Le Mount, mardi 27 novembre, début de soirée
Le Mount est une grande maison que le docteur Darwin a fait construire il y a quarante ans à Shrewsbury pour accueillir sa future progéniture. Nous y arrivâmes en début de soirée, assez épuisés par un trajet de deux jours.
Il faisait nuit, mais nous aperçûmes le chemin que Julian m’avait décrit, le long duquel chaque matin, lorsqu’ils étaient enfants, Charles Darwin et son frère Erasmus se promenaient trente minutes avec leur père afin d’admirer la nature et de penser à la journée à venir.
On nous introduisit dans la bibliothèque de la maison et Charles Darwin apparut quelques instants plus tard.
Jamais jusqu’alors je n’avais rencontré un homme semblant à la fois aussi désespéré et plein d’espoir.
Il nous accueillit avec un sourire forcé. Ses traits étaient tirés, mais son maintien impeccable. Il avait une trentaine d’années, les cheveux et favoris brun-roux, une calvitie naissante et un air de jeune garçon sérieux, mais qui avait déjà vécu nombre de choses. Ses yeux sombres semblaient ne jamais s’arrêter par hasard sur un objet ou une personne.
Sa santé avait été atteinte par son voyage à l’autre bout du monde. Il ne pouvait plus travailler de trop longues heures sans ressentir des palpitations, des vomissements ou de fortes migraines.
Dès les premiers instants de notre rencontre, je mesurai que ma maîtrise de la langue anglaise avait un peu progressé depuis mon dernier séjour, mais pas autant qu’il aurait fallu. L’aide de Julian était bienvenue.
On nous servit à boire.
Darwin s’étendit en remerciements et en paroles de bienvenue. Il demanda comment s’était passé notre équipée depuis Londres et je répondis je ne sais quelle banalité, en oubliant que je parlais à un homme qui avait déjà effectué un tour du monde. Puis, profitant que nous n’étions pas encore entourés d’autres membres de sa famille, il en vint rapidement au fait :
– Par respect pour mes proches, les membres du Club taisent pour l’instant cette histoire. Mais je sais que quelques-uns se feront bientôt un plaisir d’en parler et je redoute chaque matin de la voir étalée dans les colonnes des journaux.
Comme il était disposé à aborder le sujet de front, je fis de même :
– Comment expliquez-vous cette mort tragique d’Edmond Riley ?
– Si j’avais une explication, je l’aurais livrée à la police. Je connaissais peu Mr Riley. Nous ne nous parlions guère, sauf ce jour funeste.
Je sursautai :
– Excusez-moi. Vous dites que vous lui aviez très rarement parlé auparavant ?
– Tout à fait… C’est le soir du seul jour où nous nous échangeons vraiment la parole, qu’on le retrouve mort !
– Vous n’aviez donc eu que de très rares échanges au Club avant le 21 novembre ? insistai-je.
– En effet.
– … Et peut-être d’autres rencontres dans d’autres lieux ?
– Il appartenait à la Société de géologie, dont je suis le secrétaire. Nous nous y croisions de temps en temps. Mais il y a là-bas aussi beaucoup d’autres membres et je n’avais pas d’attaches particulières avec Mr Riley.
Je livrai une hypothèse que j’avais méditée depuis hier :
– Une éventualité serait que quelqu’un l’ait tué en souhaitant vous en faire porter le chapeau.
Darwin exprima son scepticisme par un haussement de sourcils.
– Si c’est le cas, poursuivai-je, cela pose plusieurs questions que vous vous êtes peut-être déjà posées : qui aurait voulu le tuer et pourquoi ? Pourquoi diriger les soupçons vers vous ? Est-ce un hasard, ou le meurtrier a-t-il profité opportunément des deux disputes que vous avez eues ce jour-là avec Mr Riley ?
– Je me suis en effet posé ces questions, sans y apporter de réponse, répondit Darwin avec un soupir. Mon Dieu, comme je regrette de m’être rendu ce jour-là à l’Athenaeum Club !
– Il est aussi possible que vous n’ayez pas de regret à avoir, Mr Darwin.
– Que voulez-vous dire ?
– Si le meurtrier voulait à tout prix orienter les soupçons vers vous, vous auriez pu être ailleurs ce soir-là, il aurait frappé un autre jour ou d’une autre manière. Si, par contre, il n’avait pas ce projet et s’il a juste assisté à l’une ou l’autre de vos deux disputes par hasard et a décidé d’en profiter pour tuer Mr Riley, en effet les choses auraient peut-être été différentes si vous n’aviez pas été là… Il serait en tout cas bien utile d’avoir la liste des personnes présentes à l’Athenaeum Club le 21 novembre.
– La police l’a établie le mieux possible, dit Darwin, en sachant que seules les réservations pour le déjeuner ou pour les salles privées sont notées. Le Club n’enregistre pas l’entrée ou la sortie de tel ou tel membre.
– Cette piste va être difficile à suivre… Connaîtriez-vous tout de même un moyen d’accéder à cette liste ?
– Je peux demander conseil à mon père.
– Je vous en remercie infiniment… Et pour bien comprendre, Mr Darwin : pouvons-nous parler d’une inimitié entre vous et Mr Riley ?
– Oui et non.
– Que voulez-vous dire ?
Darwin hésita un moment :
– … Nous travaillons tous deux sur des questions qui touchent à la zoologie et à la géologie, reprit Darwin. Mes vues ne sont pas tout à fait celles de Mr Riley. Je les connais assez bien : il les a publiées et il en parle abondamment. Mais je ne vois pas comment il connaîtrait les miennes, puisque je ne les ai pas encore rassemblées et publiées.
Il s’agissait donc de controverses savantes. De quoi se fâcher sérieusement entre hommes de science. Mais de là à agresser verbalement son adversaire en public, dans un lieu comme l’Athenaeum Club où, j’imagine, le respect et la discrétion sont de rigueur !…
– Pourtant, insistai-je, ce jour-là, Mr Riley n’a-t-il pas exprimé les raisons de son ressentiment à votre égard ?…
– Non. Il a seulement dit que je trahissais la Société de géologie et la confiance de mes pairs, et que je n’avais pas ma place à l’Athenaeum.
– En effet, ces paroles sont violentes !…
– Je n’ai pas réagi, parce que j’étais sidéré et parce que je ne suis pas doué pour les controverses, encore moins en public.
– Est-il possible de connaître la raison profonde de votre différend ?
Darwin se renfrogna :
– Je n’ai pas l’esprit à vous en dire plus aujourd’hui, veuillez m’excuser.
– Comment donc expliquez-vous que Mr Riley en ait eu connaissance ?
– Il en a peut-être entendu de vagues allusions faites par un membre de la Société de géologie à qui j’en ai fait part…
– Votre différend avec Mr Riley était-il connu d’autres membres de l’Athenaeum ?
– Je ne le pense pas.
– Savez-vous qui je pourrais interroger pour en savoir plus ?
Darwin réfléchit plusieurs secondes.
– La police a interrogé plusieurs membres du Club, mais je ne vois pas comment vous pourriez obtenir ces renseignements. Elle ne vous dira rien… Mais vous pourriez questionner Charles Lyell…
– Qui est-ce ?
– Il est géologue, membre de l’Athenaeum et il connaissait Riley. C’est l’auteur des récents Principes de géologie. C’est lui qui m’a encouragé à entrer au Club. Je lui fais la plus grande confiance.
– Je vous saurai gré de lui demander s’il accepte de me rencontrer.
– Je m’en occupe.
Julian se recala dans son fauteuil.
– Fortuné, si je vous comprends bien, vous évoquez l’éventualité d’une intention délibérée de nuire à Mr Darwin ?
– C’est une possibilité. Si l’on regarde cette affaire sous l’angle de ses conséquences dramatiques, il est évident qu’elle met en cause l’honneur et la réputation de Mr Darwin, et aussi de sa famille. Et elle vous épuise nerveusement et vous empêche de poursuivre vos travaux… Si des personnes veulent ternir votre réputation, elles doivent à présent se réjouir de la situation.
Charles Darwin ferma les yeux. Il semblait essayer de mesurer la portée de cette hypothèse.
– Mais qui voudrait me nuire ainsi en allant jusqu’à tuer !… Non, vraiment, je ne vois pas, je ne vous suis pas… Bien sûr, j’ai des désaccords avec des confrères, mais de là à…
– Ce n’est qu’une éventualité, précisai-je à nouveau.
– J’espère qu’elle ne sera pas écartée, intervint Julian.
– Que voulez-vous dire ? enchaîna Darwin.
– Cette hypothèse fait horreur, dit Julian, mais elle aiderait à vous innocenter.
J’approuvai du menton et m’adressai à Darwin :
– Elle nécessiterait plusieurs concours de circonstances. Il faudrait d’abord qu’existent des personnes qui cherchent profondément à vous nuire, et ensuite qu’elles aient assisté à l’une de vos disputes de ce jour-là, ou bien que quelqu’un leur en ai parlé avant l’heure de la mort de Mr Riley.
… Plusieurs conditions à réunir en même temps. Et en règle générale, je ne croyais pas beaucoup à de tels concours de circonstances. Cela portait un coup à cette hypothèse qui pouvait mettre Charles Darwin hors de cause. Quelles autres pistes imaginer ?
Notre échange s’arrêta là pour le moment, car on entendait des bruits dans la maison et le docteur Darwin vint nous annoncer que le dîner était prêt.