Une autre surprise attendait Héloïse et Fortuné à l’auberge : Julian Chétif.

Lorsqu’il les vit s’éloigner du comptoir une lettre en main, il se dirigea vers eux :
– Enfin, mes amis, je vous retrouve ! Je commençais à ne plus y croire ! Je savais que vous partiez ce matin et j’ai craint que vous ne soyez déjà loin. Mais on m’a appris que vos bagages étaient encore ici. J’avoue m’être interrogé quand on m’a dit aussi que vous n’aviez pas passé la nuit à l’auberge…
Héloïse et Fortuné avaient dit au revoir à Julian la veille, mais cela leur semblait déjà loin.
Il ne leur laissa pas le temps de parler :
– On a retrouvé John Thomas !
– Non !? s’exclama Fortuné. Comment est-ce possible ?
– Asseyez-vous un instant, leur commanda Julian. J’étais sûr que tous les mystères s’éclairciraient avant que vous ne repartiez !
« Il ne croit pas si bien dire », pensèrent Héloïse et Fortuné.
– Vous êtes incroyables ! poursuivit Julian. Vous me faites penser aux personnages des Papiers du Pickwick Club, à qui il arrive des choses qui ne se produisent jamais dans la vraie vie !
– Qu’est-ce que le Pickwick Club ? demanda Héloïse.
– Ce sont les aventures de personnages inventés par un journaliste de vingt-cinq ans, Charles Dickens. Elles sont publiées chaque mois depuis le printemps et j’avoue que je les lis avec avidité !
– Il faudra que je les lise moi aussi pour mieux comprendre l’opinion que vous vous faites de nous…, ironisa Fortuné. Et attendez avant de nous transformer en personnages de fiction ! Je ne suis pas sûr que cela intéresserait grand monde.
– C’est promis ! jura Julian. Mais vous allez voir que ce qui est arrivé à John Thomas n’a rien à envier non plus aux feuilletons des journaux…
Son excitation l’avait conduit à parler fort. Il continua d’un ton plus mesuré :
– Les interrogatoires conduits par Mr Murgatroyd dans le voisinage n’ont rien donné et il s’est vite découragé. Celui qui ne s’est pas découragé, c’est Charlie, le fils de Thomas. Et vous vous rappelez peut-être cet autre garçon dont je vous avais parlé, qui était tombé du pont l’automne dernier et que l’on avait repêché plus bas, dans le coude de la rivière ?
Héloïse et Fortuné s’en souvenaient.
– Charlie connaissait ce garçon et a repensé à lui. Le soir qui a suivi votre discussion avec lui, il a convaincu sa mère d’aller interroger les habitants des deux rives de la Bridgehouse Beck en aval du pont, ce que Murgatroyd aurait dû faire beaucoup plus sérieusement. Le premier soir, cela n’a rien donné. Mais le second, le soir du Nouvel an, il ont trouvé Thomas. Par miracle, il n’avait rien de cassé – c’est pourquoi il n’a pas vu de médecin qui l’aurait signalé aux autorités. La famille qui prenait soin de lui l’avait entendu gémir sur la berge quelques secondes après sa chute du pont. Elle avait l’intention d’aller ce matin le remettre aux autorités après qu’il eut récupéré des forces. Car depuis ce soir-là, il se trouvait en état de choc. Il n’avait pas su ou voulu dire qui il était et comment il était tombé du pont. Et il ne semblait pressé de revoir ni Mr Cockburn, ni moi. Mais le fait de retrouver sa femme et son fils l’ont ramené à la réalité.

– L’avez-vous revu ? demanda Héloïse.
– Pas encore. Hier après-midi, après votre visite, Charlie est venu chez moi m’annoncer la nouvelle. Quelle meilleure façon de fêter la nouvelle année ! C’était dimanche, mais je suis allé aussitôt trouver Mr Murgatroyd pour tout lui raconter. Car John Thomas vivant, je risquais moins de finir ma vie en prison ou sur l’échafaud… Mr Murgatroyd m’en a d’abord voulu de lui avoir caché la vérité. Puis il a plus ou moins compris pourquoi je l’avais fait. Je pense que dès hier, il a interrogé Thomas pour vérifier ma version des faits.
Julian ne semblait pas inquiet outre mesure.
– Je voulais informer Mr Cockburn de tout cela, mais je ne l’ai pas trouvé hier après-midi et je ne l’ai pas encore vu ce matin.
Eileen et son père seraient également heureux d’apprendre que John Thomas était vivant et que Julian était lavé de tout soupçon. Héloïse et Fortuné dirent à Julian combien ils étaient soulagés eux aussi.
– Miss Cockburn m’a prévenu hier que vous partiez visiter avec elle l’école de Roe Head, ajouta t-il.
Ils expliquèrent vaguement qu’ils avaient en effet découvert l’école la veille avec joie et passé un bel après-midi en compagnie d’Eileen, d’Anne et Charlotte Brontë, de Margaret Wooler et de sa sœur.
– Branwell !… dit tout à coup Héloïse.
Julian et Fortuné la dévisagèrent, l’un avec surprise, l’autre en comprenant ce qu’elle voulait dire.
– Cet heureux dénouement nous rassure aussi au sujet de Branwell, commença Fortuné.
– Comment cela ? demanda Julian.
– Nous l’avions croisé en haut de Main Street le soir de la disparition de John Thomas et il ne nous avait pas salués. Lorsque nous l’avons revu plus tard, ses excuses nous ont semblé confuses. Il a prétendu sortir de la Black Bull Inn, mais nous sommes sûrs qu’il venait de plus bas dans la rue.
Julian leur confia tout bas, comme à des conspirateurs :
– J’ai une explication possible. Branwell appartient depuis quelques semaines à la loge maçonnique des Trois grâces, qui se réunit dans Newell Hill, une impasse située en contrebas de la Black Bull Inn. Je le sais par un ami qui appartient aussi à cette loge. Peut-être que Branwell sortait ce soir-là d’une réunion de la loge des Trois grâces. Un certain nombre de personnalités de Haworth en sont membres.
– Cela correspond à l’endroit où nous l’avons croisé, confirma Fortuné.
– Qu’est-ce qu’une loge maçonnique ? questionna Héloïse.
– C’est assez mystérieux pour moi, répondit Julian. Les Trois grâces sont un club de personnes qui tiennent à rester discrètes, mais je n’en sais guère plus. J’imagine qu’il existe des loges comme celle-ci dans toutes les villes comme Haworth. Je dirais que c’est comme un système d’entraide discrète entre leurs membres, qui peuvent appartenir à différents corps de métiers.
– Il me semble que certaines loges peuvent être plus que cela, dit Fortuné, en France en tout cas. Comme les sociétés secrètes républicaines.
Pour l’heure, ils devaient se préparer afin d’embarquer bientôt dans une diligence qui les mettrait sur la route de Londres, puis de Calais et du continent.
– C’est drôle, commenta Héloïse. Trois grâces… Trois sœurs…
– En effet ! s’étonna Julian. Je ne m’étais jamais fait la réflexion !
Ils s’étreignirent chaleureusement avant de se quitter. Julian leur demanda s’ils avaient fait provision de cadeaux pour leurs amis parisiens. Fortuné et Héloïse acquiescèrent. Ils avaient eu le temps de choisir des étoffes et du Whisky pour Pierre, François, Théodore et Raphaëlle1, ainsi que pour Charles Lefebvre, directeur du Bureau Veritas à Paris. Ils avaient également pensé au père de Fortuné, qui vivait à Port-Louis en Bretagne.
Julian leur remit un petit paquet pour son père Albert.
– Je vais bien n’ennuyer sans vous, leur confia t-il. Je viendrai à Paris au printemps pour affaires.