Tout à coup, une énorme explosion retentit par la fenêtre de Bescher. Fortuné dégringola, à l’instar de la plupart de celles et ceux qui étaient grimpés sur des arbres, des grilles ou des chaises, manquant d’écraser Corinne et une autre femme plus âgée. Héloïse cria son nom car elle crut qu’il était blessé. Les deux jeunes femmes et François l’aidèrent à se relever. Autour d’eux, la foule, comme balayée par un gigantesque coup de vent, se mit à courir dans des directions opposées au point d’où l’explosion était partie. Des cris d’épouvante et des appels au secours retentissaient partout. Au milieu du boulevard, c’était un carnage. Des corps humains et des cadavres de chevaux jonchaient les pavés, d’autres se traînaient sans savoir où aller. On apercevait des fusils çà et là, abandonnés par des gardes nationaux et des soldats qui s’étaient enfuis, et aussi des ombrelles, des paniers, des châles, des chapeaux.
Des chevaux sans cavaliers galopaient. Des adultes cherchaient à protéger leurs enfants et à les éloigner du centre de la tuerie. Dans la panique, certains en bousculaient d’autres. Une femme fut projetée en avant, les jupes par-dessus la tête et deux personnes s’abattirent sur elle. Le roi n’était plus sur son cheval, ni personne de son entourage. On entendait des râles et des pleurs.

Une fumée noire s’échappait de la fenêtre de Bescher. Fortuné entendit quelqu’un dire : « Ils étaient des dizaines à tirer ! » Il échangea un regard avec Héloïse et Corinne et ramassa le pistolet de l’homme de Vidocq, parti sans demander son reste. Les deux jeunes femmes, François et lui ne cédèrent pas à la panique. Ils savaient que ce qui s’était produit était attendu et qu’il n’y avait sans doute rien d’autre à craindre.
Fortuné fut l’un des premiers à se précipiter vers l’immeuble de Bescher, en même temps qu’un sergent de ville, un garde national et un sergent de la garde municipale.
Tous grimpèrent jusqu’au troisième étage comme l’eau s’engouffre dans un tunnel. La porte de Bescher était barricadée de l’intérieur et ils durent utiliser des canons de fusils comme leviers et des crosses comme maillets pour la faire céder. Ils furent projetés dans une antichambre éclairée sur la gauche par une fenêtre qui donnait sur le toit du café des Mille Colonnes. Une échelle reposait par terre, qui avait servi à bloquer la porte. En face, une seconde pièce, puis une troisième après une porte vitrée dont les carreaux étaient brisés. L’appartement, étonnamment dépourvu de mobilier, baignait dans un étrange silence et dans une épaisse fumée. Il était clair que son occupant ne l’avait jamais vraiment habité. Fortuné savait que les derniers biens de celui-ci avaient quitté l’endroit il y a quelques heures dans une grosse malle.
Où était Bescher ? Des hommes se cachaient-ils derrière les murs ? Pendant que certains s’engouffraient à droite de l’antichambre dans une autre pièce, Fortuné, pistolet en main, précédé par deux hommes, traversa la seconde pièce. Il vit sur le sol des tas de copeaux de bois avant de terminer sa course dans la pièce du fond. Personne. Tous se couvrirent le nez tellement l’odeur de poudre était forte.
La fenêtre avait été démontée et posée contre un mur. Pas une vitre n’avait survécu à l’explosion et des morceaux de verre reposaient partout. La jalousie, arrachée en plusieurs endroits, s’agitait au gré des courants d’air. Fortuné ne fut pas surpris de voir, calé juste derrière la fenêtre, un bizarre assemblage de bois et de canons de fusils, dont quelques-uns étaient éventrés, certains de leurs fragments s’étant plantés dans les murs. Ils étaient encore chauds ; plusieurs étaient tachés de sang. L’assemblage mesurait environ trois pieds et demi de haut. Voilà donc l’usage qui avait été fait des fusils que Pépin, Bescher et leurs complices avaient rassemblés : un orgue horizontal qui avait craché ses balles sur le cortège royal !
En s’approchant de la fenêtre, on apercevait le boulevard et les scènes de désolation qui s’y déroulaient encore. Il sembla à Fortuné que le roi était remonté sur son cheval. L’image de Boireau, qui, la veille au milieu du boulevard, avait aidé Bescher à régler sa mire, se superposa un moment dans son esprit à celle de Louis-Philippe, tous deux droits et immobiles sous la fenêtre du criminel. Non, Fortuné ne rêvait pas, le roi était bien vivant, promenant autour de lui un regard désolé.
Un feu brûlait dans la cheminée, ce qui rajoutait à la chaleur étouffante de la journée. Sur le sol gisaient deux chapeaux gris, un vilebrequin, une gouge et d’autres outils, ainsi qu’un bougeoir en cuivre avec une chandelle. Des taches de sang frais ornaient le mur près de la porte.
Fortuné regarda par une fenêtre. Pas de cadavre de Bescher dans la petite allée qui longeait le café des Mille Colonnes. Rien d’autre que des agents qui continuaient d’accourir vers l’appartement. À un endroit du boulevard, il vit un homme qui se tenait immobile sur la chaussée, tétanisé. Il s’était oublié sous lui. Un enfant d’une dizaine d’années le regardait.
Les gardes et agents se faisaient de plus en plus nombreux dans la pièce. Fortuné retourna dans la seconde pièce et remarqua une traînée de sang qui repartait en direction de l’entrée de l’appartement. Au même moment, un cri fut répété de bouche en bouche : « Ils sont pris ! » Tout le monde se précipita vers l’escalier et Fortuné suivit le flot. En retraversant l’antichambre, il vit des gardes nationaux remonter une grosse corde par une fenêtre donnant sur l’arrière.
Il descendit l’escalier quatre à quatre sans pouvoir maîtriser son allure, car il était pressé par ceux qui le suivaient. Ils croisèrent des policiers qui remontaient. À la porte de l’immeuble, des soldats empêchaient les gens de rentrer ou de sortir, sauf s’ils portaient un uniforme. Mêlé au groupe de sergents de ville, de soldats et de gardes nationaux, Fortuné poursuivit sa course avec les autres le long du boulevard. Au passage, il fit signe à Héloïse, Corinne et François, qui l’avaient attendu au pied de l’immeuble. Tous remontèrent au pas de charge la rue d’Angoulême puis celle des Fossés-du-Temple, pour aboutir au numéro 41 qui donnait sur l’arrière du numéro 52 du boulevard du Temple.
L’entrée était surveillée par des policiers qui ne laissaient passer que les uniformes. Théodore était-il quelque part à l’intérieur ?
Fortuné avisa un sergent de ville redescendu avec lui de l’appartement de Bescher et joua son va-tout :
– J’étais avec vous dans l’appartement du criminel. Je sais qui il est. Faites-moi entrer. S’il est là, je le reconnaîtrai.
Le sergent le détailla des pieds aux cheveux.
– Comment connaissez-vous cet homme ?
– Je suis prêt à l’expliquer à un commissaire.
– Venez avec moi. Je me souviens de vous dans l’appartement.
Laissant Héloïse, Corinne et François dans la rue, ils traversèrent le couloir de l’immeuble et débouchèrent sur une cour remplie de soldats et de policiers. La première chose que repéra Fortuné fut, là-haut sur la façade, la fenêtre de l’appartement de Bescher, par laquelle les gardes nationaux venaient de remonter une corde (cette fenêtre était située au quatrième étage de ce côté-ci, la rue des Fossés-du-Temple se trouvant en contrebas du boulevard).
Le sergent et Fortuné empruntèrent un autre passage et parvinrent dans une seconde cour.
Là, tenu en respect par des soldats, se tenait un homme allongé sur un matelas et serrant un tissu sur son visage. Ses vêtements étaient ceux de Bescher. Son sang coulait abondamment d’une large blessure à sa tête. Le sergent guida Fortuné plus près de l’homme, du côté où le tissu lui cachait moins la tête. L’employé de Veritas reconnut les traits émaciés de Bescher.
– C’est l’homme qui a déclenché la machine infernale là-haut ? demanda le sergent.
– Oui, répondit Fortuné.
Déjà, des habitants des deux immeubles étaient interrogés par des agents. De l’autre côté de la cour, surveillé de près par des soldats, était assis un grand homme dont on ne voyait que la chevelure rougie par du sang, car il se tenait le visage entre les bras. Fortuné reconnut Théodore.