissée. Cherchait-elle dans ses souvenirs ce qui pourrait nous servir ? Si elle désirait que nous la laissions, elle saurait nous le dire clairement. Une minute s’écoula ainsi, qui parut une éternité. Puis sa voix frêle et déterminée raisonna à nouveau :
– Depuis quelques mois, mon père était très renfermé.
Je laissais quelques secondes s’écouler après chacune de ses paroles, pour ne pas la presser :
– Pourriez-vous préciser depuis quand ?
– Depuis environ un an.
– Un évènement l’a-t-il alors affecté particulièrement ?
– Pas à ma connaissance. Bien sûr, il a souvent connu, dans la famille ou dans son travail de géologue, des circonstances imprévues, parfois désagréables, parfois graves, mais je l’ai toujours connu résistant à tout, bravant les difficultés… jusqu’à ces derniers mois.
– Vous ne voyez donc pas de raison qui aurait pu provoquer cet… cet état mélancolique chez votre père ?
– Non, sinon peut-être des soucis de santé ou des changements d’humeur comme toute personne qui atteint un certain âge peut en connaître.
– Comment ce changement de caractère s’est-il manifesté ?
– Mon père restait enfermé dans son bureau encore plus qu’auparavant. Je crois qu’il se rendait moins souvent à l’Athenaeum Club, ce qui était pourtant son grand plaisir depuis qu’il y avait été admis. Je le voyais de plus en plus rarement. Ma mère restait discrète, mais je sais qu’elle souffrait profondément de cette situation.
Isabel Riley ne put continuer. Je crus qu’elle allait se lever et s’éloigner de nous à nouveau. Mais elle poursuivit :
– Ici, à Londres et surtout à Belgravia, la vie mondaine est très importante. Quand une famille cesse de recevoir chez elle, elle est moins invitée, les gens commencent à raconter des choses… Cela affecta beaucoup ma mère qui, de ce fait, voulut quitter la capitale, mais mon père le refusa… Je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela… Je vous prie de le garder pour vous.
– Cela va sans dire, n’ayez crainte. Ce qui est dit ici n’en sortira pas, sauf, évidemment, des faits nouveaux que nous devrions communiquer à la police.
– Je vous remercie… Mais je ne vois toujours pas comment ce que je vous dis peut être lié à la mort de mon père.
– Je l’ignore aussi, chère Madame. Mais c’est parfois en rapprochant des faits apparemment sans rapport qu’une vérité nouvelle surgit… Avez-vous parlé à la police de ce changement de caractère de votre père ?
– Non, ni ma mère, ni moi.
Je sortis de ma poche le petit sac en cuir :
– Connaissez-vous cet objet ?
– Ma mère en possède un semblable, je crois. D’où vient-il ?
– Nous pensons que votre père l’a apporté avec lui à l’Athenaeum Club le 21 novembre. Ce sac contenait une bougie que nous n’avons pas encore retrouvée.
– Ce genre de sac est assez commun, dit Isabel Riley. J’en parlerai à ma mère. Pouvez-vous me le laisser quelques jours ?
– Non, malheureusement. Nous devons le remettre à la police qui vous en reparlera, à votre mère et vous, si elle le juge nécessaire.
– Auriez-vous une explication sur le fait que votre père ait apporté une bougie au Club ce jour-là ?
– Non… Encore une fois, je ne vois pas quel lien cela pourrait avoir avec ce qui nous intéresse… J’espère que la police et vous possédez des pistes plus concrètes qui permettront d’identifier son assassin.
Elle dit cela calmement, mais on devinait qu’une certaine colère brûlait en elle. Ce fut au tour de Charles Darwin de mentir :
– Je puis vous assurer que Scotland Yard travaille sur des pistes très sérieuses. Nous devons les rencontrer aujourd’hui ou demain et nous vous en reparlerons. Nous ne pouvons pas vous en dire plus aujourd’hui.
– Je vous remercie. Je vous saurai gré, si vous le pouvez, de leur demander s’ils en savent davantage au sujet du mouchoir de mon père.
Je crus n’avoir pas bien entendu. Ma bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit. Darwin semblait rendu dans le même état d’incompréhension que moi. Heureusement qu’Isabel Riley avait toujours le regard baissé, plongé dans les motifs du tapis indien sur lequel nous reposions. Seul Julian garda la maîtrise de sa voix :
– Le… le mouchoir de votre père, dites-vous ?
– Oui.
Je retrouvai l’usage de la parole, mais pas de l’intelligence :
– Quel père… euh… pardonnez-moi, quel mouchoir ?
Isabel Riley me regarda, surprise à son tour :
– Le mouchoir ensanglanté qu’ils ont trouvé dans sa poche ce soir-là !
– Excusez-nous, nous ignorions son existence. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– Ils m’ont interrogée sur ce tissu taché de sang, qu’ils m’ont montré. Ils étaient étonnés de l’avoir trouvé plié en quatre dans la poche de mon père.
Je levai les yeux au plafond. Qu’était-ce que cette nouvelle histoire ? Comment Edmond Riley aurait-il pu prendre le temps, alors que sa gorge se vidait, d’éponger le sang avec son mouchoir, de le replier en quatre et de le remettre dans sa poche ? Je sais bien qu’en de tels moments, l’être humain peut être capable d’actes irraisonnés, mais tout de même !
– Le… la… la police ou vous-même avez-vous une explication à la présence de ce mouchoir dans la poche de votre père ? demandai-je.
– Je n’en ai aucune, répondit Isabel Riley.
Julian, Darwin et moi nous regardâmes, toujours abasourdis. Isabel Riley ne nous chassa pas, mais ce fut tout comme. Déçue par rapport aux espérances qu’elle avait mises dans notre rencontre, elle proposa que l’on se revoie dès que nous aurions des choses nouvelles à lui apprendre et se leva.
De notre côté, nous n’étions pas déçus. De nouvelles pièces venaient de s’ajouter au puzzle de la mort d’Edmond Riley. Même si nous ne savions pas encore à quels endroits les placer, elles apportaient de précieux éclairages à cette sombre histoire.