Dix jours plus tard, Champoiseau, François, Raphaëlle, Chétif et Lebras ouvraient pour la première fois leur restaurant à un public choisi. Ils s’étaient habillés de neuf et avaient vu les choses en grand. François, le bras immobilisé, avait quitté l’hôpital la semaine précédente pour rejoindre Champoiseau et Hugo au premier étage de La Nouvelle Licorne. Depuis deux jours, il participait avec Raphaëlle et leurs trois compères à la décoration du lieu et à la préparation du repas.

Héloïse et Fortuné avaient présenté la semaine dernière leurs conclusions à Gilles et Théodore qui les avaient trouvées très convaincantes. Sous le sceau du secret, Fortuné et Héloïse en avaient également fait part à Champoiseau, François, Lebras, aux Chétif père et fils, ainsi qu’à Pereire.
L’enseigne de la Nouvelle Licorne avait été accrochée la veille et le nom du restaurant se déroulait en lettres d’or sur toute la largeur de la façade. À l’intérieur, grâce à des fonds secrets de la Préfecture que Gilles avait obtenus en guise de « reconnaissance », le mobilier et la vaisselle avaient été changés, les murs avaient été rafraîchis et quatre espaces vierges étaient destinés à accueillir prochainement l’ouvrage d’un artiste.
– Une licorne ornera bien sûr un mur, expliqua Champoiseau en faisant visiter le lieu aux invités. Mais le reste est encore secret !
Il y avait là Carole, Théodore, Julien Chétif, Héloïse, Fortuné, Émile Pereire et Charles Lefebvre. C’est Champoiseau qui avait beaucoup tenu à la présence des deux derniers.
Tous s’installèrent autour d’une magnifique table pour sabrer le champagne, les deux directeurs côte à côte, avec l’intention de discuter de quelques affaires sérieuses entre la poire et le fromage.
Fortuné se dit qu’ils devaient à ces circonstances exceptionnelles de voir réunies aujourd’hui des personnes aussi diverses.
Satisfait de constater qu’aucun journal ne s’était intéressé à l’attentat du 10 mars, Émile Pereire avait encore besoin d’éclaircissements sur certains sujets. Mais il ne voulait pas briser l’ambiance de ces retrouvailles et attendait le moment propice pour poser des questions.
Lorsque Julien Chétif lui fut présenté et que son rôle lui fut expliqué, il montra un étonnement mesuré et hocha la tête longuement en direction de son père, comme pour signifier qu’il n’était pas tout à fait surpris.
François, Raphaëlle, Chétif et Lebras s’affairaient entre la cuisine et la salle. Champoiseau trônait en bout de table, heureux de voir tous ses amis présents et chacun reconnu à sa juste valeur. Il ne voulait gêner personne avec sa mauvaise vue et faisait confiance à son ouïe pour savoir si chacun était heureux et si les mets et les vins – et le service ! – étaient à la hauteur.
Lorsque, après les entrées et le plat principal composé de poissons et de fruits de mer, les convives firent une pause avant les desserts, Pereire se leva et demanda à prendre la parole :
– Mes amis – permettez-moi que je vous appelle ainsi –, la Compagnie et moi-même ne savons pas encore comment vous remercier, mais nous trouverons bien. Je ne vous oublie pas, mon cher Charles, qui m’avez le premier parlé du jeune homme ici présent. Chacune et chacun de vous aura son nom gravé dans l’histoire secrète des chemins de fer français, ainsi que dans ma mémoire. Je vous réserve une place de choix à l’inauguration de la ligne Paris-Saint-Germain dans quelques mois. Vous pouvez aussi compter sur mon soutien dans vos futurs projets. Je suis sûr que, comme nous à la Compagnie, vous n’en manquez pas. Le pays a besoin de toutes nos énergies et ce n’est pas un hasard si Veritas et notre compagnie de chemin de fer se retrouvent aujourd’hui à une même table, avec des citoyens comme vous, pleins d’ambition et de générosité…
Fortuné craignait que Pereire ne puisse plus s’arrêter. Il fut aussitôt rassuré.
– Pour conclure, acheva Pereire, je nous souhaite à tous de laisser en arrière ce « mal du siècle » que le poète a si bien décrit et d’apporter à chacun, par les industries et les arts, ce que les conquêtes et les guerres n’ont pu produire il y a vingt ans !
Des applaudissements nourris suivirent.
À peine assis, Pereire se releva :
– Et longue vie à la Nouvelle Licorne !
Les applaudissements redoublèrent.
Charles Lefebvre se dressa à son tour :
– Chère Carole, chère Raphaëlle, chère Héloïse, cher Émile, cher Fortuné, chers tous. Nous avons en effet un monde à construire. Chacun de nous y contribue à sa manière, certains allant jusqu’à mettre leur vie en péril, d’autres, comme moi, depuis le confort de leur bureau, certains œuvrant dans l’ombre, d’autres sous le regard de la presse, de la Chambre et de l’opinion publique. Je ne connais pas tous les détails de ce que vous avez vécu ces dernières semaines, mais je sais que chacun d’entre vous est pour quelque chose dans l’issue heureuse de ce complot qui aurait pu détruire des vies et peut-être aussi une certaine idée du progrès qui anime plusieurs d’entre nous. Je voudrais rendre hommage en particulier à deux êtres qui, si j’ai bien compris, sont aux origines de cette malheureuse histoire qui finit bien : Mademoiselle Raphaëlle et cette belle Licorne. Tout comme mon ami Émile, je leur souhaite un bel avenir, une nouvelle vie bien méritée après ces sombres épreuves. Et je suis sûr que Monsieur Champoiseau, ici, au milieu de ses amis, saura donner une âme à cette Nouvelle Licorne, même si nous le regretterons beaucoup à Veritas ! Et vous pouvez compter sur moi, je viendrai régulièrement m’en assurer !
Très émus, Raphaëlle et Champoiseau ne purent dire un mot, mais un flot d’applaudissements salua ces nouvelles belles paroles.
Les desserts arrivèrent.
Pereire jugea l’instant opportun pour poser discrètement à Fortuné et Théodore les dernières questions qui le taraudaient.
– Dites-moi… La providence n’a-t-elle finalement pas joué un rôle étonnant dans l’élucidation de cette affaire ? Sans ce dîner improvisé chez Tortoni et cette discussion que nous avons eue sur William Congreve, sans cette « foudre du ciel » que votre ami Pierre a invoquée au sujet d’Adolphe Thiers, nous aurions sans doute à déplorer plusieurs morts, malgré la puissance de notre police et de notre gouvernement !
– Vous avez raison, Monsieur Pereire, répondit Fortuné. Une preuve de plus que la providence – appelons-la ainsi – tient souvent, en effet, une place de premier plan dans nos existences ! Encore faut-il, comme je le dis souvent, que nous sachions la solliciter au bon moment et avec suffisamment d’énergie. Vous n’étiez pas obligé de nous inviter chez Tortoni ce soir-là. Nous aurions pu aussi refuser votre invitation. Le lendemain, Pierre aurait pu rester tranquillement chez lui, plutôt que de venir passer une journée dans le froid à chercher une aiguille dans une meule de foin, d’autant plus qu’il voit de moins en moins bien. Mais rien de tout cela ne s’est passé ainsi, peut-être parce qu’une énergie particulière nous a poussés les uns vers les autres, à faire notre possible pour que le pire n’arrive pas. Seul, on ne peut rien.
– Vous m’inquiétez et me rassurez à la fois…, réagit Pereire. Il est inquiétant de mesurer combien toute la puissance du monde pourrait ne pas suffire pour se prémunir d’un danger, si la « providence » n’y pourvoyait pas à un moment ou un autre… Et il est par ailleurs rassurant de mesurer qu’il n’est pas nécessaire de disposer de grands moyens pour, comme vous le dites, solliciter son intervention qui peut être plus efficace que bien d’autres pouvoirs.
– Si ceux qui nous gouvernent pouvaient vous entendre, Monsieur Pereire, ils décideraient peut-être de faire plus souvent appel à cette force qui nous vient quand on travaille ensemble, plutôt que de miser sur les appétits individuels ! C’est le projet des saint-simoniens, que certains d’entre eux ont certes poussé trop loin, mais que d’autres poursuivent encore sous diverses formes.
– Une chose est sûre, poursuivit Pereire. Il semble que tout pouvoir sécrète ses vers dans le fruit. Regardez : Souchard qui s’est introduit dans ma compagnie, Poisneuf au sein de la Préfecture. D’ailleurs, sait-on comment ils se sont rencontrés, ces deux-là ?
– Je l’ignore, répondit Fortuné.
– Je le sais, moi, dit Théodore. Souchard nous l’a révélé et vous n’allez pas être très heureux de l’apprendre… Ils ont fait connaissance ici-même, à La Grande Licorne, il y a plusieurs mois. Souchard fréquentait le restaurant de Poisneuf et, un soir, il s’est ouvert à lui de son rêve de pouvoir ouvrir une auberge en province. Poisneuf savait que Souchard était un expert en fusées de guerre. Tout à ses fantasmes d’être reconnu un jour comme héros de la nation, il aurait alors commencé à échafauder un projet machiavélique pour parvenir à ses fins, quitte à sacrifier Souchard…
Les trois hommes s’interrompirent pour écouter Raphaëlle expliquer à Carole la signification du mystérieux message « FRM KV » laissé par Poisneuf.
– Tu ne devines pas ? lui demanda-t-elle. « KV » signifiait…
– Cave ?
– Tout à fait ! Et « FRM » ?…
– Enfermée ?…
– Très certainement, confirma Raphaëlle. Mais nos amis ne l’ont compris qu’après coup. De toute façon, ce message n’aurait malheureusement pas suffit à les mener jusqu’à moi. Mais il a eu le mérite de les convaincre que j’étais encore vivante.
On entendit soudain tinter un verre. Quelqu’un demandait la parole. C’était Lebras. Les discours de Pereire et de Lefebvre lui avaient peut-être donné envie de s’exprimer également ? Fortuné jeta un regard inquiet à Héloïse, qui lui en retourna un plus rassurant.
Lebras tendit devant lui un texte et se lança, avec sa voix chevrotante :
– Chers amis… S’il y en a un qui n’a pas tout à fait sa place ici aujourd’hui, c’est bien moi. On m’appelle souvent « le bras cassé » et je ne sais pas faire grand-chose. Le seul emploi que j’ai trouvé est d’être agent de sécurité pour des compagnies d’omnibus, quand elles veulent bien de moi. Je n’ai pas l’impression d’avoir été d’une utilité particulière dans votre enquête. Je dirais seulement que j’ai trouvé ma place à vos côtés et je vous en remercie du fond du cœur. La seule chose que j’ai peut-être apportée est une présence amicale, et parfois un peu embarrassante, je m’en excuse. Je suis très fier que vous ayez pensé à moi pour faire équipe à la Nouvelle Licorne. Je n’y connais rien en cuisine, mais j’aime bien manger et il n’y a pas d’âge pour apprendre !
Des applaudissements et des rires conclurent ses paroles, encore plus nombreux que pour les deux premiers orateurs. « Il ne se répète pas quand il lit ! », remarqua Fortuné qui demanda lui aussi la parole pour dire que chaque personne présente autour de la table constituait le maillon d’une chaîne qui s’était peu à peu formée depuis un mois, et que si un maillon avait cédé, il aurait risqué de mettre en péril la solidité de toute la chaîne.
– Tu le penses vraiment ? lui demanda Héloïse quand il fut de nouveau assis.
– Depuis quelques heures, oui ! répondit-il, comme étonné par lui-même. Et chacun a communiqué son énergie aux autres. Regarde Pierre : il ne se considérait plus bon à rien il y a un mois et il ouvre aujourd’hui un restaurant avec ses amis !
Puis Fortuné s’adressa à Julien Chétif :
– Vous vivez donc en Angleterre ?
– Oui, j’y travaille depuis plusieurs années. Pour tout vous dire, je n’ai pas souhaité rester en France après 1815 et le retour des Bourbon.
– Et depuis quand êtes-vous à Paris ? questionna encore Fortuné.
– Depuis un mois. Je viens régulièrement vendre du textile anglais aux Français.
– C’est extraordinaire ! Héloïse vous dira comme moi que je ne crois pas au hasard… Vous vivez en Angleterre… M. Pereire m’a parlé des ingénieurs anglais qui travaillent dans les chemins de fer. Le principe de la fusée qui a failli faire plusieurs morts il y a quelques jours est anglais. Et pour finir, nous trouvons chez le principal coupable des documents sur les soulèvements Luddistes ! Je n’ai jamais autant entendu parler d’Angleterre que depuis deux semaines !
– S’il n’y a pas de hasard, comme vous le pensez, alors que signifient selon vous ces coïncidences ? demanda Julien Chétif.
– Cela signifie… qu’Héloïse et moi devrons bientôt faire un voyage à la façon anglaise(1) ! dit Fortuné en enserrant sa bien aimée.
À cette nouvelle d’un mariage prochain, plusieurs voisins de table qui avaient prêté l’oreille applaudirent.
– Vous en profiterez pour prendre des contacts utiles pour Veritas, dit Charles Lefèbvre en ne plaisantant qu’à moitié.
– Je suis sûr que vous en profiterez aussi pour découvrir les chemins de fer anglais ! commenta Pereire.
– Je pourrai vous y présenter mes amis, ajouta Julien.
– Dans quelle région habitent-ils ? questionna Héloïse.
– Dans le Yorkshire, à Haworth, au nord du pays. Il s’agit de la famille du révérend Patrick Brontë. Il a du reste connu des Luddistes et pourrait vous en parler. Il a par ailleurs des filles charmantes et dotées d’une grande sensibilité.
– « Tiens, encore les Luddistes ! », se dit Fortuné. Décidément, les signes s’accumulent…
– Fort bien ! conclut-il après avoir recueilli un accord silencieux d’Héloïse. Nous irons dès que nous serons mariés !

(1) : Dénomination de l’époque pour le voyage de noces, qui commençait à se populariser avec la vogue du Romantisme.