Que pouvaient-ils faire ? Les cinq amis tenaient un rapide conciliabule sous le porche d’un immeuble, où Théodore et les deux jeunes femmes venaient d’arriver. Hugo avait retrouvé son maître avec plaisir, mais il était bien le seul à manifester de la joie. Champoiseau, Théodore, Corinne et Héloïse venaient d’apprendre que la filature de la Camelu s’arrêtait là et s’interrogeaient avec Fortuné sur la conduite à tenir.
Fouiller la boutique et l’appartement de Pépin ? Cela était risqué, pouvait prendre du temps et il était peu probable que l’homme laisse traîner chez lui des documents compromettants. Le dernier espoir se nommait Victor Boireau, l’ouvrier ferblantier par qui tout cela avait commencé. Corinne connaissait son adresse et son visage. Il fallait retraverser Paris pour essayer de le trouver. Mais s’il était en vadrouille comme Pépin, autant chercher une aiguille dans une meule de foin… Néanmoins, c’est à ce dernier espoir que Fortuné et ses compagnons se raccrochèrent. Ils n’en voyaient pas d’autre.
Fortuné ne voulait cependant pas s’en aller les mains vides.
– Ne partons pas trop vite d’ici, déclara-t-il. Aucun d’entre nous ne connaît le visage de Pépin. Nous pourrions très bien le croiser en compagnie de Boireau sans même savoir que c’est lui !
– Et ?… demanda Héloïse.
– Et… Suivez-moi !, répondit Fortuné en traversant la chaussée en direction de la boutique.
L’employé était assis devant une petite table sur laquelle il avait déplié un journal, lorsqu’il vit entrer cinq personnes dans le magasin, davantage qu’il n’en avait sans doute reçu depuis que le patron lui avait confié la boutique il y a quelques heures. Celle-ci se composait, outre cette table et quelques tabourets, d’un petit comptoir et d’étagères qui couraient le long des murs, du sol au plafond. Des sacs de grains, de fruits et de légumes étaient disposés çà et là. On apercevait au fond une petite arrière-boutique où s’alignaient des casiers de bouteilles de liqueur et de vin.
Le garçon avait une quinzaine d’années. Le poil poussait dru sur son menton et ses cheveux étaient retenus en arrière par un nœud. Il se leva d’un bon et replia son journal.
– Bonjour, commença Fortuné. Écoutez… Comme la femme qui vient de vous interroger, nous aimerions savoir où se trouve M. Pépin.
Il n’y croyait pas beaucoup, mais il ne fallait négliger aucune piste. Le garçon ouvrit la bouche comme s’il manquait d’air. Cela faisait beaucoup de monde qui demandait après son patron en si peu de temps. Pouvait-il être complice de Pépin ? se demanda Fortuné en répondant aussitôt par la négative. Il n’aurait su dire précisément pourquoi, mais il lui sembla que ce jeune épicier ne pouvait pas être mêlé à un complot contre le roi.
– Comment vous appelez-vous ? lui demanda Fortuné.
– François, Monsieur. Comme François Vidocq !
– … comme François Vidocq !… Bon.. hum… Eh bien François, nous sommes venus de Lyon pour obtenir réparation auprès de votre patron d’une mauvaise affaire dont il s’est rendu coupable…
– Pourquoi vous êtes tous déguisés ?
– … Pourquoi sommes-nous tous déguisés ?… Qu’est ce que…
– Vous êtes des amis de Vidocq ? C’est pour ça ?
– Nous, des amis de Vidocq ?…
– Vous allez continuer longtemps de répéter ce que je dis ?
– Si je vais conti… Corinne, Théo… Aidez-moi, je vous en prie !
Fortuné, à bout d’arguments, alla s’asseoir sur un tabouret. Champoiseau fit de même, essayant de masquer au mieux un fou rire qui lui tordait le bas du visage. Les trois autres restèrent debout, l’air amusé.
– Et elle, elle a quoi sur la joue ? questionna encore le garçon en désignant la blessure de Corinne.
Celle-ci reprit les rênes de la discussion :
– Bon ! François, qu’avez-vous à boire ?
– Je peux vous offrir de l’absinthe, répondit le garçon.
Sans attendre, il disparut dans l’arrière boutique et rapporta de l’absinthe et de l’eau qu’il posa fièrement sur le comptoir. Cette proposition tombait à pic pour tout le monde. Il trouva six verres quelque part et les remplit généreusement, se comptant dans le lot.
Ils rassemblèrent trois autres tabourets et s’assirent, pendant que le jeune employé restait debout derrière le comptoir. Chacun prit le temps de savourer son verre. Théodore se leva, mit des sous sur le comptoir et regagna son tabouret. Se sentant l’objet de regards insistants, il se leva à nouveau, déposa d’autres pièces sur le comptoir et le garçon remplit les verres une seconde fois. Fortuné en profita pour chuchoter quelque chose dans l’oreille de Corinne. Après un court instant, elle rompit une quiétude qui aurait pu se transformer rapidement en sieste pour quelques-uns :
– François, vous connaissez donc Vidocq ?
– Oui, j’ai lu ses aventures(1).
– Et pourquoi vous semble-t-il que nous soyons déguisés ?
– Lui n’est pas déguisé, dit le jeune homme en désignant Champoiseau. Mais vos deux amis, ils sont vêtus en ouvriers, mais ne sont pas des ouvriers.
– Pensez-vous que nous soyons des policiers ?
– Il n’y a pas de femme dans la police, déclara-t-il catégoriquement.
– En effet, continua Corinne, nous ne sommes pas des policiers.
Elle resta cinq secondes sans parler, le temps de faire croître la curiosité dans l’esprit du garçon.
– François, nous avons besoin de vous pour une mission de la plus haute importance à laquelle nous vous demandons de participer… aux côtés de Vidocq.
Les yeux de François s’ouvrirent grands comme des culs de bouteille. Corinne lui brossa à grands traits le tableau de l’attentat qui, selon toute vraisemblance, allait viser le roi demain. Elle expliqua que Pépin avait sans doute été entraîné malgré lui dans ce complot, mais le ricanement de François n’échappa à personne. Elle lui demanda s’il connaissait Victor Boireau, mais ce nom ne lui disait rien. Accepterait-il de les accompagner rue Neuve-des-Petits-Champs, jusqu’à l’atelier de Boireau, pour le cas où ils y rencontreraient Pépin ? Il fut tout de suite d’accord.
– Attends une seconde, mon garçon !
La voix de Champoiseau avait tonné dans la petite boutique. Il regardait le jeune épicier droit dans les yeux.
– Qu’une chose soit bien claire : un pas de travers, une bêtise de ta part, et tu verras de quel bois je me chauffe !
François jeta un œil sur la canne-bâton du vieil homme et acquiesça.
Il ferma la boutique et monta déposer la clé dans l’appartement de Pépin.
Il était une heure trente de l’après-midi.
La petite troupe parcourut quelques dizaines de mètres jusqu’à la place de la Bastille, observant au passage, sur la gauche, l’énorme éléphant de quarante pieds de haut construit en bois et en plâtre et qui tombait en décrépitude depuis des années.
Fortuné regarda ses mains et vit que ce n’était pas des mains d’ouvriers. La prochaine fois, il les noircirait un peu… ou les garderait dans ses poches.
En cabriolet, les six aventuriers rejoignirent la place des Victoires. Leur prochaine étape, que chacun espérait plus fructueuse que la précédente, était l’atelier où travaillait Victor Boireau, rue Neuve-des-Petits-Champs.

(1) : Vidocq a publié ses Mémoires en 1828.