Vendredi matin, un mot de Vidocq arriva au Bureau Veritas, annonçant à Fortuné qu’il n’y avait rien à la morgue qui ressemblât à Corinne. Il proposait un nouveau rendez-vous le lendemain à quatre heures de l’après-midi. Cela obligerait Fortuné à quitter son bureau plus tôt que d’habitude, mais Charles Lefebvre lui accorderait sans doute cette nouvelle faveur.

Vers sept heures du soir, Fortuné retrouva Théodore impasse du Doyenné. Son ami l’observa d’un air curieux :
– Dis donc, l’autre soir, tu n’es pas parti d’ici un peu rapidement ?
– C’est possible, répondit Fortuné. Je devais être fatigué.
– Ce n’est pas plutôt cette Héloïse qui aurait blessé ton amour-propre ?
– C’est possible, admit à nouveau le jeune homme.
– Je n’apprécie pas non plus cet André avec qui elle jouait et qui a le mépris facile… Dis, tu ne serais pas amoureux d’elle ?
Fortuné jeta à son ami un coup d’œil amusé. En même temps, ses entrailles commençaient à se retourner.
– Non.
– Alors pourquoi rougis-tu ?
– Je trouve stupide de sa part de s’être comportée ainsi… J’avoue que, oui, elle m’a blessé.
– Tu n’éprouves donc rien pour elle ? insista Théodore d’un air enjoué.
– Non.
– Alors pourquoi as-tu boutonné ton gilet de travers ? demanda-t-il en riant.
Fortuné regarda son gilet. Comment avait-il pu se promener dans Paris habillé de telle manière ? Cela ne lui était jamais arrivé. Entre confusion et rire, il était en train de corriger son erreur lorsque Labrunie, Rogier et d’autres arrivèrent en bas du grand escalier, chargés de paniers, de tissus et d’ustensiles. Ils se saluèrent. Tout le monde allait dîner dans les ruines de l’ancienne église Saint-Louis du Louvre. Le joyeux groupe d’une vingtaine de personnes se dirigea vers le fond de l’impasse. Héloïse salua discrètement les deux amis ; Zoé et Allyre le firent de façon plus bruyante. Il n’y avait pas d’André en vue. Porté par la gaieté générale et l’absence de ce rival, Fortuné se sentit d’un coup un peu mieux.
Une vieille fille mal habillée et à l’allure simiesque se précipita dans son immeuble en les voyant, ce qui fit rire Labrunie :
– Ah ah ! Nous effrayons encore notre petite voisine. Pas de danger qu’elle se joigne un jour à nous, celle-là !
Deux ou trois silhouettes alertées par le bruit apparurent aux fenêtres des immeubles. Rogier fit signe à l’une d’elles qui rejoignit aussitôt le cortège. Fortuné vit aussi, au numéro 6, une femme saluer Gautier discrètement.
– C’est Mme Prunaire, la femme du secrétaire du commissaire de police des Tuileries, expliqua Théodore. Gérard, Théo et Camille n’arrêtent pas de lui adresser des œillades coquines depuis leurs fenêtres.
Pendant qu’ils parcouraient les dizaines de mètres qui les séparaient du fond de l’impasse, Fortuné apprit à son compagnon que Vidocq n’avait heureusement rien trouvé à la morgue. Théodore regarda son ami d’un air mystérieux et dit :
– Oui, je sais qu’il n’y a rien à craindre de ce côté-là, parce qu’il m’a fait parvenir la même information… et aussi parce que j’ai reçu une lettre de Corinne !
– Comment ! Que dis-tu ?!
Fortuné avait presque crié et Zoé ainsi que deux jeunes femmes à ses côtés lui lancèrent un regard effrayé. Il s’excusa avec un petit sourire et s’adressa tout bas à Théodore :
– Corinne t’a écrit ? Quand donc ?
Théodore fouilla dans sa redingote. Ils franchissaient en même temps une porte en mauvais bois qui ouvrait sur l’ancien Gymnase des pages et sur les ruines de la vieille église. Au moment où Théodore allait sortir une lettre, Héloïse se porta au-devant d’eux. Fortuné eut juste le temps de glisser à l’oreille de son ami de n’en parler à personne, que la jeune femme était déjà sur eux. Quel don avait-elle pour s’interposer dès que l’on sortait une lettre de sa poche ?!
– Mes amis, dit-elle, avez-vous des nouvelles de Corinne ?
Son air préoccupé ne semblait pas feint. Elle arborait un sourire de politesse. Théodore, pris de court par la consigne de Fortuné et par la question de la jeune femme, ne put répondre qu’un « euh… non » qui signifiait tout le contraire.
– Bonjour Mademoiselle Cydalise, répondit Fortuné d’un ton ni chaleureux ni hostile. Non, nous n’avons pas de nouvelles, ni bonnes, ni mauvaises. Et vous, en avez-vous ?
– Comment en aurais-je, Monsieur Colin ?
– … Petit… Petitcolin… S’il vous plaît, appelez-moi Fortuné, implora-t-il.
Le faisait-elle exprès ? Était-ce de l’indifférence, du mépris, de la moquerie, de la provocation ? Dans un sens comme dans l’autre, cela ne jouait pas en la faveur de Fortuné. Et, en dix secondes, elle avait détruit les défenses du jeune employé de Veritas.
– Oh ! Excusez-moi ! Je suis désolée. Et ne m’appelez pas Cydalise, demanda-t-elle doucement. La vraie Cydalise est l’amie de Rogier.
– Puis-je alors vous appeler autrement que « ma chère et tendre » ? soupira Fortuné.
– Si vous ne pouvez pas prononcer « ma chère et tendre », vous pouvez essayer « Héloïse », car c’est mon vrai prénom.
Elle portait un chapeau jaune et, sur un corsage, une robe de batiste écrue qui laissait voir la blancheur de ses épaules et s’accordait parfaitement avec ses cheveux noirs et ses yeux couleur d’eau.
Gautier s’était assis un peu à l’écart et avait saisi un carnet et un crayon. Dessinait-il ? Écrivait-il ? Labrunie sortait des bouteilles de vin d’un panier et les distribuait à ses amis qui avaient commencé à installer des nappes sur l’herbe ou sur des tables –  en réalité de gros blocs de pierre abandonnés ici depuis plusieurs années. Des pains, des pâtés, des viandes, des desserts commençaient à surgir d’autres paniers.
– Fort bien, répondit Fortuné, à condition que vous vous asseyiez un moment avec nous.
– Avec plaisir, répondit-elle en associant le geste à la parole.
Fortuné espérait qu’elle n’allait pas trop faire usage de ses sourires qui l’avaient beaucoup charmé il y a quelques jours. Il ne savait plus à quoi s’en tenir avec elle et, dans cette ignorance, souhaitait avant tout garder la tête froide et pouvoir raisonner sereinement. Il aurait voulu parler avec elle, seul à seule, mais le pourrait-il un jour ? Le soleil apparaissait et disparaissait derrière les nuages, dorant les pierres, les arbres et les épaules d’Héloïse.
– Héloïse, commença-t-il, nous sommes confiants que Corinne va revenir à Paris très prochainement. Mais, en attendant, elle nous laisse dans l’ignorance de sa situation, et nous essayons de comprendre son étrange comportement. La connaissez-vous bien ?
– Oui. Nous nous rencontrons plusieurs fois par semaine, chez elle ou chez moi.
– Vous a-t-elle prévenue de son absence ?
– Non, et cela m’inquiète. Ce n’est pas dans son caractère de disparaître ainsi sans prévenir ses amis.
– Vous a-t-elle fait parvenir des nouvelles depuis deux semaines ?
– Aucune.
– Que pensez-vous qu’il lui soit arrivé ?
– Je ne m’explique pas son absence. Je crois que quelqu’un ou quelque chose l’a contrainte à se cacher ou la retient contre son gré.
– Pensez-vous à quelqu’un en particulier ?
– Non, je ne vois pas.
– Théodore et moi nous demandons également si une affaire de cœur aurait pu la pousser à quitter Paris pour se faire oublier ?
– Que voulez-vous dire ? demanda Héloïse.
– Corinne aurait-elle, à votre connaissance, renoué avec un ancien amant, ou se serait-elle liée à un nouveau ?
– Je ne lui connais aucun autre amour que Théodore, répondit Héloïse en regardant celui-ci dans les yeux. C’est ce qu’elle m’a toujours affirmé et je la crois.
Fortuné, Héloïse et Théodore interrompaient leur conversation lorsque quelqu’un venait déposer des mets et des boissons sur leur nappe. Il leur fallait parfois éloigner une chèvre ou une poule qui appartenait à la gardienne d’un immeuble voisin et s’aventurait entre les convives en quête de nourriture.
– Permettez-nous une dernière question, Héloïse, dit Fortuné. Que savez-vous sur les amitiés de Corinne au sein des sociétés secrètes républicaines ?
La jeune femme sursauta :
– Quel rapport cela a-t-il avec son absence ?
Fortuné et Théodore échangèrent un signe d’acquiescement discret. Ce fut le second qui répondit :
– Il semble que Corinne rencontre régulièrement un membre de la société des Droits de l’Homme. Je l’ai appris par hasard car elle ne m’en a jamais fait part. Vous en a-t-elle parlé ?
Héloïse ne s’exprima pas tout de suite. Elle avait peut-être besoin de rassembler ses souvenirs, ou bien elle hésitait à révéler ce qu’elle savait.
– Je crois que Corinne a fait partie d’une section de la société des Droits de l’Homme, entre l’été 1832 et jusqu’à son interdiction l’an dernier, finit-elle par dire.
Les deux compagnons n’en furent pas surpris.
– C’est elle qui vous l’a dit, ou avez-vous rencontré des républicains qui en ont été membres ? demanda Théodore.
– Elle me l’a dit, je ne sais plus à quelle occasion. Mais je n’ai jamais rencontré aucun membre de cette société.
– Aurait-elle rejoint cette société au lendemain de l’insurrection de juin 1832 ? questionna Fortuné.
– Oui. Il me semble que la violence de la répression qui a suivi l’a bouleversée.
– Vous a-t-elle parlé d’un républicain brun avec une mèche blonde ? poursuivit Fortuné.
– Non, je ne crois pas.
– Et savez-vous avec qui elle a dîné à plusieurs reprises au restaurant Baratte, rue aux Fers ?
– Non, je ne sais rien de ces dîners.
– Pensez-vous possible que l’absence de Corinne soit liée à ses relations avec des républicains membres de sociétés secrètes ? demanda Fortuné.
– Je n’en ai aucune idée. La seule chose que je sais est que certains de ces hommes sont dangereux. Ils sont prêts à tout pour faire aboutir leurs projets. Prenez garde à vous, mes amis, si vous les approchez de trop près, conclut Héloïse.
Ayant dit cela, les trois convives prirent le temps de se restaurer. Ils remplirent leurs assiettes et leurs verres et savourèrent le repas. Une demi-douzaine d’autres le rejoignirent. Théodore prit Fortuné à part et lui dit :
– Tout le monde va nous demander des nouvelles de Corinne. Devons-nous mentir à tous ?
Fortuné reconnut qu’ils pouvaient difficilement éluder les questions sur Corinne. Ils convinrent, comme ils l’avaient fait avec Héloïse, de rassurer chacun tout en n’évoquant pas la lettre – que Fortuné, du reste, brûlait toujours de lire.
– Ne dirait-on pas une toile de Watteau ? demanda une voix derrière lui.
C’était Labrunie, qui désignait les alentours d’un geste large. Fortuné se retourna vers lui :
– Oui, cette lumière sur les ruines est magnifique. Il ne manque plus qu’un berger et une bergère. Nous avons déjà les animaux !
– Savez-vous que ce quartier est en chantier depuis des années ? poursuivit celui que tous appelaient « Gérard ». Bonaparte a détruit des immeubles entiers il y a trente ans et on ne se décide ni à tout raser ni à reconstruire. C’est à l’image de notre époque : nous vivons au milieu de ruines et de chantiers qu’il faudrait achever, et nous restons dans l’immobilisme et le laisser-faire. Notre jeunesse rêve de briller comme ses pères, mais n’a comme occupation que l’ennui et des distractions futiles. Regardez ces compagnons autour de nous. Combien d’entre eux feraient des savants, de grands chefs d’industrie, de grands meneurs d’hommes, si on le leur demandait ? Mais on ne le leur demande pas et on leur en ôte même le désir et les moyens.
– J’en connais quelques-uns qui sont de grands navigateurs, osa Fortuné.
– J’aimerais qu’il y en ait davantage, Fortuné !, répondit Gérard. Choisir la mer, c’est choisir l’immense et l’incertain. L’idéal que nos dirigeants nous proposent, c’est de respecter le roi et l’ordre, de craindre l’anarchie, de rester des « honnêtes gens » et de devenir des boutiquiers et de travailler à la « prospérité ». Mais quelle prospérité ? On ne rêve plus, on n’espère plus, on calcule… jusque dans l’amour ! On ne sait plus aimer.
La voix de Gérard portait loin. Deux silhouettes s’étaient détachées d’un autre groupe pour se mêler à leur discussion. C’était Allyre et – Fortuné l’apprendrait plus tard – un nommé Victor Loubens dont le maintien et l’apparence indiquaient qu’il était très certainement polytechnicien, lui aussi. Il ne portait pas de favoris, mais une moustache et un bouc, et ses yeux pétillaient de curiosité. Lorsqu’il les vit approcher, Labrunie s’écria :
– Voilà deux messieurs qui partagent mes utopies, et qui prévoient même de les réaliser ! Quand pourrons-nous venir les visiter, mes amis ?
Allyre répondit le premier :
– Si c’est notre projet de phalanstère que vous évoquez, Gérard, nous n’avons pas encore trouvé un riche mécène pour nous aider à le créer.
De leur discussion la veille avec les Bureau, Fortuné avait retenu que, plutôt que dans la lutte des classes décrite par Saint-Simon ou dans l’insurrection, les disciples de Fourier fondaient leurs espoirs sur la création de « phalanstères », des communautés de travail et de vie qui transformeraient la société par l’exemple, de proche en proche.
Loubens, qui, lui aussi, était partisan des théories fouriéristes – décidément, ce groupe du Doyenné recelait des personnalités surprenantes – enchaîna avec un sourire :
– Vous parliez de savoir aimer, Gérard. Que pensez-vous de ce nouveau monde amoureux que Fourier imagine allant de pair avec un nouveau monde industriel ?… Nos publications fouriéristes sont assez silencieuses à ce sujet, d’ailleurs.
Il adressa un clin d’œil à Allyre qui lui retourna un regard noir. Labrunie exprima le désir d’en savoir davantage.
– Nous gommons souvent cet aspect du projet de Fourier, expliqua Loubens, car il heurte parfois trop les consciences… Fourier est conscient que l’homme est imparfait. À ses yeux, le phalanstère doit proposer une « association attrayante » au sein de laquelle les hommes et les femmes rechercheront l’harmonie non en sacrifiant leurs passions – bonnes ou mauvaises –, mais en les combinant au mieux par l’intermédiaire d’une « Bourse du travail » – pour ce qui est de l’activité productive – et d’une « Bourse des inclinations » – pour gérer au mieux nos désirs et nos passions.
Allyre leva les yeux au ciel. Au moins, son opinion sur le sujet était claire ! Cela amusa Fortuné.
Le visage de Gérard s’illumina.
– Dites à votre Fourier de venir impasse du Doyenné dès qu’il aura une minute. Nous l’avons réalisé, son phalanstère, et notre Bourse des inclinations fonctionne à merveille ! déclara-t-il sans parvenir à contenir son rire.
Une autre personne avait suivi la discussion avec intérêt : Héloïse, qui retrouva son air malicieux pour demander :
– Mieux que dans ton « camp des Tartares », Gérard, il n’y a pas si longtemps ?
L’éclat de rire fut général et Gérard ne répondit point, tout occupé qu’il était à reprendre son souffle. Même Théodore rit de bon cœur, expliquant à Fortuné que Labrunie, Gautier et quelques amis s’étaient retirés, à l’été 1831, dans une maison de Montmartre et, la saison étant chaude, avaient décidé de vivre nus sous des tentes dans le jardin. Cela avait duré quelques semaines, avant que le commissaire de police ne leur ordonnât de mettre des caleçons. L’hiver mit fin à cette belle expérience. Ils avaient eu la chance d’éviter le tribunal.
– Savez-vous aussi que selon Fourier, continua Héloïse, le degré d’émancipation de la femme est la mesure de l’émancipation de la société en général ?
– Ah ! Vous connaissez cela ?!…, s’étonna Allyre.
– Je lis les journaux fouriéristes, répliqua-t-elle.
– Vous nous impressionnerez toujours, chère Héloïse, sourit Gérard. Alors, à vous connaître, on peut penser que notre société est bien émancipée…
– Dites-moi, demanda Héloïse à Loubens, ignorant la réflexion de Labrunie, l’individu conservera-t-il sa liberté dans votre phalanstère, ou devra-t-il suivre le rythme de la communauté ?
– Tout y sera conçu pour une vie selon le goût et la liberté de chacun. À côté des salles où travailleront ceux qui le veulent – les tâches les plus rebutantes et les plus pénibles seront les mieux rémunérées – des cabinets seront aménagés pour des petites réunions ou pour ceux qui désirent s’isoler.
– Cela me va ! déclara Héloïse.
Labrunie resservit du vin à chacun pour fêter cette heureuse conclusion.
– Avez-vous lu la presse ces jours-ci ? interrogea Loubens après un moment.
– Ça y est, il va nous gâcher la soirée ! dit Allyre en aparté.
– On juge les émeutiers républicains de l’an dernier, tout juste cinq ans après que le peuple ait chassé les Bourbons ! poursuivit Loubens. Ceux qui ont pris le pouvoir en juillet 1830 ont trahi leurs engagements ! Et le roi va passer la Garde nationale en revue mardi. Quelle fumisterie ! Il flatte la Garde pour qu’elle ne se retourne pas contre lui ! Il n’y a pas un bal de légion où il n’apparaisse pas ! Il veut faire croire que ce ramassis de boutiquiers est « le bon peuple », le vrai, celui qui « entoure le trône », et que les ouvriers et les artisans n’en sont que la lie. On a vu de quel côté se rangeait la Garde en juin 1832 : du côté de l’ordre public, quitte à verser le sang du peuple. Certains espèrent que notre roi aura droit mardi à un bon coup de fusil en pleine poire !
– Eh bien, mon ami… Tu n’y vas pas de main morte ! dit Gérard, le rire toujours aux lèvres.
– En tout cas, ajouta Héloïse, d’ici, il n’y aurait pas loin à aller pour le descendre de son trône. C’est tout droit après le bout de l’impasse !
Comme personne ne poursuivait, Labrunie se tourna vers Théodore :
– Avez-vous des nouvelles de notre chère Corinne ?
– En réalité, oui… Sa femme de chambre, inventa Théodore, nous a appris qu’un événement familial l’avait contrainte à partir précipitamment en province et…
– Sans prévenir ses amis ? demanda Gérard.
– Sans prévenir ses amis…, continua Théodore, et qu’elle serait de retour la semaine prochaine.
Héloïse lui jeta un regard surpris. Fortuné lui adressa un clin d’œil.
Depuis un moment, quelques-uns avaient rassemblé des branchages et des morceaux de planches et allumé un petit feu qui commençait à crépiter sagement.
Tout à coup, alors qu’il était en train de porter un morceau de pain à sa bouche, Fortuné arrêta son geste à mi-course et demeura la mâchoire ouverte et les yeux dans le vide.
« De retour la semaine prochaine »… la revue de la Garde nationale, mardi… « un bon coup de fusil en pleine poire »…
Bon sang ! Se pourrait-il que Corinne soit mêlée à un projet d’attentat qui viserait mardi la personne du roi ? Fortuné sentit sa poitrine se comprimer. Si tel était le cas, reverraient-ils Corinne vivante ?…
Non, cela n’était pas possible… Il divaguait…
Un grand silence s’était peut-être fait après les derniers mots de Théodore, ou bien Fortuné n’avait-il rien entendu des paroles de ses camarades. Toujours est-il que lorsqu’il reprit conscience de l’endroit où il se trouvait, celles et ceux qui l’entourait étaient en panne de discussion. Il ne trouvait rien à dire lui non plus et adressa un regard sans expression à Gérard, qui frappa dans ses mains :
– Bon, je crois que nous avons tous besoin d’un petit air entraînant. Je vais voir où en sont nos musiciens. Allyre, tu prends ton violon ?
L’intéressé ne se fit pas prier et se leva, son étui à violon sous le bras :
– Y allons-nous pour une Saint-Simonienne(1) ? demanda-t-il.
Les rires et les huées fusèrent de tous côtés.

La nuit était tombée et des lampes à huile avaient été disposées sur des pierres et accrochées à des branches. Des petits groupes se formaient et se déformaient au gré des danses et des discussions. Après un moment, Théodore et Fortuné purent enfin se retrouver à l’écart. Fortuné demanda à lire la lettre, puis jeta un regard circulaire autour d’eux. L’apparition attendue ne se fit pas prier. Héloïse ne les avait sans doute pas quittés des yeux de toute la soirée. Elle s’assit à côté d’eux sans leur demander leur avis. Fortuné et Théodore, à la fois résignés et, d’une certaine manière, heureux de sa présence, la laissèrent faire. Elle découvrit la lettre de Corinne en même temps que Fortuné et eut un hochement de tête, comme pour dire : « Hum, vous n’aviez pas de nouvelles, c’est bien ça ?… »

Théodore adoré, mon unique amour,
J’apprends que tu as demandé à Vidocq de me retrouver. Ne t’inquiète pas, je me porte bien. Un événement imprévu m’a forcée à m’éloigner de Paris pour quelques jours, mais je serai de retour la semaine prochaine, telle que tu me connais et davantage apaisée, pour des raisons que je t’expliquerai.
Prie donc Vidocq de cesser ces recherches immédiatement. Merci de rassurer sur mon sort celles et ceux que tu verras.
Excuse-moi de t’avoir quitté si brutalement et de t’avoir laissé sans nouvelles. Je ne peux t’indiquer d’adresse où m’écrire car je suis contrainte de voyager un peu chaque jour.
Je te demande de me faire confiance et j’attends de tout cœur de me retrouver dans tes bras, comme le 25 mai 1832 où tu sais.
Tu es mon doux, mon tout,
Corinne

Fortuné relut la lettre puis regarda son ami :
– Comment sais-tu que Corinne en est bien l’auteur ?
– C’est son écriture. Et seuls elle et moi connaissons ce qui s’est passé le 25 mai 1832, ajouta-t-il en avalant sa salive.
Fortuné ne savait si son camarade évoquait ce souvenir avec joie ou avec tristesse. Il était à la fois rassuré de lire ces lignes apparemment écrites entre hier (date de leur rendez-vous avec Vidocq) et aujourd’hui, et aussi inquiet d’y trouver peu d’explications. Corinne l’avait-elle écrite en toute liberté ou sous la contrainte ? Elle ne disait pas pourquoi elle s’était absentée sans prévenir personne, ni comment l’on pouvait la joindre, ni la date précise de son retour. Et elle ne parlait ni des lettres que Théodore avait découvertes dans son appartement, ni des dîners avec l’homme à la mèche blonde, alors qu’elle savait que Théo devait en être bouleversé. Craignait-elle d’en écrire trop si sa lettre tombait en de mauvaises mains ? Était-ce prudence de sa part ? Cette lettre avait un objectif précis : faire cesser les investigations de Vidocq, que Corinne semblait redouter. Fortuné réalisa que cela cadrait parfaitement avec le soupçon qui avait surgi plus tôt dans son esprit et dont il ne savait que faire : l’idée que Corinne pût être partie prenante d’un complot contre Louis-Philippe.
Avant d’aller plus loin, il lui fallait éclaircir une question. Dans la lumière vacillante de la lampe à huile, indifférent à la musique et aux sons joyeux qui les entouraient, Fortuné fixa intensément ses deux amis :
– Par qui Corinne a-t-elle appris que nous avions lancé Vidocq à sa recherche ?
Théodore réfléchit tout haut :
– Qui sait que nous avons rencontré Vidocq ?
Fortuné regarda Héloïse. Elle n’exprimait aucun sentiment, ni de surprise (d’apprendre, par exemple, que Vidocq était maintenant concerné par cette histoire), ni de satisfaction (de constater que Fortuné et Théodore la mettaient dorénavant dans la confidence), ni d’autre sorte. Elle paraissait simplement calme et déterminée. Fortuné décida qu’il pouvait lui faire confiance, sans être sûr d’avoir vraiment le choix, et se mit à compter sur ses doigts :
– Gautier, les frères Roquebère,… Ba… Madame Durand, les personnes que Vidocq et ses hommes ont interrogées : Champoiseau, la femme de chambre, peut-être d’autres personnes de l’entourage de Corinne – avez-vous été interrogée par un homme de Vidocq, Héloïse ?
– Non, répondit-elle.
– … Ajoutons Vidocq et ses hommes… et toute autre personne à qui ils ont pu parler et que nous ne connaîtrons jamais ! Il se peut aussi qu’une de ces personnes en ait parlé à une autre…
Cela pouvait faire finalement pas mal de monde. Fortuné reprit :
– Sans doute pouvons-nous rayer de la liste les frères Roquebère et Madame Durand, qui n’ont jamais vu Corinne et ne la connaissent pas… Restent Gautier, Champoiseau, la femme de chambre, et d’éventuels parents, voisins ou amis de Corinne que Vidocq aurait interrogés. Je ne crois pas Gautier malhonnête. Ou alors il faudrait vraiment qu’il entretienne avec Corinne des relations particulières pour nous tromper ainsi, et je ne le crois pas non plus.
Ils furent distraits par une agitation qui se transmettait d’un petit groupe à un autre, se rapprochant d’eux rapidement. Tout à coup, une forme humaine apparut dans le cercle de lumière que dessinait la lampe et s’affala à leurs côtés. C’était Champoiseau.

(1) : Figure de contredanse dans laquelle le danseur change de partenaire.