Ne buvez jamais plus de deux bières seul le soir dans une auberge.
J’avais besoin de réfléchir tranquillement, mais ce n’était pas un bon soir pour cela. Loin d’Héloïse, je me suis laissé entraîner par une douce mais profonde mélancolie, produit de cet éloignement ainsi que des discussions récentes avec les Darwin et Isabel Riley.

Plutôt que de travailler tristement sur mon carnet de notes dans ma chambre d’hôtel, j’avais voulu le faire au Red Lion dans une ambiance qui, avais-je pensé, activerait davantage mon esprit. Toujours cette illusion que l’alcool donne des forces et stimule nos facultés ! Ce soir-là, il a surtout encouragé chez moi des idées sombres.

J’avais trouvé une table reculée dans le pub, à l’abri pour observer les autres clients du lieu qui se distinguaient en deux catégories : les solitaires comme moi et les groupes de deux, trois ou quatre personnes qui discutaient ou jouaient aux cartes en buvant. La plupart devaient être des habitués et je leur savais gré de m’accepter parmi eux… ou d’être indifférents à ma présence.
Je consommai deux premiers verres en relisant mes notes sans concentration suffisante, en écrivant quelques informations nouvelles et en observant de temps à autre mon entourage.
Héloïse me manquait. Ses yeux, son corps, son sourire, ses idées toujours différentes des miennes, ses questions. Depuis que nous vivions ensemble, elle était le miroir de ma pensée. Mon cerveau fonctionnait au ralenti en son absence. Comme j’aurais aimé pouvoir communiquer avec elle ce soir ! Mais le courrier entre Londres et Paris mettait plus d’une journée, et j’espérais en avoir fini avec cette histoire avant le temps nécessaire à un tel échange épistolaire.
La bière était délicieuse et je commandais un autre verre. Je buvais sans soif. Héloïse n’était pas là pour empêcher mes pensées d’errer. La détresse de la famille Darwin me gagna de manière irraisonnée. Elle me parut sans issue, comme celle d’Edmond Riley, d’Isabel et de sa mère. L’image de Riley, marchant – il y a précisément une semaine et à peu près à cette heure-ci – vers le sous-sol de l’Athenaeum Club comme vers son lieu d’exécution, me hantait. Je ne parvenais pas à la chasser de mon esprit. La mélancolie qui l’avait atteinte déteignait sur moi.
Si, ce soir-là, mon cerveau avait été moins embrumé et désolé, si Héloïse s’était trouvée là, la vérité me serait peut-être apparue. Mais au lieu de cela, je commandai un quatrième verre et me laissai aller à la sotte conclusion que toute vie devait mal finir.
Heureusement qu’aucun musicien ne jouait au Red Lion, sans quoi ma tristesse se serait doublée de la nostalgie que m’inspirent les airs anglais et irlandais et des souvenirs particuliers d’une mémorable soirée, juste après Noël 1836, dans une auberge d’Haworth, avec Héloïse et Julian (1).
À un moment, je crois m’être assis au comptoir et avoir tenté de discuter avec deux ou trois hommes, mais je ne me souviens plus bien.

J’ai mis un temps infini à regagner ma chambre d’hôtel sur Pall Mall. Quand il me vit dans ce triste état, un homme de service à l’entrée me soutint sans un mot jusqu’à l’étage. Je voulus le remercier d’une pièce, mais il refusa. C’est du moins ce qu’il m’expliqua le lendemain en réponse à mes questions, car ma mémoire n’a gardé aucune trace de cette fin de soirée.
Sauf lorsque, allongé sur mon lit, je ne pus retenir des larmes. Et quand je fis le geste de sortir mon mouchoir, celui ensanglanté d’Edmond Riley me revint. J’eus alors la conscience fugace de la raison d’être de cet objet dans la poche du mort, mais je sombrai aussitôt dans un sommeil agité où les cauchemars se succédèrent les uns aux autres.

(1) : Les Mystères de Roe Head.