Le matin du 2 janvier, une voiture les déposa à Haworth alors qu’il faisait encore nuit. Les sœurs Wooler leur avaient préparé un plantureux petit-déjeuner.
Marston Cockburn les prévint :
– Celui chez qui nous nous rendons – s’il accepte de nous accueillir ! – me connaissait avant mon accident et je ne l’ai pas revu depuis. Nous étions amis d’enfance. Je pense qu’il ne me reconnaîtra pas sous ma véritable identité. L’altération de ma mémoire fait que je n’ai gardé de lui que de vagues souvenirs de cette époque. Il tissait de la toile renommée. Puis, au fil des années, quand les fabriques se sont mécanisées, il a eu de moins en moins de travail. Mon frère a embauché sa femme quelques années, jusqu’à ce que sa santé ne lui permette plus de travailler. Leur fille, Harriet, est ouvrière à Mytholmes Mill. J’imagine qu’ils habitent toujours là et ne doivent pas vivre dans l’aisance…
Ils entrèrent dans une courée en face de la Black Bull inn, d’où Héloïse avait vu sortir trois jours plus tôt l’homme qui réveillait les ouvriers. Ils pénétrèrent dans le dernier logement au fond de la cour, jusqu’au second étage (qui correspondait au premier étage du côté donnant sur Main Street). Marston Cockburn frappa à l’une des deux portes du petit couloir. Un homme d’une cinquantaine d’années ouvrit. La barbe fournie, le dos courbé, les yeux fatigués derrière de grosses lunettes. Il resta trois secondes saisi par la surprise :
– Mr Cockburn ! Je ne comprends pas…
– Bonjour Mr Warner. Pouvons-nous entrer ?
– Mais je… Oui, bien sûr…
On entendit une voix de femme demander :
– Harriet, c’est toi ?
L’homme ouvrit plus grand la porte et s’effaça pour laisser le passage. Héloïse et Fortuné eurent un haut le cœur et virent qu’Eileen et son père étaient également saisis d’effroi. Le logement ne se composait que d’une pièce. La température était à peine plus élevée que dehors. Cela sentait fort le renfermé. Un métier à tisser se tenait près de la fenêtre, de manière à tirer le meilleur parti de la lumière naturelle. Plusieurs chandelles l’éclairaient. Dans un coin, deux matelas étaient disposés à même le sol. Sur l’un reposait Mrs Warner, sur l’autre trois enfants dont un plus jeune enserré par les deux autres. Un drap usagé était accroché à une corde pour tenir lieu de cloison. Mrs Warner se redressa vivement :
– Philip…
Elle semblait avoir une dizaine d’années de moins que son mari, mais son corps était usé.
– Ne vous inquiétez pas, Mrs Warner, dit Eileen. Voici votre ancien directeur, Mr Cockburn, de Bridgehouse Mill. Je suis sa nièce. Mon oncle tenait à montrer à deux amis français comment vit aujourd’hui une famille de tisserands méritante comme la vôtre… Nous ne restons pas… Nous nous en voulons de faire ainsi irruption dans votre demeure.
– Je n’aurais peut-être pas dû, dit Marston Cockburn très décontenancé. Je vous prie de m’excuser…
– Oui… je vous reconnais maintenant, Mr Cockburn…, dit Mrs Warner qui s’était levée.
Les deux enfants âgés de huit ou neuf ans restaient allongés, observant la scène de leurs yeux grand ouverts. Le plus petit dormait.
Les visiteurs virent d’un coup d’œil qu’il n’était pas possible de s’asseoir. Dans l’autre coin de la pièce, seulement deux tabourets se tenaient près d’un poêle froid et d’un meuble qui semblait faire office autant de buffet que de table.
– Restez au moins un instant, puisque vous êtes entrés, dit Mr Warner.
Tous restèrent silencieux un instant. Eileen finit par prendre la parole :
– Voici Mrs et Mr Petitcolin. Ils viennent de Paris. C’est leur premier voyage en Angleterre. Ils sont très curieux de mieux connaître notre pays. Ils ont visité Bridgehouse Mill il y a trois jours. Ils voulaient aussi mieux connaître la vie des ouvriers du textile…
– J’ai travaillé à Bridgehouse Mill tant que ma santé me l’a permis, dit Mrs Warner.
Marston Cockburn s’inclina légèrement devant elle, en signe de reconnaissance et de respect.
– Harriet est-elle toujours ouvrière à Mytholmes Mill ? demanda-t-il.
Les yeux de Mrs Warner s’embuèrent.
– Nous ne savons pas, dit-elle. Elle a quitté la maison il y a deux jours. Elle ne supportait plus de vivre ici.
Les quatre visiteurs comprirent que cela signifiait un revenu de moins pour la famille. Ils eurent de la peine à imaginer comment Harriet avait pu supporter cette existence jusqu’à aujourd’hui. Peut-être habitaient-ils un logement plus spacieux il y a quelque temps ?
Mrs Warner releva la tête. Sa voix tremblait quand elle s’adressa à Fortuné et Héloïse :
– Nous ne vivions pas comme cela, avant. Mon mari était un des tisserands les plus prospères de Haworth il y a vingt-cinq ans.
– À l’époque, mon métier à tisser m’a coûté de l’or, l’interrompit son mari. Aujourd’hui, il vaut le prix du bois à brûler. Et tout cela pour quoi ? Regardez : une table sans nourriture, guère de meubles, pas de charbon pour le poêle… Ce n’est pas le vice, la paresse ou l’alcool qui a produit cela. Je travaille toujours douze heures par jour, pour un penny l’heure. Ce métier à tisser nous a permis de faire construire une maison il y a plus de vingt ans ! Nous avions un beau jardin et nous avions du temps pour les deux. J’étais un père de famille fier et heureux…
Un sanglot l’interrompit.
– Mais voilà ! Comme six cent mille artisans laborieux de mon espèce, nous avons descendu année après année les barreaux de l’échelle, tout en continuant de travailler douze heures par jour. D’abord obligés de vendre notre maison pour y devenir locataire. Locataire dans la maison que l’on a bâtie ! Puis, quand c’est devenu trop cher, dans un logement en ville, puis dans cette simple masure… Obligés de se restreindre sur les vêtements, puis sur la nourriture… Et voilà que notre Harriet, n’en pouvant plus, a décidé de nous quitter !
Il fit une pause. Eileen prit la main de sa femme. Elle était glacée.
– C’est que le capitaliste a inventé de nouveaux esclaves : le métier mécanique et la machine à vapeur. Avant, il produisait. Aujourd’hui, il surveille une machine. Il emploie des femmes et des enfants, car il n’a plus besoin d’artisans ! Il profite de la renommée de nos produits que nous avons gagnée au fil du temps par notre travail pour vendre des objets faits par des automates ! Il s’enrichit de plus en plus, pendant que nous nous appauvrissons de plus en plus. Et il nous dit que les intérêts du capital et du travail sont les mêmes ! Et ces maudits Whigs qui nous gouvernent, pour qui la seule loi qui vaille est celle de l’offre et de la demande ! Le progrès des industries crée la pauvreté !
Philip Warner eut un sourire désabusé qui fit peur, car il lui manquait plus d’une dent sur deux.
– Tu aurais pu trouver une place dans une fabrique ! lui reprocha sa femme.
– Tais-toi donc ! rétorqua-t-il. Tu sais très bien que j’ai essayé plusieurs fois. Personne ne veut employer un homme de mon âge.
Il prit le temps de rassembler ses idées avant de poursuivre :
– Je ne parle pas pour vous personnellement, Mr Cockburn. Vous n’êtes pas responsable. Mais si une société qui s’est créée par le travail s’en affranchit brutalement, elle doit continuer de soutenir ceux dont la seule propriété est la force de travail ! Elle doit garantir que cette force vive peut encore produire.
Il se tourna vers Fortuné :
• Quand la révolution a chassé vos nobles en 1789, leur nombre n’atteignait pas un tiers du nombre des artisans tisserands dans notre pays. Pourtant, l’Europe entière a levé des armées pour les défendre. Quand ils ont regagné la France, ils ont reçu d’énormes indemnités pour compenser leurs pertes. Mais qui se soucie de nous ? Pourtant, on nous a également dépossédés de nos moyens. Qui parle pour nous ? Pourtant, nous sommes au moins aussi peu responsables de notre sort que les nobles de votre pays. Nous disparaissons, et les seuls soupirs que nous entendons sont les nôtres. On exprime parfois de la compassion à notre égard… Mais la compassion est le réconfort des pauvres. Seuls les riches ont droit à une vraie compensation !
Héloïse et Fortuné ne savaient que dire. Ils n’avaient jamais approché la pauvreté d’aussi près et elle leur faisait peur. En même temps, ils étaient impressionnés par la fierté d’un homme comme Philip Warner, qui ne renonçait pas à son métier et continuait de lui consacrer toutes ses forces. Ils étaient également impressionnés par ses paroles.
Marston Cockburn et sa fille, eux aussi, restaient sans voix. Il finit par dire après un moment, comme s’il retrouvait soudainement ses esprits :
– Mrs Warner, Mr Warner, je… j’ai été heureux de vous revoir après toutes ces années… Je…
Puis il tourna les talons et se dirigea vers la porte. Mrs Warner eut le temps de lui glisser à l’oreille :
– Vous ressemblez tellement à votre frère ! Quel bon monsieur il était ! Paix à son âme !
– Paix soit sur votre demeure, répondit Marston Cockburn.
Eileen hésitait à suivre son père. Elle échangea un regard avec lui.
– Mr Warner, dit-elle, quand Harriet reviendra, nous lui proposerons du travail à Bridgehouse Mill.
Les quatre visiteurs se retirèrent en silence.
Marston Cockburn se dirigea vers la Black Bull inn, suivi par Eileen, Héloïse et Fortuné. Ils s’installèrent à une table. Autour d’eux, l’ambiance était chaleureuse et festive. L’envie les démangeait d’inviter la famille Warner à les rejoindre, mais aucun d’entre eux n’osait en parler. Ils restaient pétrifiés de ce qu’ils avaient vu et entendu. Ils se doutaient également qu’un repas chaud serait bien sûr pour les Warner une manière extraordinaire de débuter la nouvelle année, mais que c’était aussi un geste que Mr Warner pourrait ressentir comme une humiliation de plus. Ni lui, ni sa femme, n’avait demandé la charité.
Il était l’heure de dîner, mais les quatre convives n’avaient pas d’appétit. Ils commandèrent à boire.
– Finalement, commença Marston Cockburn. je ne suis pas sûr que c’était une bonne idée. Je…
Était-ce l’émotion ou la fatigue qui le gagnait déjà ? Il avait du mal à trouver ses mots.
– Je suis désolé pour eux et pour vous, parvint-il à dire.
– Mr Cockburn, je vous remercie pour cette rencontre, dit Héloïse. Seuls Mrs et Mr Warner pourront dire ce qu’ils en pensent, mais, malgré sa violence pour eux et pour nous, elle était plus qu’utile.
– Vous imaginez bien… que les directeurs de fabriques… ne viennent jamais dans un lieu… comme celui-ci, dit Marston Cockburn avec peine. D’ailleurs, même s’ils venaient,… je doute que cela change les idées… qu’ils se font sur leur métier… et sur les pauvres artisans qui en subissent les conséquences… Eileen, s’il te plaît,… tu demanderas à Julian de venir demain… acheter à Mr Warner la pièce de tissu qu’il a presque achevée… Qu’il la paie un prix correct. Et tu veilleras à… ce que nous commandions chaque semaine,… à un juste prix,… une pièce à Mr Warner.
Héloïse et Fortuné se remémorèrent la discussion qu’ils avaient eue avec le pasteur Brontë. La famille Warner avait le choix entre s’enfoncer dans la misère ou entrer dans une workhouse où les enfants seraient d’un côté, Mrs Warner dans le quartier des femmes et Mr Warner dans celui des hommes. « Le progrès des industries crée la pauvreté », avait dit Mr Warner.
Marston Cockburn commençait à fatiguer sérieusement. Héloïse et Fortuné avaient encore des derniers préparatifs à effectuer avant leur départ pour regagner Paris. Tous quatre se séparèrent avec beaucoup de retenue et d’émotion.
La lettre de Branwell les attendait à La Black Bull Inn. Il était temps.