Si l’enfer a une antichambre, cela doit ressembler à l’endroit où nous étions. Je remerciais le ciel qu’Héloïse ne soit pas ici. La vision du lieu l’aurait sans doute marquée à vie. Il me rappela, en pire, l’horrible cellule souterraine dans laquelle Raphaëlle, l’amie de Théodore, avait été enfermée il y a presque trois ans (1).
Pour accéder à cette pièce où Edmond Riley avait vécu ses derniers instants, il fallait descendre un escalier depuis le rez-de-chaussée de l’Athenaeum Club, puis emprunter un labyrinthe de couloirs voûtés qui conduisaient à des cuisines, des bureaux, des celliers et des réserves. Si j’en croyais mon sens de l’orientation, nous étions sous Waterloo Place.
La pièce faisait une vingtaine de mètres carrés. Un tas de meubles et d’ustensiles y étaient entassés et attendaient un avenir meilleur. Le mur qui nous faisait face était encore marqué de taches brunes jusqu’à une hauteur de plus d’un mètre, ce qui donnait une idée de la puissance du jet de sang qui avait jailli de la gorge d’Edmond Riley. Pas de doute, c’est bien là qu’il avait été tué et pas ailleurs. Le sang ne jaillit pas longtemps ainsi d’un cou sectionné et la victime est alors clouée sur place, sauf si elle se trouvait dans l’élan d’une marche ou d’une course, ce qui n’était très vraisemblablement pas le cas d’Edmond Riley.
J’observais discrètement Charles Darwin. Il semblait saisi d’effroi et observait la scène avec concentration. Je voulais vérifier que c’était bien la première fois qu’il la voyait. C’était apparemment aussi le cas pour le jeune employé. Je demandai à Edward Magrath :
– A-t-on trouvé du sang dans le couloir ?
– Non. Nulle par ailleurs que dans cette pièce.
Devant le mur se tenait une table parsemée de petites taches brunes qui ressemblaient à des traînées. Le sang d’Edmond Riley. Bien que sa surface ait été nettoyée à la va vite, le liquide avait eu le temps d’imprégner un peu le bois. Il restait un genre de rectangle vierge de toute tache, un peu déformé.
– Un objet se trouvait ici, dis-je. Il a été enlevé ?
– Une bougie, dit Edward Magrath.
– Quand l’avez-vous vue ?
– Le matin, quand… quand nous avons découvert le corps.
Il frissonna à ce souvenir.
– C’est donc vous le premier qui avez…
– Non, un employé de cuisine. C’est un hasard malheureux… ou heureux. Il n’était pas bien réveillé et s’est trompé de porte. Il voulait aller dans le cellier qui est à côté… Il a d’abord vu le sang sur le mur. C’est seulement en s’approchant qu’il a aperçu le corps et m’a aussitôt fait appeler. J’ai tout de suite reconnu Mr Riley et j’ai prévenu Mr Croker, le fondateur du Club. L’un de nous est allé prévenir la police. Il était évident que Mr Riley avait été assassiné.
Après une hésitation, Magrath reprit la parole :
– La police est arrivée une heure plus tard et nous a interrogés. Nous avons évoqué les altercations malheureuses que vous avez eues la veille avec Mr Riley, Mr Darwin, tout en affirmant que nous excluions bien sûr toute responsabilité de votre part. C’est, je crois, après notre interrogatoire qu’ils sont allés vous trouver chez vous.
– Vous avez fait votre travail, dit Darwin, et je vous en remercie sincèrement. Nous ne devons rien cacher à la police.
– Pouvez-vous nous dire comment était disposé le corps ? enchaînai-je.
Magrath désigna différents endroits entre la table et le mur :
– La tête se trouvait là, dans une mare de sang. La main droite serrait encore la gorge. Les yeux étaient ouverts, fixes, exorbités. Le bras gauche était le long du corps, contre le mur.
– A-t-on retrouvé l’arme du crime ?
– Pas à ma connaissance.
– Comment Mr Riley et son agresseur ont-ils pu s’introduire jusqu’ici sans croiser quelqu’un ?
– Il y a peu de circulation en sous-sol en fin de soirée. Ils ont sans doute eu un peu de chance, si j’ose dire, et ils ont manifestement évité toute rencontre. Tous les membres du personnel ont été interrogés et aucun n’a vu dans ces couloirs Mr Riley ou qui que ce soit d’étranger au service le soir du 21 novembre.
– Mr Riley aurait disparu entre dix heures et dix heures trente. Je suppose en effet que le service du dîner est terminé…
– Oui, le seul service à cette heure est celui des boissons dans les différentes salles de la maison. Mais cela nécessite rarement de descendre aux caves du sous-sol, sauf pour chercher une bouteille exceptionnelle. Chaque salle est équipée de son propre bar.
– Bien… Avez-vous – je m’adressai au jeune homme et à Edward Magrath – remarqué quelque chose d’inhabituel ou un comportement inaccoutumé chez un membre du Club ou du personnel avant ou après le crime ?
Ils répondirent tous deux négativement.
– Revenons à la bougie dont vous avez parlé… Qu’est-elle devenue ?
Magrath répondit négligemment :
– Elle a été rangée ou jetée par je ne sais qui.
– Comment était-elle ?
– C’était une grosse bougie.
Je demandai d’aller chercher du papier, une plume et de l’encre. Le jeune homme s’en chargea et posa bientôt une feuille de papier à lettre sur la table. Je me tournai vers Edward Magrath :
– Pouvez-vous la dessiner ?
Un rectangle occupa rapidement une bonne partie de la page. La bougie était basse et large. Sa circonférence mesurait environ dix centimètres.
– Était-elle de cette taille ?
– Oui, je crois.
Je sortis de ma poche la page sur laquelle Darwin avait représenté le sac en cuir. Les deux dessins étaient approximativement de même dimension. Le sac avait sans doute servi à transporter cette bougie.
Je m’emparai de la lampe à huile et la promenai sur le sol et sur les meubles alentour, ouvrant quelques tiroirs. Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour découvrir un petit sac en cuir qui se trouvait au fond de l’un d’eux. Il sembla à Darwin que c’était bien celui qu’il avait vu à la main d’Edmond Riley. En revanche, l’employé et Magrath prétendirent ne l’avoir jamais vu. Je le mis dans ma poche.
– Quelle était la couleur de la bougie ? demandai-je encore.
– Foncée… bleu ou vert.
– Vous semblez vous souvenir assez précisément de cette bougie. Puis-je vous demander pourquoi ?
– Parce qu’il n’y a pas besoin de bougie à l’Athenaeum. Nous avons des lampes à gaz dans toutes les pièces.
– Vous n’avez pas vu cette bougie d’autres jours que celui de la mort de Mr Riley ? insistai-je.
– C’est exact.
– C’est sans doute Mr Riley qui l’a apportée ce soir-là dans ce sac en cuir. Voyez-vous une explication à ce geste ?
– Parce qu’il savait qu’il en aurait besoin pour se repérer dans ces galeries du sous-sol, répondit automatiquement Edward Magrath.
Il s’en voulut aussitôt et ajouta :
– Je me rends compte que je suis en train de dire que Mr Riley a apporté une bougie avec lui car il avait prévu de se rendre au sous-sol… pour y rencontrer la mort. Cela ne tient pas debout !
– Peut-être avait-il une autre raison de se rendre au sous-sol…, avançai-je. Et le meurtrier l’aura suivi…
Je dévisageai les quatre hommes qui se trouvaient avec moi dans cette pièce repoussante. Aucun d’eux ne semblait avoir une explication de l’étrange comportement d’Edmond Riley.
Je m’approchai de la surface de la table. On pouvait encore y distinguer quelques rares petites taches de cire. Sans doute que d’autres avaient été grattées au couteau par quelqu’un qui voulait bien faire. J’approchai la lampe le plus près possible et en détachai deux à l’aide d’une lame trouvée non loin. Avec de bons yeux, on pouvait discerner une tache brune sur le dessus d’une gouttelette et sur le dessous de l’autre. J’en fis la remarque et m’adressai à Mr Magrath :
– Avec votre accord, je souhaiterais que personne n’approche désormais cette table. Il est très dommage que le sang et la cire aient été nettoyés. Il est important de préserver intact ce qui reste. Voyez… Le sang semble se trouver tantôt sur les gouttelettes de cire, tantôt en dessous. Cela signifierait que sang et cire ont jailli en même temps, l’un de la gorge de Mr Riley, l’autre de la bougie, pour ainsi dire dans le même geste…
Les regards étonnés des quatre hommes manifestaient leur incompréhension.
– Étonnant, poursuivis-je. Il ne semble pas y avoir eu de grande tache de cire ni sur la table, ni sur le sol, d’ailleurs. Seulement des petites gouttelettes… Comme si la bougie n’avait pas été renversée, mais qu’elle était restée stable sous le choc…
Je m’adressai de nouveau à Edward Magrath :
– Qu’a dit Scotland Yard au sujet de cette bougie ?
– Rien du tout. Il est vrai que j’ai été étonné de voir une bougie ici, mais bien moins, si j’ose dire, que par le spectacle horrible qui s’offrait à nous. Et nous n’avions pas compris que c’est Mr Riley qui avait apportée cette bougie.
– Il faut la retrouver, conclus-je. Nous allons en parler à la police et lui remettre ce sac en cuir. De votre côté (je m’adressais à Mr Magrath), merci d’en parler discrètement aux employés de la maison. Il ne s’agit pas non plus d’alerter tous les membres de l’Athenaeum… Autre chose… Une personne extérieure au personnel peut-elle rester toute la nuit dans le Club ?
– Ce n’est pas impossible, mais cela serait bien difficile. Nous sommes plusieurs employés à loger ici. Chaque soir à onze heures, après que tous les membres ont quitté le Club, l’un de nous fait le tour de toutes les pièces, y compris ici au sous-sol, éteint les lampes et vérifie les foyers des cheminées. Le soir du 21 novembre, c’est moi qui ai effectué cette ronde. J’avoue avoir ouvert la porte de cette réserve, l’avoir éclairée de ma lampe – trop brièvement, je peux le dire aujourd’hui – et n’avoir rien vu.
En réalité, il me semblait assez facile, pour qui le voulait vraiment, de berner les employés, de se cacher dans cette réserve ou un autre recoin de cette immense maison et d’y passer la nuit.
– Savez-vous si des traces de sang ont été signalées dans d’autres pièces ou même sur une autre personne ?
– Pas à ma connaissance, Monsieur, répondit Edward Magrath.
– Je vous remercie infiniment. Vous nous avez fourni des informations précieuses… Ah… Une dernière chose : je vous prierais de ne parler à personne, excepté bien sûr à la police, de la discussion que nous venons d’avoir. Comme l’a expliqué Mr Darwin, nous cherchons à comprendre qui a tué Mr Riley. Le moindre faux pas pourrait alerter le meurtrier… Et si vous pensez à une autre information qui pourrait être importante, merci d’en avertir immédiatement Mr Darwin.
Après un instant de réflexion, j’ajoutai – tout en espérant dire vrai :
– Et je promets de demander à la police qu’elle vienne vous confirmer dès que possible qu’elle et nous travaillons sur cette enquête main dans la main.
(1) : Voir L’homme de la Grande licorne.