Au bureau d’accueil de Scotland Yard, on nous apprit que l’inspecteur était sorti. Nous lui laissâmes un mot en le priant de nous faire savoir au pub voisin quand il serait disponible.
– Je repense à cette grosse bougie…, commençai-je une fois que nous fûmes assis à une table proche de celle que nous avions quittée il y a quelques minutes… Je ne comprends toujours pas : pourquoi emporter une si grosse bougie, si c’était seulement pour s’éclairer quelques minutes dans les galeries du sous-sol du Club ?
– Nous en avons déjà parlé, répondit Julian, un peu agacé. Riley a sans doute pris ce qu’il avait sous la main… Il n’a pas trouvé de chandelle, voilà tout…
– Cela ne me satisfait pas. Il y a des chandelles dans toute maison, plus souvent que des bougies. Et s’il avait décidé de mourir ce jour-là, je doute que ce soit au dernier moment qu’il ait préparé son acte. Il avait dû le prévoir depuis plusieurs jours, sinon plusieurs semaines, en sachant que vous…
Je me tournai vers Darwin.
– … veniez à l’Athenaeum chaque jour en fin d’après-midi et qu’il avait donc de fortes chances de vous y trouver le 21 novembre. J’aurais été à sa place, j’aurais pris une chandelle facile à glisser dans une poche, et non pas cette lourde et volumineuse bougie…
Nous replongeâmes tous trois dans nos pensées, détonnant dans ce pub où, l’heure du déjeuner étant venue, tout le monde allait et venait d’humeur joyeuse.
Nous commandâmes aussi à manger, mais le cœur n’y était pas. Darwin s’enfonçait dans une colère silencieuse à l’égard d’Edmond Riley qui, à ses yeux, de victime était devenu coupable. Il sortit un moment de ses pensées pour dire :
– Si ce n’est que l’on n’a pas vu de lame dans la réserve, j’irais même jusqu’à penser qu’il s’est égorgé lui-même !
C’était en effet exclu. Si un objet tranchant avait été retrouvé près du cadavre ou dans une de ses poches, l’inspecteur Pemberton n’aurait pas manqué de nous le dire.
Ce n’est qu’en fin d’après-midi, après plusieurs vains aller-retour entre le pub et l’immeuble de police et alors que nous commencions à désespérer de pouvoir le rencontrer aujourd’hui, qu’un agent vint apporter un mot de sa part indiquant qu’il se trouvait à Scotland Yard pour une heure encore.
Moins de cinq minutes plus tard, nous étions à nouveau assis dans le petit bureau froid du second étage.
Une surprise nous attendait, posée devant lui.
– Bonjour messieurs, est-ce bien l’objet en question ? demanda-t-il avec un grand sourire.
La bougie avait une couleur indéfinissable, entre vert et bleu. On pouvait distinguer des taches de sang séché, en particulier dans la cire qui s’était resolidifiée en son centre. Je sortis le croquis dessiné par Edward Magrath, qui ne me quittait pas. Les dimensions correspondaient. J’acquiesçai :
– Il semble bien que oui. Félicitations, inspecteur, voilà, avec l’arme du crime, l’objet qui manquait à nos recherches !
– Cela n’a pas été facile. Il nous a fallu la journée, à mes hommes et moi, pour mettre la main dessus. Nous avons fouillé les pièces du sous-sol, du rez-de-chaussée et du premier étage, et interrogé tous les membres du personnel. Mr Magrath les avait questionnés avant nous, sauf deux d’entre eux qui étaient malades depuis plusieurs jours. Pour ne rien laisser au hasard, nous avons visité ces deux employés chez eux et c’est l’un d’eux qui avait emporté la bougie chez lui, ne pensant pas mal faire… Il l’avait un peu nettoyée, mais pas encore utilisée. Maintenant, voilà : nous l’avons retrouvée, mais je continue à douter qu’elle nous soit d’une aide quelconque…
Nous l’observâmes attentivement, la tournant et retournant dans tous les sens. Ses bords étaient irréguliers et avaient fondu par endroits. Une petite brèche se dessinait, par laquelle une coulée de cire avait formé une minuscule stalagmite. Était-ce par cet orifice que les gouttelettes de cire avaient été projetées sur la table de la réserve du sous-sol par un choc pendant l’égorgement ?
– Nous allons au moins vérifier que c’est une vraie bougie ! dit Pemberton.
Il enflamma la mèche à l’aide d’une allumette embrasée à la lampe à huile accrochée derrière lui.
– Laissons-la se consumer quelques instants. D’autant qu’il fait toujours aussi froid dans cette pièce. Elle nous donnera au moins l’illusion d’un peu de chaleur ! Bien… Que vouliez-vous me dire ?
Darwin exposa les dernières idées auxquelles nous étions parvenus et qui surprirent l’inspecteur. Des suicides, il en avait vus, des crimes commis sur commande aussi. Mais un suicide assisté, jamais, et encore moins dans l’objectif second de nuire à la réputation d’un tiers. Il trouvait notre proposition un peu compliquée pour sa devise qui était « les choses sont toujours plus simples qu’il n’y paraît ». Mais il promit d’ajouter cette possibilité à la liste des hypothèses qui allaient orienter la suite de ses interrogatoires. Il décida de retourner questionner le lendemain les personnes qui se trouvaient au Club le matin du 22 novembre, dans l’espoir – qui m’a semblé complètement vain – d’identifier l’agresseur invisible.
En parlant, il se frottait de temps à autre les mains au-dessus de la bougie pour les réchauffer.
Il laissa échapper un long soupir de fatigue. C’était la fin de la journée. L’enquête avait un peu progressé aujourd’hui, mais pas vraiment vers plus de compréhension de ce qu’il s’était réellement passé le soir du 21 novembre. Pemberton savait que demain, le superintendant et la direction de l’Athenaeum lui demanderaient des comptes et qu’il allait à nouveau essuyer des réprimandes. C’était la première fois que j’avais en face de moi un policier aussi découragé. Je ne disposais d’aucun moyen pour lui redonner de l’espoir. Nous étions aussi découragés que lui. Nous n’avions plus grand-chose à nous dire pour aujourd’hui.
Si seulement cette bougie avait des yeux et pouvait parler ! me dis-je avant de me lever.
C’est ce qu’elle fit.
– Regardez ! m’écriai-je, on dirait qu’il y a quelque chose pris dans la cire !
La bougie se consumait maintenant depuis une vingtaine de minutes. La cire avait fondu sur une épaisseur de plusieurs millimètres et était devenue transparente en surface. Un petit objet argenté apparaissait en partie. L’inspecteur l’observa un instant, comme nous, puis souffla la mèche et essaya de sortir l’objet entre deux doigts. Celui-ci était brûlant. Il lâcha un juron et s’exclama :
– Qu’est-ce que cela ? Je n’y comprends rien !
Il sortit crier dans le couloir :
– Walsop, appelez Haughton et Withers ! Qu’ils viennent avec une lame, deux lampes, du papier et de quoi écrire !
En reprenant place derrière son bureau, il dit :
– Nous allons examiner ça. Il nous faut des témoins. Withers est un observateur et un dessinateur hors pair. Il a étudié dans une académie d’art.
Deux policiers entrèrent et posèrent les lampes sur le bureau. Pemberton leur expliqua la situation en quelques mots et leur annonça qu’ils seraient les témoins qui pourraient attester de ce qui allait suivre.
– Agent Withers, ordonna-t-il, notez et dessinez tout ce que vous allez voir. Je vais massacrer cette bougie et sortir ce qu’elle a dans le ventre ! Je veux que, grâce à vous, on puisse la reconstituer ensuite s’il en est besoin !
L’agent Withers s’empara d’un tabouret et s’installa sur un coin du bureau. Il trempa sa plume dans l’encrier et commença à dessiner la bougie. L’agent Haughton se planta debout derrière lui, croisa les bras et attendit le spectacle.
L’inspecteur s’empara de l’énorme couteau qu’un boucher n’aurait pas désavoué et commença à trancher verticalement de fines lamelles dans la bougie. Tant qu’il ne taillait que de la cire, il continuait. À un moment, la lame bloqua à mi-hauteur. Pemberton poursuivit de manière plus délicate, utilisant la pointe du couteau. Petit à petit apparut un axe d’environ cinq centimètres de haut, autour duquel s’enroulait un fil relié à une petite pièce d’acier coupant. L’axe tenait un disque d’un centimètre de diamètre et de quelques millimètres d’épaisseur. L’objet semblait fait de métal et ressemblait à une sorte de toupie plate avec un grand axe, encore prise dans une masse de cire que l’on ne pouvait plus enlever qu’en la chauffant. L’inspecteur approcha la pièce de la mèche d’une lampe et la tourna précautionneusement pour faire fondre toute la cire restante. Quand l’objet apparut enfin délivré de toute trace de bougie, je compris à quoi nous avions affaire : le petit disque était très certainement ce que les horlogers appellent un barillet. J’avais eu un jour la curiosité de démonter et remonter la montre à gousset de mon père. C’est le mécanisme du barillet entraîné par un ressort enroulé à l’intérieur qui fait se mouvoir les aiguilles, et que l’on doit remettre périodiquement en tension en le remontant. À l’intérieur de ce petit disque se trouvait certainement un ressort d’horlogerie.
Edmond Riley avait fait installer à l’intérieur de la bougie un barillet de montre, autour duquel était enroulé un fil d’acier accroché à une lame acérée d’un centimètre de long sur seulement cinq ou six millimètres de large. Son fonctionnement était facile à comprendre : en tirant le fil pour l’éloigner de la bougie, on tendait le ressort dont l’extrémité était fixée à l’axe central. Lâcher la lame libérait la force qui faisait s’enrouler à nouveau, en moins d’une seconde, le fil autour de l’axe. La petite lame plongeait alors dans la cire fondue, projetant au passage des gouttelettes un peu partout, avant de devenir invisible quand la matière refroidie aurait retrouvé son opacité. La bougie, outil de mort, redevenait aux yeux de tous un objet un peu incongru, mais anodin.
L’inspecteur tira et lâcha plusieurs fois le fil qui s’enroula à chaque reprise en un éclair autour de l’axe. Par mégarde, il se fit une entaille au doigt en manipulant la petite lame.
Edmond Riley était le meurtrier en même temps que la victime. Il s’était suicidé et n’avait eu besoin de l’aide de personne pour cela, seulement de cette bougie mécanique qu’il avait confectionnée lui-même.
Nous restâmes tous silencieux quelques instants. Chacun vérifiait que ce nouvel élément venait bien compléter et achever le puzzle de la mort d’Edmond Riley. On n’entendait que la plume de l’Agent Withers qui grattait le papier.
Tout à coup, l’inspecteur éclata de rire :
– Bloody hell ! Jamais dans toute ma carrière je n’ai vu une pièce à conviction se dévoiler elle-même sous mes yeux ! Je n’en reviens pas !
Il s’empara de la dernière feuille dessinée par Withers, l’approuva d’un hochement de tête et se remit à rire. C’était en même temps de la surprise et un grand soulagement, que nous partagions tous.
– Voilà qui clôt notre affaire, n’est-ce pas ? dit-il. Qu’en pensez-vous ?
Je ne voulais pas prendre la parole avant Darwin, Julian non plus. Mais celui-ci ne disait rien, secouant la tête de droite à gauche et de bas en haut, à la fois définitivement désolé, horrifié et délivré par cette révélation finale et tout ce qu’elle signifiait pour Edmond Riley et pour lui. Pemberton n’insista pas.
– Je vous dois beaucoup, messieurs…, reprit-il.
Je n’osais lui dire qu’en Français, cela aurait donné « je vous dois une fière chandelle ».
– … Il semble bien, poursuivit-il, qu’Edmond Riley se soit lui-même donné la mort le 21 novembre au soir dans le sous-sol de l’Athenaeum, sans l’aide de personne. Cet acte désespéré, ce suicide, est à mettre sur le compte de sa maladie. Il avait très certainement décidé de vous nuire par la même occasion, Mr Darwin, et c’est pour cela qu’il a commis son acte dans ce lieu, après vous avoir agressé verbalement à deux reprises. Je vais rédiger mon rapport et j’aurai enfin des nouvelles à donner demain à mes supérieurs et à la direction du Club !
Voyant combien nous étions sous le choc, il ajouta :
– L’horreur dont l’homme est capable est sans limite. Vous l’avez sans doute observé durant votre voyage autour du monde, Mr Darwin. Mais je peux vous rassurer – cela ne vous rassurera peut-être pas, d’ailleurs – : l’acte de Mr Riley n’est malheureusement pas si exceptionnel que cela. Ici aussi, dans notre cher pays, la créativité humaine est très grande quand il s’agit de détruire ce que la nature ou d’autres ont construit. Ma conviction – mais cela ne figurera pas dans mon rapport – est que Mr Riley était un esprit pervers en plus d’être très malade. Paix à son âme… Bien…
L’inspecteur se tourna vers l’agent Withers qui avait posé sa plume.
– Merci Withers, vos dessins compléteront utilement mon rapport.
Il nous dévisagea un par un et vit que j’avais quelque chose à dire :
– Mr Petitcolin ?…
– Oui, monsieur l’inspecteur. J’ose parler aussi au nom de Mr Darwin et de Mr Chétif. Nous sommes très heureux d’avoir pu, grâce au concours de Scotland Yard, établir la vérité sur la mort d’Edmond Riley. Je me permets d’ajouter une dernière réflexion. Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi il est resté si tard ce soir-là au Club. Il lui a fallu attendre à l’abri des regards que la bougie brûle suffisamment pour qu’il puisse tirer à lui le fil et la petite lame qu’il a utilisée pour se trancher la gorge. Et s’introduire au sous-sol tard dans la soirée lui permettait de faire entretenir le doute sur l’existence d’un éventuel agresseur qui aurait commis cet acte à sa place… Je me permets une dernière question, que je m’en voudrais de ne pas vous avoir posée : l’existence du mécanisme de cette bougie exclut-elle complètement et définitivement la possibilité qu’Edmond Riley ait été égorgé par une tierce personne qui ait voulu se débarrasser de lui ?
– Que voulez-vous dire ? questionna Pemberton.
– Si j’avais voulu le tuer et faire passer cela pour un suicide, j’aurais fabriqué cette bougie et me serais arrangé pour que Mr Riley l’apporte avec lui. Je l’aurais égorgé dans la réserve du sous-sol en laissant la bougie derrière moi pour induire la police en erreur, et je me serais arrangé pour repartir incognito par la grande porte le lendemain matin.
Tout le monde me regardait étonné, sans comprendre où je voulais en venir. Je souhaitais seulement éprouver la solidité de l’hypothèse du suicide.
– Pourquoi, dans ce cas-là, auriez-vous demandé à Mr Riley d’apporter la bougie lui-même ? interrogea l’inspecteur.
Je n’avais pas de réponse.
– Et quel lien faites-vous alors avec les deux altercations qui ont eu lieu l’après-midi ?
– Je n’en ai aucune idée…
– Mais vous avez raison, reprit Pemberton. Nous ne serons totalement assurés qu’Edmond Riley s’est suicidé que si nous trouvons la preuve qu’il a confectionné lui-même – ou a fait confectionner – la bougie. Demain, je me rendrai à son domicile pour essayer de recueillir ces éléments… Mais je dirais que, même si je ne les trouve pas, la version du suicide reste la plus probable à mes yeux, et que c’est celle que je présenterai à mon Superintendant.
Il se leva.
– Mr Darwin, je suis heureux que cette histoire terrible trouve enfin sa conclusion. Vous allez pouvoir, j’espère, reprendre sereinement vos travaux… Messieurs, si de nouvelles idées vous viennent, vous savez où me trouver ! Scotland Yard est heureux d’avoir pu compter sur votre concours ! J’en ferai état à mes supérieurs et à la direction de l’Athenaeum.
Charles Darwin tendit la main à Pemberton et dit solennellement :
– Merci, monsieur l’inspecteur.
Nous nous saluâmes tous et Julian, Darwin et moi quittâmes l’immeuble de police.