L’atelier de ferblanterie Vernert était situé au numéro 31. Il présentait une devanture remplie de casseroles, de plats, de lanternes, de bassines et d’autres ustensiles en étain. Fortuné s’étonna que, en habitué du quartier, il n’ait jamais remarqué l’enseigne qui le signalait aux yeux des passants. Parmi les badauds et les clients des cafés alentours, il était difficile de savoir si un homme de Damaisin surveillait encore l’atelier. Peut-être avait-il été averti de la mort de leur chef par son complice qui surveillait la Camelu.
Comment savoir si Boireau se trouvait à l’intérieur ? C’est Champoiseau qui, prenant goût aux stratagèmes de Fortuné, avait trouvé le premier une idée durant leur trajet jusqu’à la place des Victoires.
– Si nous ne pouvons entrer, faisons-le sortir !, avait-il commencé.
Sa proposition consistait à simuler une altercation dans la rue afin de provoquer un attroupement et de faire sortir les artisans de leur boutique. Dans l’esprit de Champoiseau, l’objet de la dispute pouvait être une jolie jeune femme comme Héloïse (toujours habillée en grisette), aux prises avec son galant qui pouvait être Théodore (toujours déguisé en ouvrier) et avec un importun, qu’il restait à trouver.
S’avançant dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, Fortuné et ses amis passèrent devant l’atelier qu’ils laissèrent sur leur gauche, puis s’arrêtèrent un peu plus loin à droite dans un café. Corinne était la seule à pouvoir reconnaître Boireau, qu’elle avait aperçu lors de l’altercation avec Camille. Elle prit soin de détourner le visage en passant devant la devanture, afin d’éviter tout risque que Boireau ne puisse la voir s’il se trouvait à l’intérieur.
La configuration du café se prêtait assez bien à leur mise en scène. En tendant le cou vers l’une des deux fenêtres, on pouvait apercevoir la porte de l’atelier un peu plus loin à gauche. Fortuné demanda à François de les avertir s’il voyait quelqu’un entrer ou quitter la boutique, puis ressortit pour se diriger d’un pas pressé vers la rue Vivienne, laissant les cinq autres ravis d’étancher à nouveau leur soif dans cette chaude après-midi de juillet. La température étouffante annonçait sans doute un orage.

Fortuné avait regagné sa place dans le café depuis cinq minutes environ lorsque Théodore et Héloïse en ressortirent, bras dessus-bras dessous comme deux amoureux en goguette. Presque aussitôt, un sifflement sonore retentit dans la rue, le genre de sifflement que beaucoup de jolies femmes redoutent et qui amuse quelques-autres. On entendit monter le ton d’une discussion. Quelques clients du café quittèrent leurs occupations pour aller voir ce qui se passait. Quand un cri se fit entendre, tous les autres clients, y compris Fortuné et ses amis, s’attroupèrent dehors. Fortuné demanda à quelqu’un ce qu’il se passait.
– C’est le dandy, là, expliqua l’homme en désignant Narcisse Roquebère. Il a dit à la belle qu’elle méritait un meilleur parti que ce grand nabot.
Fortuné était en effet passé par l’étude des jumeaux Roquebère, où il avait eu la chance de tomber sur Narcisse qui avait acquiescé avec enthousiasme à la demande de son ami. Comme d’habitude, l’avoué en avait même fait un peu trop, trouvant le temps en quelques minutes de s’habiller d’une veste et d’un pantalon blancs impeccables. Forçant à peine son tempérament, il s’employait maintenant à flatter Héloïse de tendres compliments, tout en agitant sa canne et en se moquant de l’ouvrier qui l’accompagnait.
Fortuné, Champoiseau, Corinne et François s’approchèrent, de manière à mieux apercevoir la vitrine de l’atelier Vernert. La jeune femme restait en retrait, toujours pour éviter d’être aperçue depuis la boutique.
Narcisse tenait en respect Théodore en pointant sa canne sous son menton et adressait des mots doux à Héloïse. Théodore semblait ne savoir que faire, soit parce qu’il hésitait à répondre aux provocations de l’autre, soit parce qu’il était paralysé par le regard des passants qui s’agglutinaient autour d’eux. Tout à coup, Narcisse passa la main dans les cheveux d’Héloïse. C’est ce moment que choisit Théodore pour s’emparer de la canne et la casser en deux, soulevant les acclamations des badauds et quelques cris chez les femmes. Les deux hommes se jetèrent alors l’un sur l’autre, Héloïse se précipitant pour les séparer.
À la devanture de l’atelier Vernert, trois figures étaient apparues. Fortuné adressa un coup d’œil à Corinne. Après quelques secondes, elle secoua la tête négativement.
– L’homme à droite, c’est l’ami de Pépin !, s’écria tout à coup François à côté d’elle.
Fortuné lui jeta un regard noir, lui faisant comprendre qu’il manquait de discrétion. Mais, autour d’eux, les gens ne leur prêtaient guère attention : ils se passionnaient davantage pour le spectacle au milieu de la rue. Fortuné se rapprocha du garçon et lui demanda :
– Tu connais cet homme ?
– Oui, il est venu plusieurs fois au magasin ! Mais il a rasé ses favoris et sa moustache !
Corinne acquiesça. Fortuné poussa aussitôt François en retrait, afin que Boireau ne pût l’apercevoir. Il aurait pu se douter plus tôt que le jeune épicier connaissait le visage du ferblantier… Il observa attentivement ce dernier, gravant ses traits dans sa mémoire. Ainsi, Boireau venait de transformer son visage…
Théodore et Narcisse roulaient maintenant dans la poussière, échangeant des gifles et des coups. La chemise du premier était déchirée en plusieurs endroits. Le second avait enlevé sa veste et son gilet, et le blanc de son pantalon prenait peu à peu la couleur de la chaussée. Fortuné se rendit compte qu’aucun d’entre eux – ni même Champoiseau, son auteur – n’avait préparé de conclusion à cette mise en scène. Il se demandait comment tout cela pouvait finir lorsqu’un sergent de ville apparut, avec Hyacinthe Roquebère à sa suite. Tous deux se jetèrent entre les deux combattants et parvinrent à les séparer, sous les applaudissements du public qui n’était pas habitué à voir la police intervenir si rapidement et si efficacement (il est vrai que depuis que les sergents de ville portaient l’uniforme – ce qui était assez récent –, ils pouvaient moins se soustraire à leurs devoirs).
Narcisse, Théodore et Héloïse prirent la direction du poste de police le plus proche. L’attroupement se dispersa aussitôt. Derrière la devanture de l’atelier Vernert, les trois silhouettes avaient disparu. Les frères Roquebère étant d’éminents représentants de la loi et de l’ordre dans le quartier, Fortuné se dit qu’ils parviendraient à sortir tout le monde de cette aventure sans trop d’encombres. Le café se repeupla. De crainte de laisser échapper Boireau, Fortuné préféra se poster dehors, sur un tabouret, afin de mieux surveiller l’atelier. François insista pour s’installer à ses côtés et jouer lui aussi son rôle de guetteur. Champoiseau ressortit après un moment :
– Bon, maintenant que nous l’avons repéré, pouvons-nous passer à l’action ?
Il serrait sa lourde canne-bâton. Fortuné essaya de le convaincre à nouveau qu’ils ne devaient pas intervenir avant demain, sauf menace grave et explicite. Car, s’il était réellement impliqué, Boireau aurait tout loisir, même sous la menace, de les mener de fausse piste en fausse piste jusqu’au moment de la revue de la Garde.
– Sauf si nous arrivons suffisamment à l’impressionner et que cela lui donne envie de raconter sa vie, insista Champoiseau en soupesant sa canne.
– C’est trop risqué. Attendons de voir ce qu’il fera lorsqu’il quittera l’atelier en fin d’après-midi, conclut Fortuné.
Champoiseau disparut en maugréant à l’intérieur du café.
– De quoi Boireau parlait-il avec Pépin lorsqu’il se rendait à sa boutique ? demanda Fortuné à François.
– Je ne sais pas. Pépin m’envoyait toujours dehors quand l’autre venait.
Décidément, derrière son apparence insignifiante, l’ouvrier ferblantier cachait un étrange comportement. Fortuné retournait tous ces détails dans son esprit et somnolait dans la chaleur, régulièrement ramené à la réalité par le passage d’un cheval ou d’un groupe de passants. Une fois, il faillit tomber de son tabouret.
Tout à coup, François tourna la tête et se cacha le visage de sa main. La question fusa de la bouche de Fortuné :
– C’est Pépin ?
– Oui.
– Où ?
– Là-bas, il remonte la rue.
– Viens, rentre vite dans le café.
Fortuné attendit cinq secondes puis porta son regard à gauche, faisant semblant de suivre des yeux une carriole qui remontait la rue. À cent mètres environ, il aperçut un homme d’une trentaine d’années, au front haut et au long nez droit. Visiblement pressé et préoccupé, il franchit sans hésitation la porte de l’atelier Vernert. Là encore, apparemment pas de complice de Damaisin surveillant Pépin. Ils avaient dû tous filer après avoir appris la mort de leur chef.
– Il semble que les choses bougent, commenta Champoiseau qui avait occupé la place laissée libre par François. Comment voyez-vous la suite ?
L’irruption de Pépin dans le décor avait surpris et en même temps redonné confiance à Fortuné.
– Si Pépin ressort seul, vous le suivez avec Corinne. François et moi nous occupons de Boireau. Nous communiquerons comme nous l’avons convenu par l’intermédiaire de Zoé Bureau.
En parlant de Zoé, Fortuné pensa qu’il fallait vraiment trouver rapidement moyen de lui envoyer des nouvelles fraîches…
Dix minutes plus tard, Pépin ressortit de la boutique et reprit sa route d’où il était venu, suivi à distance par un vieil homme vêtu d’un manteau défraîchi et une jeune femme qui semblait être sa fille.
Fortuné et François reprirent leur surveillance de la boutique. Que signifiait cette visite de Pépin ? Pourquoi n’était-il pas reparti avec Boireau ?…
Une heure plus tard, celui-ci quittait l’atelier et se dirigeait vers la place des Victoires. Il avait revêtu une casquette et une blouse, malgré la chaleur. « Tout se passe comme si Pépin lui avait confié une tâche ou un objet, se dit Fortuné. Boireau transporterait-il une bombe ou une arme sous sa blouse ? » L’ouvrier-ferblantier jeta à trois reprises un regard dans son dos, mais il ne repéra ni Fortuné, qu’il ne connaissait pas, ni François, qui marchait à cent mètres derrière Fortuné. Il embarqua dans un cabriolet qui démarra vers la rue Notre-Dame-des-Victoires. Fortuné et François sautèrent dans une autre voiture.
Les deux attelages empruntèrent les boulevards pour rejoindre le canal Saint-Martin. Il était plus de cinq heures. Le cabriolet laissa Boireau le long du canal. Fortuné et François se firent déposer un peu plus loin. Ils ne furent qu’à moitié surpris d’apercevoir Pépin qui attendait son complice assis sur un banc. Ils cherchèrent Corinne et Champoiseau sans succès.
La présence de l’eau rendait l’atmosphère un peu moins étouffante et, en cette lourde après-midi, les Parisiens étaient nombreux à flâner le long du canal. Sans perdre de temps, Boireau et Pépin avaient repris leur marche, suivant le canal vers le bassin de l’Arsenal, jusqu’à la rue de Bercy, où ils pénétrèrent sous un porche en face du numéro 25. Fortuné et François, que Corinne et Champoiseau avaient discrètement rejoints, s’arrêtèrent au coin de la rue Traversière.
Une demi-heure plus tard, il ne s’était toujours rien passé. Des nuages noirs s’amassaient au-dessus des toits, donnant l’impression que la nuit allait tomber plus tôt que d’habitude. Même assis à ne rien faire, on transpirait. À six heures, on entendit des salves d’artillerie tirées de l’Hôtel-de-Ville en l’honneur des morts de juillet 1830.
Un hennissement se fit soudain entendre dans la cour où Boireau et Pépin s’étaient introduits. Ils attelaient un cheval ou une voiture. Fortuné demanda à François d’aller chercher un cabriolet le plus rapidement possible. Quelques minutes plus tard, Boireau sortit de la cour à cheval. Pépin l’accompagna jusqu’au porche puis ils se séparèrent, l’épicier se dirigeant visiblement chez lui, suivi par Champoiseau et Corinne, et Boireau filant au pas vers le bassin de l’Arsenal. Enfin, un cabriolet apparut et Fortuné remercia le ciel d’apercevoir François à l’intérieur. Il lança le cocher derrière Boireau en lui promettant une belle somme s’il parvenait à le suivre. Boireau ne se souciait aucunement de surveiller les alentours pour savoir s’il était filé. Mais malgré cela, Fortuné se dit que, dans Paris, à un cheval contre un cabriolet, la partie était perdue d’avance. Le temps que la voiture reprenne la rue de Bercy à la suite de Boireau, celui-ci avait déjà disparu dans la rue de la Contrescarpe.