Après une messe dimanche matin 26 juillet, Fortuné avait passé le début d’après-midi à écrire à sa famille, lui racontant ses rencontres avec Gautier, Labrunie, Balzac et Vidocq, tout en brodant autour une histoire pas toujours conforme à la réalité. Il avait rejoint en milieu d’après-midi sa salle de combat favorite, comme il le faisait souvent le dimanche. Il avait pratiqué la canne avec force et application, cherchant à trouver le juste équilibre entre concentration et débauche d’énergie qui l’aiderait à faire face à l’imprévu à venir. Avant de ressortir de chez lui en fin d’après-midi, il prit la précaution de regarder par sa fenêtre s’il apercevait un homme de Vidocq en faction. Beaucoup de monde passait dans la rue pour quitter le boulevard ou s’y rendre. Il ne distingua rien qui put ressembler à un homme de Vidocq. Il choisit dans son armoire une redingote et un chapeau qu’il portait rarement, sortit et prit la rue Grange-Batelière vers le boulevard, qu’il traversa pour rejoindre la place de la Bourse. Il emprunta la rue Vivienne, traversa la cour des frères Roquebère puis la galerie Vivienne jusqu’à la rue Neuve des Petits-champs. Certain de n’avoir pas été pris en filature, il retrouva Théodore dans un restaurant de la rue Saint-Honoré. Chez lui, Fortuné avait pris soin de charger un petit pistolet. Théo s’était muni d’une courte dague. Lui aussi pensait n’avoir pas été suivi.
Il était environ neuf heures du soir lorsque les deux amis retrouvèrent Champoiseau – armé, lui, de sa canne-bâton – et Allyre place du Carrousel. Un bref conciliabule, puis ils se séparèrent afin de contrôler les abords de l’impasse du Doyenné : Fortuné et Théodore emprunteraient la rue du Carrousel pour rejoindre le fond de l’impasse par le Manège des Écuries du Roi ; Allyre et Champoiseau suivraient la rue du Doyenné afin d’entrer dans l’impasse par sa voie naturelle. Dans la cour du numéro 3, ou plus sûrement dans l’appartement du premier étage, ils espéraient tous retrouver Corinne.
Théodore et Fortuné eurent beau avancer prudemment dans la rue du Carrousel, ils n’observèrent rien d’anormal, pas plus que dans l’ancien manège. Lorsqu’ils passèrent la tête dans l’impasse, ils virent d’abord un tombereau qui stationnait devant un bâtiment du côté pair et dont les conducteurs étaient occupés dans les étages à vider des fosses d’aisances.
Puis ils eurent deux surprises.
Tout d’abord, aucune lumière n’éclairait les grandes fenêtres du premier étage du numéro 3. Ensuite, parmi les rares passants qui déambulaient dans la lueur du jour tombant, ils aperçurent Champoiseau qui s’avançait d’un pas traînant à l’autre bout, s’appuyant sur sa canne.
– Mais que fait le vieil homme ? s’interrogea Théodore. Où est Allyre ?…
Son compagnon le retint par la manche :
– Attends ! Regarde, Champoiseau nous a vus. Il ne nous fait pas signe. Il doit se passer quelque chose…
Arrivé à la hauteur du numéro 3, Champoiseau obliqua à droite et disparut dans la cour.
Théodore sortit sa dague et dit :
– Je ne comprends rien à ce qui se passe, allons-y !
Fortuné ne relâcha pas la pression sur le bras de son compagnon :
– Théo, il y a des moments où il faut faire confiance à ses amis.
Mais le jeune homme, sa dague dissimulée dans sa manche, surgissait de sa cachette et s’engageait dans l’impasse.
– Réfléchis bien à ce que tu fais ! lui dit une dernière fois Fortuné.
Ne pouvant le laisser aller seul, il s’apprêtait à le suivre lorsque, tout à coup, Théodore fit demi-tour et regagna son abri sans un mot. Tous deux se remirent à l’affût. La lanterne municipale commençait à dispenser plus de lumière que le jour. Cela faisait trois ou quatre minutes que Champoiseau n’avait pas réapparu et Allyre restait invisible. Théodore regarda son ami :
– J’ai assez fait confiance. Maintenant, j’y vais.
Et il se dirigea vers le numéro 3.
Fortuné le retrouva aussitôt, lui enjoignant de marcher le plus près possible des bâtiments des numéros impairs :
– Si l’on nous observe de là-haut, dit-il en désignant le premier étage, au moins ne nous faisons pas trop remarquer !
Ils parvenaient juste au porche de la cour du 3 lorsqu’ils se heurtèrent à Champoiseau qui sortait et s’adressa aussitôt à eux :
– Chut ! La cour était surveillée. Mais maintenant, la voie est libre. Il n’y avait personne d’autre que cet énergumène.
Il pointa le menton en direction d’un corps étendu en bas des marches qui menaient à l’entrée.
– J’ai fouillé toute la cour et j’ai visité la cage d’escalier, précisa le vieil homme.
Allyre les avait rejoints. Après un rapide coup d’œil, il regarda ses trois acolytes avec un grand sourire :
– Champoiseau a flairé que quelqu’un pouvait nous attendre dans la cour. Il m’a convaincu qu’un vieux demi-solde(1) pouvait paraître assez inoffensif pour ne pas éveiller le soupçon et être assez robuste pour faire le coup de poing en cas de besoin.
– Champoiseau ! Vous avez servi sous l’empereur ! Vous cachez bien votre jeu !, s’exclama Fortuné.
– Comme la plupart de mes congénères, répondit le vieil homme en écartant son manteau. On distinguait dessous un ancien uniforme de l’Empire.
Il reprit :
– La cour m’a d’abord semblé vide. Je me dirigeais vers l’escalier quand une ombre a surgi de je ne sais où. L’homme m’a demandé où j’allais. Ma réponse l’a frappé d’abord à l’estomac puis à la nuque, ajouta-t-il avec un clin d’œil en montrant sa canne. Et j’ai trouvé ça glissé dans sa ceinture.
Il montra un poignard.
– Mais… s’il s’était agit d’un locataire de l’immeuble ? demanda Fortuné.
– À l’armée, j’ai appris qu’on frappe d’abord et qu’on pose les questions ensuite, répondit Champoiseau.
L’homme en question commençait à retrouver ses esprits. Le demi-solde sortit un grand mouchoir sale de l’une de ses poches et le lui enfonça profondément dans la bouche. Il réfléchit tout haut :
– Je pense que ce gars surveillait la cour. S’il avait vu entrer quelqu’un correspondant à la description de Monsieur Bonnefoy, il aurait immédiatement donné l’alerte à ses complices.
– Cela confirmerait donc qu’ils nous ont précédés et qu’ils nous attendent au premier étage, dans l’obscurité, dit Fortuné. À moins qu’ils n’aient allumé quelques chandelles. Mais on voit mal de la rue, et il est trop risqué d’aller observer depuis en face.
Il comprenait de moins en moins les intentions de Corinne et s’inquiétait sérieusement de ce qui allait advenir. Quelle surprise les attendait à l’étage ?
– Combien sont-ils à nous attendre là-haut ? demanda Théodore, pressant sa dague sous la gorge de l’homme. Si vous essayez de crier, vous n’en aurez pas le temps.
Champoiseau tira un peu sur le mouchoir. Les yeux de l’homme pleuraient de suffocation et peut-être aussi de peur. Il dit qu’il y avait un homme et une femme, mais qu’il ne les connaissait pas.
– Le gars est-il brun avec une mèche blonde ? interrogea Champoiseau.
L’homme réfléchit un instant. Il fit une grimace et du sang perla sur la lame effilée de la dague. Théodore avait donné un léger coup de poignet. L’homme fit oui de la tête.
– Sont-ils armés ? demanda Fortuné.
L’homme fit non de la tête. Lorsque la dague ouvrit une nouvelle blessure, il grommela quelque chose, les yeux paniqués.
– Quoi ? insista Fortuné.
– Damaisin a un couteau, répéta l’homme.

Fortuné et Théodore s’engagèrent prudemment dans l’escalier, laissant Allyre et Champoiseau faire le guet en bas, prêts à grimper en cas de nécessité. Fortuné marchait en tête. Il tenait par le collet l’homme encore un peu assommé et lui enfonçait légèrement sa dague dans le dos. L’obscurité gagnait rapidement du terrain. Heureusement ou malheureusement, Labrunie, Rogier, Gautier et leurs amis avaient sans doute envahi ce soir un théâtre, un restaurant ou un bal public. Fortuné avait pensé trouver ici un terrain neutre et sûr pour leur rendez-vous. Au lieu de cela, un appartement plongé dans le noir les attendait.
Au premier étage, la porte n’était pas fermée. Une simple poussée la fit s’entrouvrir. Fortuné n’y voyait goutte, mais il connaissait maintenant les lieux. Tout en étant attentif au moindre bruit ou à la moindre clarté et en essayant de protéger son dos du mieux qu’il pouvait, il menait en silence l’homme vers le grand salon, lui rappelant par de petits coups de dague que sa vie ne tenait qu’à un fil.
À l’entrée de la vaste pièce, Théodore dit tout bas à Fortuné :
– Corinne est là, je sens son parfum.
En prenant garde de faire craquer le moins possible les lames du parquet, Fortuné passa la tête à travers la porte du salon. L’obscurité était entière et le silence impressionnant. Combien étaient-ils ? Où étaient-ils ? Où était Corinne ?
Par un mystère que l’on ne s’expliquait pas, Théodore possédait depuis l’enfance un odorat et une ouïe très aiguisés. Il avait à plusieurs reprises étonné Fortuné lorsqu’ils vivaient en Bretagne, parvenant par la patience et grâce à la finesse de ses sens à attraper à la main des taupes, des lapins et des chats sauvages qui échappaient aux autres enfants.
Théodore resta à l’affût. Fortuné craignit que l’homme n’en profite pour dévaler l’escalier. Il appuya plus fortement la dague, sur sa gorge cette fois.
On entendait seulement le tic-tac d’une pendule perchée quelque part dans la pièce. Cela faisait maintenant plus de cinq minutes qu’ils restaient ainsi, immobiles et silencieux tous les trois. Théodore se tourna lentement vers son camarade et chuchota d’une voix presque inaudible :
– Je crois qu’il y a du monde à droite.
Tout à coup, dans un léger bruit de tissu, une silhouette s’approcha de l’une des grandes fenêtres ouvertes, à gauche. La lanterne de l’impasse projeta sur elle une faible lumière. C’était une femme. C’était Corinne.

Elle prononça doucement le prénom de son amant lorsqu’elle le vit se diriger vers elle et fit deux pas vers lui. Ensuite, tout alla très vite. Un homme apparut derrière Théodore et lui porta un coup à la tête. Théo demeura à moitié assommé, se retenant à la rambarde. Corinne s’accrocha à lui, mais un autre homme s’empara d’elle. Théo se redressa. Le premier homme lui porta un autre coup, cette fois-ci en plein visage et si violent que le jeune homme bascula sans un mot par la fenêtre. Corinne cria : « Théodore ! »
Fortuné ajusta la première silhouette avec son pistolet et fit feu. Sa main ne trembla pas. L’homme poussa un cri et tomba en avant, heurtant Corinne qui continuait à se débattre. L’autre, celui qui la maîtrisait, se débarrassa d’elle en lui portant un coup à la tête. En bas, on entendit Allyre crier « Fortuné ! » et grimper quatre à quatre les marches de l’escalier. Fortuné voulut se jeter sur l’homme près de la fenêtre, mais il fut violemment projeté sur sa gauche par un troisième qui avait surgi du côté droit et se précipita dans l’escalier, se heurtant violemment à Allyre. Fortuné se remit sur pieds et courut vers Corinne qui tremblait de tout son corps, mais ne semblait pas blessée. L’homme qui l’avait agressée n’attendit pas son reste, traversa le salon et le couloir en se repérant à la faible lumière qui grandissait depuis la cage d’escalier, et dévala lui aussi ce dernier. Fortuné se lança après lui. Il entendit une bousculade, une chute, des pas à nouveau, puis une voix forte crier :
– Rendez-vous, nous sommes armés !
Cette voix, il la reconnut. Ce n’était ni celle de Champoiseau, ni celle d’Allyre. C’était celle de Vidocq.

Quatre ou cinq coups de feu claquèrent au milieu de cris, puis un dernier cri et une dernière détonation. Fortuné, parvenu en bas, vit un corps étendu devant les marches et un autre plus loin. Tous deux semblaient sans vie. Il mit les bras en l’air pour ne pas être pris pour cible et s’avança. Il apprendrait plus tard que l’homme devant la porte avait été tué par deux balles et que l’autre, seulement blessé, avait sorti un pistolet avant d’être achevé par Vidocq. Une mèche blonde se distinguait entre le sang et le brun de sa chevelure. Il était grand et fortement charpenté. Même mort, il semblait encore imposer la force et le respect.
Dans l’impasse, des lampes s’allumaient à différents étages. Plusieurs silhouettes s’approchèrent des corps et commencèrent à les fouiller consciencieusement, sous l’œil attentif de Vidocq. Celui-ci avait reconnu Fortuné, qui ne trouva pas d’autre geste que de serrer la main qu’il lui tendit. Il chercha des yeux Allyre et Champoiseau, qu’il ne vit pas. Ils étaient sans doute remontés trouver Corinne.
Sur le pavé de l’impasse, sous les fenêtres du numéro 3, un corps reposait, la tête fracassée, méconnaissable, baignant dans une mare de sang aux pieds de quelques personnes dont M. Marut de Lombre, commissaire de police du quartier des Tuileries, locataire du numéro 6, qui avait attendu que le quartier retrouve son calme avant de sortir dans la rue.
Fortuné s’approcha de l’attroupement et fut rejoint quelques instants plus tard par Vidocq, qui lui déclara, tout en évitant de s’approcher du commissaire :
– Je suis désolé pour votre ami Monsieur Bonnefoy. Je dois signaler son décès à la Préfecture, ainsi que celui des trois républicains qui ont trouvé la mort. Mes hommes viennent de visiter l’appartement et ont en effet trouvé un troisième cadavre. J’imagine que vos deux autres amis, le vieil homme et le polytechnicien, ont emmené la demoiselle à l’abri. Savez-vous où elle se trouve ?
– Non, je l’ignore.
Comment Vidocq savait-il qu’Allyre était polytechnicien ? Comment l’avait-il identifié ?
– Mes hommes ont fouillé tous les étages…, continua-t-il. Et je ne vois pas comment vos amis – il insista sur le terme – auraient pu sortir par l’impasse. Je les aurais vus… Je vous demanderai de passer avec Melle Prévost à mon bureau, demain à la première heure, afin de me faire le récit de cette soirée. Je serai obligé de faire un rapport à la Préfecture, bien que ces messieurs, tous aussi compétents que celui que vous voyez là – il désigna Marut de Lombre –, estiment que ce que je fais est de la « contre-police ». Ils vous interrogeront sur ce qui s’est passé là-haut. Si toute cette histoire couvait un projet d’attentat contre le roi, ils voudront s’assurer qu’il n’y a plus aucun risque pour la revue de la Garde nationale après-demain. Je n’exclus pas qu’il reste des complices en liberté. Je vous fais confiance, Monsieur Petitcolin. Présentez-vous demain chez moi à la première heure, avec Melle Prévost.
– Bien, Monsieur Vidocq, nous y serons… C’est la femme de chambre qui vous a renseignés, n’est-ce pas ?
– Oui. Nous lui avions promis une récompense pour toute nouvelle information. C’est une méthode critiquable, mais vous lui devez une fière chandelle. Cette jeune écervelée nous a transmis une copie de votre dernier mot à sa maîtresse. On croit que ce qui fait la bonne police, c’est l’intelligence et la connaissance de l’être humain. On se trompe. C’est de savoir recruter et récompenser de bons indicateurs.
Plusieurs gardes nationaux étaient arrivés sur les lieux, ainsi qu’un sergent de ville et deux inspecteurs de la « Brigade du Château » qui protégeait les Tuileries, venus s’informer des événements. Le commissaire estima le moment venu de prendre les choses en main et commença à faire disperser les curieux et à organiser l’enlèvement des corps. Vidocq et ses hommes interrogeaient encore discrètement quelques voisins, en quête d’informations sur Corinne. Fortuné prit le temps de s’éloigner pas à pas, et, après s’être assuré que personne ne le surveillait, fila en direction de l’escalier du numéro 3.

Il ne s’arrêta pas à l’étage de l’appartement de Rogier et Labrunie, mais à celui de l’étage supérieur, et frappa. La porte s’entrebâilla. Ce n’est pas la femme âgée qui habitait là qui lui ouvrit, mais un Allyre boitant un peu et arborant un beau coquard à l’œil gauche, sur lequel il pressait un tissu humide. Fortuné fut rassuré de le trouver vivant et en bonne santé.
Ils avaient pris la précaution, la veille, de frapper à cet étage et avaient convaincu la propriétaire, avec beaucoup de patience, de ronds de jambe et d’histoires abracadabrantes, de leur ouvrir la porte si d’aventure ils avaient besoin, tard ce soir, de trouver un endroit calme pour « une jeune amie de Gérard revenue d’un long voyage. » Comble de chance, la vieille dame était sourde. Elle ne se plaignait jamais du tumulte organisé par ses voisins du dessous, et ce soir, elle avait à peine entendu les coups de feu, les cris et les cavalcades dans l’escalier. Il faut dire aussi que Labrunie l’emmenait parfois au théâtre – où elle n’entendait pourtant guère mieux –, ce qui fait malgré tout qu’elle l’estimait grandement. Lorsque les hommes de Vidocq avaient frappé chez elle il y a quelques minutes, elle était allée leur ouvrir en robe de chambre et les avait poliment mais fermement mis à la porte.
La joie de Fortuné fut à son comble lorsque, sur le canapé du petit salon, il aperçut Corinne qui tantôt pleurait, tantôt parlait, tantôt serrait contre son cœur l’homme qu’elle aimait : Théodore Bonnefoy.

(1) : Officier de l’armée de Napoléon, rendu à la vie civile après la chute de l’Empire.