Le lendemain soir, lorsque Fortuné et Héloïse se présentèrent chez Corinne, il ne lui fallut pas plus de temps qu’à Théodore pour comprendre qu’il s’était passé quelque chose entre eux. Héloïse mit d’ailleurs les points sur les i en déclarant que les hommes du 3 impasse du Doyenné seraient déçus et les femmes comblées, car elle entendait bien dorénavant ne plus plaire qu’à un seul.
– On cherche souvent à plaire, dit-elle, mais sans toujours bien savoir à qui. Désormais, je sais.
Ils burent tous les quatre à la santé d’Héloïse et de Fortuné en regrettant que François et Champoiseau soient absents. Corinne annonça que le jeune épicier avait repris ses effets personnels chez Pépin et trouvé aujourd’hui, grâce au vieil homme, une place dans un restaurant du Palais Royal. Cette nouvelle fit plaisir à Fortuné. Ses deux amis restaient ainsi proches, l’un jouant en quelque sorte le rôle d’un père pour l’autre. Nul doute qu’aucun d’eux ne s’amuserait à raconter autour de lui ce qu’il savait de l’attentat du 28 juillet. Fortuné se promit d’organiser bientôt un grand dîner auquel il inviterait François, Champoiseau et ses trois amis présents ce soir.
Autour de la bonne table préparée par Corinne et Théo, ils s’informèrent mutuellement des nouvelles diffusées par les journaux. Les concerts avaient repris au Jardin Turc depuis hier. Gisquet avait adressé au Journal de Paris une lettre que d’autres gazettes reproduisaient, dans laquelle le préfet tentait de se justifier de son incapacité à intervenir à temps. Le Figaro disait et redisait que Girard était légitimiste et non républicain. Selon le rédacteur, les cinq canons situés à gauche de la machine infernale – donc ceux qui visaient la tête du cortège royal – n’avaient pas tiré, épargnant le roi, car la traînée de poudre destinée à leur mise à feu s’était trouvée interrompue.
– C’est le coup que j’ai porté à la machine qui a peut-être dispersé la poudre, dit Théodore.
Nul ne le saurait jamais.
La préfecture voulait donner l’impression qu’elle s’activait. Ce 31 juillet, la presse annonçait l’arrestation de nombreuses personnes, dont Travault, le marchand de vin du 52 boulevard du Temple, M. et Mme Périnet… et Victor Boireau ! Le Figaro le qualifiait de « confident » plutôt que complice de Girard et expliquait que l’ouvrier lampiste avait, par personne interposée, appris au commissaire Dyonnet qu’un complot se tramait. Dyonnet avait ensuite averti Gisquet dans la nuit précédant l’attentat. Boireau avait-il agi intentionnellement, dans un élan de remord, ou avait-il simplement un peu trop parlé autour de lui, comme avec Camille, l’amie de Corinne ?
Il est impressionnant de lire dans le journal le nom de personnes que l’on connaît, remarqua Héloïse.
– Et toi, Théo, quand commences-tu à la Préfecture ? demanda Fortuné en riant.
Il s’attira un regard noir de son ami, qui déclara :
– Je suis passé à la morgue ce matin. J’ai été enterré aujourd’hui.
– C’est incroyable, dit Héloïse. Comment Gisquet peut-il laisser faire cela ? Quiconque interroge le premier venu apprendra que tu es bien vivant !
– Gisquet a d’autres chats à fouetter que de s’intéresser à mon sort, répondit Théo. Je suis sûr qu’il m’a déjà oublié. Pour ce qui est de mes amis, de mes parents et même de mes voisins, aucun à part vous – et à part Gautier et Labrunie – ne m’a revu depuis dimanche.
– Tu n’es pas retourné chez toi depuis dimanche ? questionna Fortuné.
– Non, répondit Corinne. Pour l’instant, il reprend des forces chez moi.
– Va t-il falloir apprendre à parler de toi au passé ? dit Héloïse.
– Non, je compte bien ressusciter et le faire savoir à mes amis, en particulier ceux qui occupent le second étage de l’impasse du Doyenné… Ils sont habitués aux réapparitions ! ajouta Théo en embrassant Corinne. Il faudra juste prévenir Gautier et Labrunie en douceur que j’en ai fini avec la mort…
– Et après on se demande où les poètes vont chercher leur inspiration ! dit Corinne. Le plus drôle est la nouvelle que j’ai recueillie cet après-midi : le domestique de Théo a plié bagages !
– Comment cela ? demanda Héloïse.
– Ne le voyant pas revenir dimanche, il a fini par échouer mardi au 3 impasse du Doyenné, où Gautier et Labrunie lui ont délivré un fatras d’explications contradictoires d’où il ressortait qu’il ne verrait jamais plus son maître vivant. Le domestique a déclaré aussi sec : « Je l’aimais bien, mais j’aimerai aussi bien le prochain » et il est reparti faire sa valise !
– Ainsi, Théo, remarqua Fortuné, si tu disparaissais réellement, personne excepté François, Champoiseau et nous trois n’en serait étonné. Excepté aussi, bien sûr, ta famille en Bretagne.
– Il y a longtemps que je ne lui manque plus, soupira Théo.
– Que dis-tu là ? s’exclama Fortuné. Ce n’est pas parce que tu es monté à Paris que tu n’es plus cher à leur cœur !
– Tu les connais un peu. Tu sais bien ce que je veux dire.
– Bref… Théo, nous te laissons la liberté de ressusciter quand tu le désireras, dit Fortuné en souriant. Quand à nous, que répondons-nous aux propositions…
– Aux menaces, interrompit Corinne.
– Aux menaces… de Gisquet, acheva Fortuné.
– Il est dans une mauvaise posture, dit Théodore. Aujourd’hui encore, Le Figaro réclame sa démission et celle de Thiers. Si nous allons voir Le Figaro et que nous leur racontons tout, ils risquent de nous croire.
– D’autant plus, ajouta Fortuné, que j’ai écrit le détail de ce qui nous est arrivé et qu’ils n’auraient qu’à le publier.
– Tu te rends compte quel feuilleton cela représenterait ! Ils te paieraient un pont d’or ! dit Héloïse, à qui son amant avait appris hier l’existence du manuscrit conservé dans le coffre de Veritas.
– Oui, c’est cela ! poursuivit Fortuné, goguenard. Et les gens nous arrêteraient dans la rue pour nous féliciter !
– … ou nous agresser ! reprit Héloïse.
De toute façon, ils n’envisageaient pas vraiment de se faire payer pour raconter un événement qui avait coûté la vie à tant de personnes.
Corinne dit avec une voix éteinte :
– La préfecture est aux ordres de Thiers et de Louis-Philippe. Ils feront tout ce qu’ils peuvent pour nous discréditer. Ils se préparent déjà à museler la presse…
– C’est la Chambre des Pairs qui va mener le procès, précisa Théodore. Il y a là quelques honnêtes gens. Il y a aussi des avocats qui savent défendre une cause juste.
– Et n’oublions pas, renchérit Fortuné, qu’il faudrait ouvrir une seconde enquête sur une vérité que la préfecture veut cacher : ce qui s’est réellement passé impasse du Doyenné dimanche soir et comment sont morts quatre hommes dont un républicain nommé Damaisin.
Corinne était en train de retirer un plat de la table. Elle s’arrêta soudain dans son geste.
– Jacques ?…, dit-elle.
Fortuné se tourna vers Théodore. Le visage de son ami était devenu blême. Le Jacques qui avait entretenu une correspondance avec Corinne n’était autre que Damaisin.