Jeudi 29 novembre
Je n’étais pas très frais quand, jeudi matin, nous nous retrouvâmes à l’heure dite devant l’entrée de la police métropolitaine dans la rue de Great Scotland Yard. Sur ce terrain cédé il y a plusieurs siècles à l’Écosse résidaient traditionnellement des diplomates de cet ancien royaume, d’où son nom. C’est là que la nouvelle police s’était installée. Nous avions notre « rue de Jérusalem » (1) à Paris, les Britanniques avaient leur « Scotland Yard ».

Un homme en uniforme bleu nous fit asseoir sur un banc où nous patientâmes un quart d’heure. Darwin nous demanda des nouvelles de Charles Lyell et nous lui fîmes un compte-rendu de notre visite.
Nous observions les allées et venues d’agents vêtus de même couleur et portant un haut de forme aux dimensions impressionnantes. Darwin nous expliqua qu’il était cerclé de fer et pouvait servir à l’occasion de siège ou de marche pied pour franchir un mur. Il dût lire un étonnement dans mon regard, à suivre tous ces va et vient, et dit encore que pour être recruté dans la nouvelle police de Scotland Yard, il fallait mesurer au moins un mètre soixante-dix. C’est l’ami de son père – celui à qui le docteur Darwin avait écrit pour que nous obtenions cette rencontre d’aujourd’hui – qui avait raconté tout cela aux Darwin à la table familiale à Shrewsbury.
Un homme habillé en civil se dirigea vers nous. Darwin nous glissa à l’oreille :
– C’est l’inspecteur qui est venu chez moi le 22 novembre… j’ai oublié son nom.
Le policier nous salua avec une poignée de mains chaleureuse :
– Inspecteur Pemberton, heureux de vous revoir, Mr Darwin. Suivez-moi, s’il vous plaît.
Une fois que nous fûmes installés dans un petit bureau au second étage, il sortit deux feuillets d’un tiroir et reprit la parole :
– Notre superintendant a bien lu le courrier de votre père, Mr Darwin. Vous êtes à nos yeux lavé de tout soupçon concernant la mort de Mr Riley, c’est pourquoi je peux vous recevoir aujourd’hui… Si j’osais une mauvaise plaisanterie, je dirais que vous nous compliquez la tâche… Avec le différend et les disputes qui vous ont opposé au défunt, vous étiez pour nous un suspect idéal !
– Je le suis encore pour beaucoup de monde, ne put s’empêcher de dire tristement l’intéressé.
L’inspecteur se tourna vers Julian et moi :
– L’un de vous doit être Mr Petitcolin, de la Préfecture de police de Paris…
Je corrigeai immédiatement :
– En réalité, je collabore avec la Préfecture, mais je n’appartient pas à la police. Et Mr Chétif, ici présent, me seconde dans mes enquêtes.
– Hum… Fort bien. Si je comprends, vous êtes une sorte de détective indépendant… Je vous dis tout de suite que cela ne me pose pas de problème, bien que nous ayons de moins en moins l’occasion de travailler avec les hommes de Bow Street. Et d’autant plus que le docteur Darwin se porte garant de vous et que vos références…
Il jeta brièvement un œil au feuillet du dessous que je ne pus lire et le replaça sous la lettre de Robert Darwin :
– … sont incontestables. Bien, messieurs, que souhaitez-vous me dire ?
Nous nous étions concertés à l’avance. Notre stratégie était d’apporter d’abord des informations nouvelles à l’inspecteur, puis d’essayer d’en obtenir de sa part. J’avais déjà expérimenté la méfiance de policiers et enquêteurs parisiens ou anglais pour savoir que les autorités officielles voient rarement d’un bon œil l’intervention de personnages incontrôlables comme nous l’étions.
Darwin commença :
– … Tout d’abord, monsieur l’inspecteur, que nous étions hier soir à l’Athenaeum et un employé chargé du service de la Drawing Room nous a confirmé avoir vu Mr Riley encore vivant le soir du 21 vers dix heures dans la bibliothèque – donc plus d’une heure trente après que j’ai regagné mon domicile.
– Oui, nous le savons. Il s’agit de Thomas Dunn. Nous avons reçu son témoignage.
– Ce Mr… Dunn, donc, a établi pour nous – comme il l’a certainement fait pour vous – la liste des membres du Club qui se trouvaientaprès le dîner dans la bibliothèque ou à proximité, dans la Drawing Room, au moment de mon altercation avec Mr Riley, et en fin de soirée, après mon départ. Voici ces deux listes. Nous n’avons pas jugé bon d’établir une liste des membres qui auraient pu assister à la première dispute dans la Morning Room, car cela correspond à un nombre impossible à déterminer de personnes qui circulaient alors dans le hall d’entrée.
L’inspecteur soupira ouvertement :
– Vous n’aviez pas vraiment besoin de refaire ce travail, mais enfin…
Il sortit une liasse de feuilles de papier d’un tiroir et en choisit deux :
– Voici ces deux mêmes listes que nous avons établies de notre côté en interrogeant Mr Dunn et des membres du Club. Laissez-moi comparer…
Après un moment, il déclara :
– Tout concorde. Quels enseignements en tirez-vous ?
– Je les ai lues et relues, dit Darwin. Il n’y a guère de noms que je connaisse, à part messieurs Melmotte et Roylott, avec qui je m’entretiens parfois. Ils sont à mes yeux au-delà de tout soupçon. Nous ne nous sommes pas parlés ce jour-là. Je n’ai d’ailleurs, comme je vous l’ai dit, conversé avec personne le 21 novembre, excepté avec Mr Riley dans les conditions que vous savez… Avez-vous pu… hum… de votre côté pu rencontrer ces messieurs ?
– Bien sûr. Melmotte, Roylott et tous les autres. Nous avons même dû, pour certains, aller les trouver dans leur maison à la campagne. Cela nous a coûté beaucoup de temps et d’énergie, pour peu de résultats. Aucun d’entre eux n’a parlé à Mr Riley ce jour-là, ni n’a observé quoi que ce soit qui pourrait nous conduire à une piste. Tous ont décrit dans les mêmes termes que vous les deux… agressions dont vous avez été victime. Tous disent avoir quitté la bibliothèque assez tardivement, mais avant Mr Riley, qui l’avait regagnée quelque temps après votre altercation et est resté encore plus tard. Personne ne semble avoir vu de personne suspecte qui aurait pu être l’agresseur de Riley.
– Et du côté des employés ? continua Darwin.
– Nous les avons tous interrogés, ainsi que Mr Magrath, le secrétaire. Nous avons examiné la réserve du sous-sol. Rien. Aucune piste, aucun indice, à part un élément dont je vous parlerai, mais qui ne nous fait guère progresser davantage.
Mr Pemberton s’arrêta là. C’était apparemment à notre tour d’avancer un pion. Je pris timidement le relais de Darwin en sortant un objet de ma poche :
– Monsieur l’inspecteur, nous pensons qu’Edmond Riley a apporté avec lui, dans ce petit sac en cuir que je vous remets, une bougie avec laquelle il est descendu avec son agresseur dans la réserve. Pendant le meurtre, elle était vraisemblablement posée sur la table près de laquelle il s’est déroulé. Cette table est couverte de taches de sang, sauf sur une petite surface qui correspond aux dimensions de la bougie, qui a été rangée quelque part par un membre du personnel et n’a pas encore été retrouvée. Nous avons demandé à Mr Magrath de la faire rechercher discrètement.
Pemberton observa le petit sac sous toutes ses coutures.
– Je ne comprends pas en quoi cette bougie nous intéresserait-elle ? demanda-t-il.
Je répondis, un peu mal à l’aise :
– Peut-être n’a-t-elle aucun lien avec la mort de Mr Riley, mais je pense le contraire. Je ne crois pas au hasard qui ferait qu’il apporte un tel objet – qui ne semble lui être d’aucune utilité particulière – justement le jour où il décède dans de telles conditions.
– Quel usage aurait-il eu de cette bougie… à part s’éclairer dans ces couloirs du sous-sol ?
– Nous l’ignorons. Peut-être le découvrirons-nous quand nous la retrouverons.
– Je vais retourner interroger les membres du personnel à son sujet. Comment savez-vous que c’est Riley lui-même qui l’a apportée ?
Darwin raconta à l’inspecteur ce qu’il avait déjà dit à Julian et moi. Mr Pemberton enchaîna :
– Fort bien. Cela indiquerait que Riley avait prévu de se rendre au sous-sol. Mais pourquoi aurait-il fait cela ? De toute façon, je doute que cette bougie nous apprenne grand-chose. Nous allons bien sûr tout faire pour la retrouver et je vais immédiatement faire fermer cette réserve à double tour !
– Nous nous sommes déjà permis de faire cette demande à Mr Magrath.
Pemberton soupira à nouveau.
– Fort bien… Vous avez bien fait.
Je lui laissai une copie du dessin de la bougie qu’Edward Magrath avait réalisé. Darwin ajouta :
– Une chose m’intrigue : si Mr Riley a été conduit au sous-sol par son meurtrier, quelqu’un l’a-t-il entendu appeler à l’aide ?
– Personne n’a rien entendu de tel, dit l’inspecteur, au moins parmi les membres du Club et du personnel que nous avons interrogés.
– Comment peut-on expliquer cela ? continua Darwin.
– C’est en effet difficile à comprendre. Mais nous voyons dans nos enquêtes toutes sortes de ruses que des agresseurs emploient pour tromper leurs victimes : mensonge, menaces, drogue… Du reste, si Riley avait décidé de lui-même de visiter ces sous-sols, il suffisait à son meurtrier de le suivre discrètement…
Encore une nouvelle hypothèse qui sortait d’on ne sait où, à laquelle l’inspecteur ne semblait pas croire beaucoup… Il était peut-être aussi perdu que nous, finalement.

Il sembla penser à autre chose et nous regarda d’un air mystérieux :
– J’ai moi aussi à vous apprendre l’existence d’un objet qui, tout surprenant qu’il soit, ne nous aide malheureusement pas beaucoup dans notre enquête.
– S’agit-il d’un mouchoir taché de sang ? demandai-je.
– Vous êtes très fort, Mr Petitcolin ! Comment le savez-vous ?
– Nous avons rencontré hier la fille de Mr Riley, qui nous en a parlé.
– Ah… En effet, nous l’avons interrogée à ce sujet, mais sans succès.
Pemberton sortit du bureau, appela un agent et lui demanda d’apporter l’objet. Celui-ci revint trois minutes plus tard avec la pièce de tissu qui avait été placée précautionneusement dans une boîte.
– C’est, parmi les vêtements et objets que Mr Riley possédait ce jour-là, le seul qui nous ait intrigué. Regardez…
Mr Pemberton posa le mouchoir plié sur son bureau. Il le déplia en partie, mais n’y parvint pas entièrement, car une tache brune de petite dimension en son centre avait durci et se craquelait.
– Qu’en dites-vous ? interrogea l’inspecteur.
Julian et moi nous regardâmes. Nous avions très certainement tous les deux – ou tous les trois ou quatre – la même idée. Julian parla le premier :
– S’il s’agit du sang de Mr Riley, il est étonnant que ce mouchoir n’en ait pas été entièrement imbibé, car il jaillissait de sa gorge à gros bouillons.
– Tout à fait, dit l’inspecteur. C’est très troublant. Donc soit il ne s’agit pas du sang d’Edmond Riley – pourtant ce mouchoir était dans sa poche le soir du 21 novembre et il porte ses initiales…
Il désigna de l’index les deux lettres dans un coin du tissu.
– … soit c’est bien son sang, mais il ne provient pas de sa blessure mortelle à la gorge. Or nous avons examiné son corps et n’avons décelé aucune autre lésion.
Je commençais à voir où il voulait en venir.
– C’est pourquoi, poursuivit-il, nous avons sollicité le docteur Benton, le médecin de famille des Riley…
– … qui vous a appris que Mr Riley était gravement malade et crachait du sang, poursuivis-je.
Mr Pemberton émit un petit rire.
– Il a d’abord refusé de nous parler, arguant du serment d’Hippocrate et manifestant à notre égard une méfiance manifeste.
Je n’étais pas très étonné. La curiosité légitime des policiers avait souvent du mal à pénétrer les secrets intimes des classes supérieures, qui ne toléraient pas que d’autres que leurs pairs ne pénètrent dans leur vie privée.
– … Mais il a fini par admettre qu’en effet Mr Riley souffrait d’une phtisie grave et incurable. Le docteur Benton estime que le sang sur ce mouchoir provient d’une quinte de toux qui aurait saisit Mr Riley à l’Athenaeum dans l’après-midi ou la soirée. Benton confirme également que Mr Riley n’avait pas parlé à sa femme et à sa fille de son état de santé.
– Cela doit être extrêmement difficile à cacher à quelqu’un avec qui l’on vit tous les jours, dis-je.
– Nous avons interrogé à ce sujet Mrs Riley – sans toutefois lui révéler la maladie de son mari. Elle nous a expliqué que, depuis plusieurs mois, elle ne le voyait plus qu’aux repas. Le jour, il restait enfermé dans son bureau, et la nuit, chacun avait sa chambre. Ce n’est que le jour des noces de leur fille, a-t-elle dit, qu’elle a vu son mari cracher du sang. Mais il lui aurait alors expliqué qu’il s’agissait d’une tumeur bénigne à la bouche.
– Isabel Riley nous a appris que son père était dans un état de grande mélancolie depuis plusieurs mois, dit Darwin. C’est cohérent avec la maladie dont vous parlez…
– Peut-on établir un lien de quelque nature qu’il soit entre l’état de santé de Mr Riley et son meurtre ? questionna naïvement Julian.
L’inspecteur secoua la tête :
– Je n’en vois aucun. Non… La phtisie de Mr Riley explique la présence de ce mouchoir dans sa poche, ainsi, sans doute, que son état de mélancolie. Mais, comme je vous l’ai dit, elle ne nous éclaire en rien sur le reste.
Nous restâmes en silence un moment.
– Je ne vous cache pas que nous manquons encore de pistes sérieuses, reprit Pemberton, alors que le temps passe et que mes supérieurs et les responsables de l’Athenaeum Club me questionnent tous les jours sur nos avancées ! Je vous remercie sincèrement d’être venus me trouver aujourd’hui. Soyez persuadés que toute nouvelle information de votre part sera bienvenue. Vous savez dorénavant où me trouver et ma porte vous est ouverte jour et nuit ! Et je vous demande, bien sûr, de garder pour vous tout ce dont nous venons de parler.
– Nous restons à votre disposition, dit Darwin. Vous avez mon adresse Great Marlborough Street. Et je devrais reprendre lundi mon travail à la Société de géologie.

Sur ces bonnes paroles, nous nous levâmes. Mr Pemberton nous reconduisit jusqu’au rez-de-chaussée. Nous étions en bas de l’immeuble, quand je repensai à une dernière chose :
– Monsieur l’inspecteur, savez-vous qu’Edmond Riley a dit à Charles Darwin, lors de leur seconde dispute, « je vous demande une dernière fois de renoncer à vos projets. »
– Non… Je l’ignorais. Pourquoi me posez-vous cette question ?
– Je ne sais pas… C’est étrange… C’est comme s’il savait qu’il allait mourir.
– Oh ! Vous savez, ce genre de phrase peut s’interpréter de plein de manières différentes…
– Oui, vous avez sans doute raison, admis-je.

(1) : Siège de la Préfecture de police à Paris.