Nous avions quitté Isabel Riley dans une excitation mêlée de perplexité.
Après une bougie qui disparaît, voilà que surgissait un nouvel objet qui n’avait aucune raison de se trouver là et dont Edward Magrath ne nous avait pas parlé ! La police, qui en connaissait apparemment l’existence, comprenait-elle mieux que nous la raison d’être de ce tissu taché de sang et plié en quatre dans la poche du mort ?

Edmond Riley avait-il subi une première blessure avant son égorgement ? L’assassin avait-il essuyé sa lame avec ce mouchoir avant de le replacer dans la poche de la victime ?… Dans cette enquête, nous accumulions les explications probables sans atteindre jamais à des certitudes. Tout cela ne nous aidait pas, pour l’instant, à identifier des suspects. J’avais hâte de parler avec la police et espérais qu’elle avait découvert d’autres indices.
Nous avions convenu de déjeuner chez Darwin et embarquâmes dans un cabriolet jusqu’à la Great Marlborough Street. Là nous attendaient deux bonnes surprises avec lesquelles nous accueillit Syms Covington, l’assistant de Darwin : Charles Lyell et Scotland Yard proposaient de nous recevoir, le premier cet après-midi même, les seconds le lendemain matin. J’étais étonné que la police ait répondu aussi rapidement à la requête de Robert Darwin.
Syms Covington avait préparé un délicieux déjeuner : un ragoût de tripes agrémenté d’un talon de vache, de lard et de bifteck, de pois, choux-fleurs, pommes de terres et asperges.
Pour ne pas faire attendre Charles Lyell, nous reportâmes à plus tard une discussion approfondie sur ce qu’Isabel Riley nous avait dit.
Je ne pus m’empêcher de m’extasier devant les vases qui ornaient des étagères. Ils sortaient de la manufacture Wedgwood dont Julian m’avait parlé et étaient aussi magnifiques que ce qu’il avait dit. Il me semblait n’avoir vu nulle part ailleurs une telle finesse dans les reliefs et une telle beauté dans l’éventail des couleurs. Darwin me proposa, comme Julian l’avait fait, de m’accompagner un jour visiter la fabrique d’Etruria. Elle était située non loin de Shrewsbury et, entre les deux, la maison de Maer Hall était la demeure de la famille Wedgwood, à laquelle il allait très bientôt arracher sa future femme. C’était la région de Stoke-on-Trent, berceau de la poterie anglaise.
Pour le reste, l’appartement de Charles Darwin ressemblait davantage à un bureau ou à la réserve d’un musée, qu’à un lieu de vie, avec des livres, des reproductions de végétaux et d’animaux, des courriers et d’autres objets divers reposant sur toutes les surfaces planes disponibles selon une logique qui m’échappait. Je lui fis la remarque que j’avais un peu l’impression de me trouver dans une annexe du British Museum.
– Pour le meilleur et pour le pire, cela va bientôt changer, répondit-il avec un sourire. Ma future femme et moi allons emménager dans un appartement que nous devons trouver sans tarder, peut-être du côté de Russell Square. Adieu la vie de célibataire !
Il semblait avoir repoussé ses idées noires concernant la date de son mariage.
– Nous sommes passés par cela aussi, lui assura Julian. C’est en effet un grand changement de vie, mais qui en vaut la peine !
J’imaginais brièvement Julian vivant maintenant, avec Eileen, dans la grande maison de Woodlands (1).
– Si vous le dites, rétorqua Darwin. Marié, vous aussi ? me demanda-t-il dans la foulée.
– Oui.
– Sans regret ?
– Assurément ! On sait ce qu’on abandonne, mais on n’imagine pas ce qu’on gagne !
– Si, si, justement, dit Darwin. J’ai bien pesé ce que j’allais perdre et gagner à me marier. Et j’en ai conclu que j’avais davantage à y gagner !
Il se tut un moment avant de reprendre, comme pour lui-même :
– C’est étrange, j’ai l’impression que mon père a vécu pour l’essentiel une vie de célibataire…
Puis il bondit de sa chaise :
– Attendez… Vous allez me dire ce que vous en pensez !
Il fouilla dans ses papiers et en tira rapidement un feuillet qu’il tendit à Julian et moi :
– Tenez, lisez… J’ai écrit cela l’été dernier (2).
Un tableau à deux colonnes occupait le recto. À gauche, Darwin avait fait la liste des avantages du mariage : avoir des enfants (s’il plaît à Dieu) ; avoir « une compagne permanente (amie une fois l’âge venu), qui s’intéresse à vous, un objet à aimer et avec qui se divertir – mieux qu’un chien de toute façon » ; avoir une maison, et quelqu’un pour la tenir, avec les charmes de la musique et du bavardage féminin ; « tout cela est bon pour la santé ; forcé de faire des visites et de recevoir des parents, mais terrible perte de temps. Mon Dieu, il est intolérable de penser à passer sa vie entière comme une abeille, à travailler, travailler et rien d’autre. Imagine un peu une jolie femme douce sur un sofa, avec un bon feu, des livres et peut-être de la musique – comparer cette vision avec la terne réalité de Great Marlborough Street. »
La colonne de droite était intitulée « Ne pas se marier » et énumérait d’autres arguments : pas d’enfants (pas de seconde vie), personne pour s’occuper de vous l’âge venu. À quoi sert de travailler sans la sympathie de proches et d’amis ? Qui sont les proches et les amis, quand on est vieux, sinon la famille ? Liberté d’aller où l’on veut. Choisir une Société et la fréquenter peu. Conversations avec les hommes intelligents dans les clubs. Pas forcé de rendre visite aux parents et de se plier à toutes les broutilles, de subir la dépense et l’anxiété pour les enfants – et peut-être des scènes. Perte de temps ; ne pas pouvoir lire le soir ; gras et oisif ; moins d’argent pour les livres, etc. Si beaucoup d’enfants, forcé de gagner son pain (mais alors très mauvais pour la santé de travailler trop). Peut-être ma femme n’aimera pas Londres ; alors la sentence est le bannissement et la dégradation : devenir un sot indolent et désœuvré.
Nous retournâmes le feuillet et découvrîmes au dos : « Le mariage étant prouvé nécessaire : quand ? Tôt, car, autrement, mauvais si l’on a des enfants ; le caractère est plus souple ; les sentiments sont plus vifs, et si on ne se marie pas de bonne heure, on passe à côté de tant de bonheur. Mais si je me mariais demain, il y aurait une avalanche d’ennuis et de dépenses pour acquérir et meubler une maison ; se battre pour éviter la Société ; pertes de temps toute la journée (à moins que ma femme ne soit un ange et me laisse travailler). Hélas ! Je ne rencontrerai jamais de Français, je n’irai pas sur le Continent, ni en Amérique, je ne monterai pas en ballon, ne ferai pas de voyage solitaire au pays de Galles ; pauvre esclave, tu seras plus maltraité qu’un Noir. Et alors pauvreté horrible (à moins que ma femme ne soit meilleure qu’un ange et ait de l’argent). Ne t’en fais pas, mon garçon. Courage. On ne peut pas vivre cette vie solitaire sans amitié ni chaleur, ni enfants qui vous regardent en face et vous voient déjà ridé. Ça ne fait rien, faire confiance au hasard, garder l’œil vif. Il y a beaucoup d’esclaves heureux. »
Julian et moi n’avions pu nous retenir de sourire à certains passages. Ni lui, ni moi, n’avions réfléchi aussi posément à notre mariage avant de passer à l’acte, et les arguments de Darwin étaient parfois étonnants. Lui aussi souriait en nous regardant, comme s’il était conscient que son tableau était un peu trop méthodique et détaché pour un tel sujet. Je savais maintenant comment un savant réfléchit au mariage !
– La solution est toute trouvée, dit Julian : vous devez épouser un ange !
Un ange possédant de l’argent, pensai-je, ce qui était le cas d’Emma Wedgwood.
– Je crois que c’est bien ce que j’ai trouvé, répondit Darwin très sérieux.
– Quand à savoir s’il existe des esclaves heureux, enchaînai-je, je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est que vous ne serez pas esclave de votre femme, ni elle esclave de vous-même.
Syms Covington sembla approuver du regard. Peut-être lui aussi envisageait-il de se marier prochainement ?
Darwin prétexta un excès de fatigue pour nous laisser aller seuls chez Charles Lyell.

(1) : Les Mystères de Roe Head.
(2) : Authentique.