Le 30 juillet fut pour Fortuné une autre journée bien remplie à Veritas. Il était heureux de voir que, d’une certaine façon, les choses reprenaient leur place, malgré le cataclysme qu’il avait traversé deux jours auparavant. Son travail était revenu au centre de son attention, même s’il ne pouvait s’empêcher de penser à Héloïse, à ces vies dont l’attentat de Girard avait perturbé le cours et à la rencontre de la veille avec le préfet de police.
Au déjeuner, il retrouva le plaisir de discuter avec ses collègues de sujets qui les passionnaient : la construction de bateaux en fer, le développement de la vapeur… L’un d’eux affirma qu’avant deux ans, un navire à vapeur aurait traversé l’Atlantique. On parlait aussi de grandes manœuvres, aux forges du Creusot et ailleurs, d’industriels qui voulaient donner de nouvelles dimensions à la production d’acier et à son utilisation dans les transports sur terre et sur mer. Certains jours, Lefebvre se mêlait à eux pour déjeuner, lorsqu’il ne recevait pas des armateurs dans un restaurant du boulevard. Et ces jours-là, la discussion prenait un tour extraordinaire. Alors que, le plus souvent, lorsque l’un de ses collègues rêvait tout haut de l’avenir, Fortuné ne voyait que faux espoirs ou divagations sans lendemain, les projections de Lefebvre avaient le goût du possible, parce qu’elles étaient le fruit d’un peu d’imagination et de beaucoup de réflexion, d’information et de recherches.

Fortuné écourta son déjeuner afin de passer chez Héloïse qui accepta avec une grande joie son invitation pour le soir. Il courut ensuite retrouver Narcisse Roquebère autour d’un café, dans l’appartement des jumeaux rue Vivienne, et en ressortit avec un paquet sous le bras.

Il se rendit chez lui en fin d’après-midi en feuilletant le Figaro du jour, plus libre de ton que le Journal des débats et dans lequel il était sûr de trouver davantage d’informations sur l’attentat. « Girard, affirmait le journal, n’appartient à aucune opinion ; son acte est un acte de démence ; on l’attribue au profond sentiment de douleur qu’il aurait ressenti en voyant son père massacré dans la rue Transnonain. » Le rédacteur continuait de s’en prendre à Gisquet et à Thiers, pointant l’incohérence de leurs réactions : ils procédaient à des arrestations massives, comme si l’attentat était l’œuvre d’une conspiration de grande ampleur, alors qu’ils avaient été incapables de le prévoir et de s’y opposer.
Le journal invitait le roi et le gouvernement à garder leur sang-froid et à ne pas porter atteinte aux libertés nationales.
On y apprenait également que des familles entières, poussées par une étrange curiosité, faisaient le siège de l’immeuble du boulevard du Temple, protégé par un piquet de soldats.

Peu après six heures du soir, Fortuné quitta son domicile et partit retrouver Théodore chez Tortoni. En chemin, il se remémora ce que Narcisse lui avait dit en prévision de la soirée avec Héloïse à la Grande chaumière. L’avoué avait essayé de le convaincre que, pour conquérir une femme, il fallait paraître un peu différent de ce que l’on était d’ordinaire et, en tout cas, de ce que l’on était avec les autres femmes.
– Différent de ce que l’on est réellement ? avait insisté Fortuné.
– Sais-tu bien qui tu es réellement ? avait rétorqué Narcisse.
La différence commençait avec l’habit. Lorsqu’il s’était vu chez lui devant son miroir, Fortuné ne s’était pas reconnu. Dans sa garde robe, Narcisse avait choisi pour son ami un gilet de piqué blanc, une cravate anglaise, un pantalon de satin blanc à raies et une redingote bleu foncé.
« Quand tu raccompagneras Héloïse après le bal, avait conseillé Narcisse, aie plein d’attentions pour elle. Si vous essuyez un coup de vent, pose-lui ta redingote sur les épaules. Si vous croisez un chien errant, laisse-la se serrer contre toi, puis poursuis la bestiole jusqu’à ce qu’elle file la queue basse. Mais ne jure pas et ne sois pas impoli. Propose-lui tes bras pour passer un ruisseau – arrange-toi pour qu’il y ait un ruisseau sur votre parcours. Agrémente-la raisonnablement de petits compliments. Pour cela, choisis des beautés qu’elle et toi connaissez et compare-les à elle. Par exemple, dis : « Unetelle fait tourner toutes les têtes, mais ses yeux ne brillent pas comme les tiens », ou « Unetelle pourrait poser comme modèle aux Beaux-Arts, mais la finesse de sa taille ne se compare pas à la tienne. » Au moment de la quitter, prends un air sérieux et demande lui l’autorisation de l’embrasser. Si elle accepte, embrasse-la ton chapeau à la main, puis salue-la jusqu’à terre. »
– Et ensuite ? avait demandé Fortuné, amusé par ces consignes.
– Et ensuite, recommence ce manège cinq ou six soirs. Après quoi, tout est possible.

Chez Tortoni, Théodore faillit ne pas le reconnaître.
– Je suis très flatté que tu t’apprêtes ainsi pour moi ! dit-il en riant.
Autour d’une bière, Fortuné apprit à son ami qu’il allait retrouver Héloïse tout à l’heure. Théo devina sans effort que Narcisse Roquebère avait collaboré à son accoutrement.
Ils évoquèrent rapidement la rencontre d’hier avec Gisquet, en se promettant d’en reparler demain avec Corinne et Héloïse. Théo apprit à Fortuné que la femme de chambre de Corinne avait disparu, craignant sans doute le retour de sa maîtresse après avoir vendu à Vidocq l’information sur leur rencontre du soir du 26 juillet impasse du Doyenné.
Théo confia aussi à son ami, sans trop en dire, que Corinne s’était expliquée avec lui sur la partie de son passé qu’elle avait tue jusqu’alors – en particulier sa liaison à Lyon avec un certain Jacques qu’elle avait quitté en s’installant à Paris fin 1831 : il l’aimait, mais elle ne l’aimait pas. L’incident était clos. Corinne, remarqua Théo, semblait affectée par les événements vécus ces derniers jours. « Elle porte depuis comme un voile devant les yeux », dit-il.
Fortuné adopta le ton le plus léger qu’il put pour poser la question qui avait motivé ce bref rendez-vous chez Tortoni :
– Sais-tu si Héloïse s’est déjà donnée à beaucoup d’hommes ?
La question prit Théodore au dépourvu :
– Mon ami, tu me surestimes ! Tu sais que je connais bien mal celle que j’aime et tu m’interroges sur une autre que je connais encore moins !… Je t’avouerai cependant…
– Tu m’avoueras quoi ?
– … Que, il y a quelques mois, j’ai mené une enquête discrète à ce sujet.
– Pourquoi donc ?
– Oh, c’est un petit jeu auquel les hommes du Doyenné se livrent souvent. En réalité, j’ai interrogé non pas l’intéressée, bien sûr, mais ses prétendants potentiels…
– C’est-à-dire ?
– … Presque tous les hommes de la bande du Doyenné.
– Eh bien ?…
– Aucun d’eux ne m’a dit avoir réussi à la mettre dans son lit.
– Te l’auraient-ils avoué si certains avaient réussi ? demanda Fortuné.
– Je pense qu’ils en auraient été assez fiers, oui. Plusieurs m’ont dit la même chose : Héloïse aime trop l’indépendance pour s’attacher à un homme, ne serait-ce qu’un moment.
– Mais ne peut-on partager le lit de quelqu’un sans nécessairement s’attacher à lui ?
– Oh oh, serais-tu plus expérimenté que tu ne le parais, Fortuné ?… Sans doute, mais Héloïse me semble trop sentimentale pour cela.
– Pourtant, elle recherche en permanence les louanges, elle est charmeuse et impertinente comme une coquette qui cherche à séduire…
– Oui, mais apparemment sans jamais se donner…
– Peut-être a-t-elle reçu une éducation très corsetée et se méfie-t-elle des hommes ?
– C’est possible. Je crois savoir en plus que son père a abandonné sa mère lorsqu’Héloïse était enfant, ce qui n’arrange pas les choses…

C’est avec ces informations qui, d’une certaine façon, l’apaisèrent, tout en augurant d’une soirée qui le décevrait peut-être beaucoup, que Fortuné se rendit chez la jeune femme.
Lorsqu’elle ouvrit sa porte et l’accueillit avec son sourire enjôleur, elle semblait l’attendre depuis longtemps. Alors qu’il lui baisait la main, elle eut un cri d’étonnement et d’admiration :
– Comme tu es beau, mon ami !
Elle-même portait une robe de levantine verte et un ruban brun autour du cou, large d’un demi-pouce, auquel était suspendu un petit bijou.
Elle n’habitait pas très loin de la Grande chaumière et proposa de s’y rendre à pied. Ils partirent bras dessus-bras dessous.
En traversant le boulevard d’Enfer, Fortuné ne vit pas un petit ruisseau dans lequel il fit un faux pas.
– Ne t’inquiète pas, je suis habituée, dit Héloïse avec un sourire. Les hommes trébuchent souvent en ma présence…
Fortuné ne savait que penser. Fallait-il le prendre bien ou mal ?
– Les hommes trébuchent ?…, commença-t-il.
– Oui, souvent, qu’ils aient bu ou non… Cela t’arrive souvent, à toi ?…
– Que des hommes trébuchent en ma présence ?
– Non… de trébucher.
– Jamais… euh… je veux dire… Non, jamais.
Ils parvinrent à l’entrée de la Chaumière, ornée de fleurs, de lanternes… et de sergents de ville, et pénétrèrent dans une allée sinueuse et fleurie, puis sous un couloir de verdure décoré de lampions de toutes les couleurs. Les sons des instruments et les rires des danseurs enflaient au fur et à mesure qu’ils avançaient. Puis ils débouchèrent sur un vaste terrain. À gauche se trouvait la grande galerie du restaurant, éclairée par des dizaines de becs de gaz, aux tables de marbre occupées par des couples et des groupes qui dégustaient des boissons et des glaces. Les garçons de service se frayaient un passage à travers ce monde avec une habileté impressionnante. À droite, derrière de grands arbres, on devinait une grande pente qui descendait depuis une espèce de chalet haut-perché que certains appelaient la « montagne suisse », d’où dévalaient en criant des cavaliers et des cavalières juchés sur des chevaux de bois. Plus loin, des boutiques et des manèges proposaient encore d’autres distractions. Au milieu de tout cela et sous une voûte étoilée de lampions, un orchestre enchaînait danses et quadrilles. Les toilettes et les parfums des dames faisaient tourner la tête. Fortuné était heureux et fier d’avoir une aussi belle femme à son bras. Il se dit que lui-même ne dépareillait pas trop car les regards se tournaient souvent vers eux.
Le jeudi était un jour spécial à La Grande Chaumière, celui où les dandys et les aristocrates venaient grossir les rangs des étudiants. Ce soir-là, on buvait plus de punch et de champagne que de bière, on fumait le cigare et on pérorait d’un air savant.
Ils s’installèrent pour dîner, passant plus de temps à observer et à commenter les gestes des danseurs et les tenues des convives qu’à tenir une conversation suivie. Autour d’eux, on parlait beaucoup de l’événement d’il y a deux jours boulevard du Temple. C’est peut-être pour cela que, lorsqu’un nouveau quadrille s’annonça, Héloïse n’attendit pas d’être invitée par son partenaire. Elle lui prit la main et l’arracha de son siège :
– Allez Fortuné, à nous !
À midi, il n’avait pas eu le temps d’aborder avec Narcisse le sujet du quadrille. Qu’importe ! Qui ne risque rien n’a rien, se dit Fortuné, dont l’enthousiasme était augmenté par le punch. Il prévint cependant sa cavalière :
– Ne compte pas sur moi pour te guider, je manque un peu de pratique.
– N’aie crainte. Repère un cavalier à gauche ou à droite et fais comme lui !
Ils se retrouvèrent en face d’un autre couple, encadrés par d’autres à gauche et à droite. Au total, cela dessinait deux lignes de danseurs, chaque cavalier se trouvant à gauche de sa cavalière.
– La première figure s’appelle le pantalon, lança Héloïse avec un clin d’œil. Il suffit de prendre la main qu’on te tend !
Dès les premières notes, la cavalière d’en face avança vers Fortuné la main en avant. Il la saisit, pivota vers la droite afin de saisir la main gauche d’Héloïse, puis encore à droite pour prendre la main droite de l’autre cavalière, et enfin retrouver la gauche d’Héloïse. Il trouvait facile de se laisser guider ainsi, ce qui ne l’empêcha pas de rater plusieurs fois la main de l’une ou de l’autre.
La musique était entraînante. Certains danseurs marchaient, d’autres allaient avec un pas plus vif. Il y avait à plusieurs endroits un joyeux désordre causé par l’alcool ou l’inexpérience. Derrière son apparente simplicité, le quadrille se composait de cinq figures que l’on ne pouvait toutes improviser. Ce fut la dernière, la galopade, qui posa le plus de difficultés à Fortuné, car, comme son nom l’indiquait, son rythme rapide ne laissait guère le temps de réfléchir. Mais cette galopade – saluée par les cris de joie de nombreux danseurs – donna lieu à tellement de déchaînements et de rires que, de toute façon, il valait mieux la danser comme on le voulait et non comme on le devait.

Le quadrille achevé, Fortuné, essoufflé, tenta de retrouver leur table. Héloïse lui sourit :
– Il faudra revenir et perfectionner tout ça !
Le jeune homme n’y vit cette fois aucune moquerie. Aurait-il droit un jour à davantage que ces beaux sourires ? Il se promit de mettre en œuvre les conseils de Narcisse lorsqu’il raccompagnerait Héloïse chez elle tout à l’heure.
Justement, elle souhaitait rentrer, bien que le bal ne touchât pas encore à sa fin. Elle accepta cependant de s’asseoir quelques instants avant de partir. Pour trouver une table, ils durent récupérer leurs chapeaux et monter au premier étage du restaurant. C’était le refuge d’autres danseurs. On s’y débarrassait des collerettes et des cravates et on commandait des boissons pour se rafraîchir. Mais Fortuné n’eut pas le temps de demander à son amie ce qu’elle voulait boire. Elle le regarda ennuyée :
– Fortuné, je voulais te dire… Nous venons de vivre ensemble des événements terribles… mais cela ne tisse pas nécessairement des liens particuliers entre nous…
Si un immeuble du quartier s’était écroulé, si Girard avait à l’instant déchargé vingt-cinq canons de fusils sur les clients de la Grande chaumière, Fortuné ne se serait pas senti plus anéanti.
Il retrouva sa voix après avoir inspiré un grand bol d’air :
– Que dis-tu ? Je croyais que certaines attentions que tu as eues récemment pour moi signifiaient justement quelque chose de particulier
Héloïse afficha un sourire triste :
– Mon ami, de telles attentions ne signifient rien. Il te faut encore apprendre les usages de la vie parisienne, faire des expériences…
Il insista :
– Je ne comprends pas. Pourquoi parles-tu contre ton cœur ? C’est vrai, je te connais peu et je connais peu les femmes. Mais je crois que tu n’es pas coutumière avec d’autres hommes de certains gestes et paroles que tu m’as destinés ces derniers jours.
– Comme ?…
– Comme lorsque, après que Vidocq nous a libérés rue des Fossés-du-Temple, tu t’es jetée dans mes bras… comme lorsque tu t’es endormie sur mon épaule dans le cabinet du docteur Labrunie.
Héloïse ne disait rien. Fortuné poursuivit :
– Gautier m’a remis ton portrait alors que je ne le lui avais rien demandé…
– Ce n’est pas la première fois qu’il fait le coup, commenta Héloïse.
Fortuné poussa un soupir qui s’entendit aux tables alentour. Héloïse ne le regardait pas. Elle avait un air sérieux qu’il ne lui avait jamais vu. Si sa présence était la cause de l’attitude froide de la jeune femme, il valait peut-être mieux, en effet, s’éloigner pour un moment.
– Et, pour tout dire, conclut-il, je rêve de toi chaque nuit.
Elle le regarda étonnée et resta sans rien dire. Il songea aux compliments que Narcisse lui avait recommandés, mais les jugea bien inadaptés.
– Bien, dit-il en se levant et en lâchant un nouveau soupir. Allons-y.
Elle le retint par le bras et le fit se rasseoir.
– Attends un moment… De mon côté, je me rappelle chaque instant de cette soirée au Doyenné, le premier soir où tu es apparu avec Théo.
Fortuné regardait les danseurs d’un air absent. Du premier étage du restaurant, on avait une belle vue sur le bal. Mais il ne ressentait qu’une grande douleur dans la gorge et dans la poitrine. Il n’avait qu’un désir : quitter cet endroit.
– Je me souviens aussi de cette horrible partie de whist avec André et de mon comportement stupide, continua Héloïse.
– Je t’en prie, répondit Fortuné. Je l’avais oublié.
– Cela m’étonnerait… Je me souviens aussi de la peur que j’ai eue en revenant de la Chaumière avec la bande du Doyenné, le soir de cette tuerie. Je pensais que le sang répandu dans l’impasse était le tien et j’ai remercié Dieu quand je t’ai vu vivant.
Il parvint à articuler :
– Je te remercie, Héloïse. Nous reparlerons de cela une prochaine fois.
Elle se rapprocha de lui :
– Je t’ai assez torturé, je crois.
Enfin elle accrocha son regard. Il tenta brièvement de lire quelque chose dans ses yeux.
– Moi aussi, poursuivit-elle, je rêve de toi chaque nuit depuis plus de dix jours. Moi aussi, j’ai envie de te serrer dans mes bras.
Il fronça les sourcils, cherchant à comprendre. Elle se leva et lui tendit ses bras. Il la regardait en hésitant, ne sachant que faire. Comme il ne bougeait pas, des encouragements se firent entendre autour d’eux à son intention :
– Vas-y, mon gars, qu’attends-tu ?
– Veux-tu que j’y aille pour toi ?
Les bras grand ouverts, Héloïse l’invitait de ses mains à approcher, comme elle aurait fait pour attirer un animal craintif. Fortuné se leva enfin, la prit dans ses bras, la serra fort et ils restèrent longuement collés l’un à l’autre, sous les applaudissements des couples voisins.
Depuis des jours, il se réjouissait à l’idée d’embrasser Héloïse. À présent, il se dit que la chose en elle-même apporterait sacrément de bonheur, une fois qu’ils seraient un peu plus tranquilles. Il serrait la jeune femme si fort qu’elle en eut mal et lui demanda de la laisser respirer.
Contrairement à ce que Narcisse lui avait conseillé, il ne la salua pas ensuite jusqu’à terre.
– Tout ce que tu m’as dit avant n’était que mensonges ? demanda-t-il.
– Oui, répondit-elle simplement.
Il la serra à nouveau.
– Ces derniers jours, ajouta-t-elle, j’ai surmonté la fatigue, les doutes et la peur parce que tu étais avec moi. Je savais que si un danger devait te menacer, il me menacerait aussi.
– Et moi qui croyais être invisible…
– On a longtemps cette impression et puis, un jour, on réalise qu’on ne l’est jamais. Tu verras, c’est une habitude à prendre.
Soudain, elle s’arracha à lui. Il se demanda s’il avait eu un mot ou un geste déplacé. Mais elle était déjà debout et lui prenait la main :
– Fortuné, c’est un chahut qui commence !
Avec d’autres, ils regagnèrent en courant le niveau du bal comme une nuée de moineaux s’abat sur un champ moissonné. Le chahut – aussi appelé cancan – était une danse où presque tout était permis pourvu que l’on adopte le pas du canard et que l’on se déhanche de façon désordonnée au rythme endiablé de la musique.
Fortuné imita ses voisins. Il saisit sa compagne par les deux mains et comprit vite que, dans le chahut, danseur et danseuse exécutaient des figures l’un après l’autre avec une grande liberté, inventant des positions et des mouvements qu’il était parfois difficile d’associer à l’espèce humaine. Il laissa libre court à sa créativité qui était assez limitée en ce domaine et qui provoqua de grands éclats de rires chez sa partenaire. Des gestes de celle-ci émanait en revanche une sensualité qui troubla Fortuné et d’autres mâles alentours. Il apprécia particulièrement les moments où, à intervalles réguliers, il devait saisir Héloïse par la taille et la lancer en l’air, en faisant de son mieux pour ne pas marcher sur sa robe. D’autres danseuses portaient des robes plus courtes. Elles n’hésitaient pas à lever haut la jambe et à montrer leurs dessous – on ne voyait guère plus que des jupons et parfois la forme d’un mollet.
À plusieurs reprises aussi, comme il vit ses voisins le faire, il saisit Héloïse par les mains, la rapprocha de lui et la serra fortement, s’enivrant de son parfum. Elle ne cessait de rire et sa joie était contagieuse.
Il y eut une dernière danse à laquelle ils participèrent avec le même entrain – et Fortuné avec la même maladresse. Il se dit pour se consoler que, comme la canne ou le canot, la danse s’apprenait et qu’il aimerait bien retrouver ces danseurs à son cours de canne du dimanche et voir s’ils s’en sortaient aussi bien avec un bâton qu’avec une danseuse.
On entendit bientôt sonner onze heures. Des lampions s’éteignirent. La Chaumière allait fermer, il fallait songer à partir. Héloïse accepta que Fortuné la raccompagne chez elle.
Narcisse Roquebère n’allait pas en croire ses oreilles.