Lorsque Fortuné et Héloïse se présentèrent vendredi 30 décembre matin à Bridgehouse Mill à l’heure indiquée, une nouvelle déconvenue les attendait. Julian leur apprit qu’il n’était pas possible de déranger Mr Cockburn qui se trouvait dans son bureau avec le constable Murgatroyd. Julian les fit monter dans son bureau et leur expliqua :
– Un employé de la fabrique a disparu hier soir. On soupçonne un accident. Mr Cockburn a préféré prévenir le constable.

En s’apprêtant à rencontrer Derwin Cockburn, Héloïse et Fortuné s’étaient préparés à quelque nouvelle surprise, mais pas à un rebondissement de ce genre. Le sort ne voulait apparemment pas qu’ils rencontrent le directeur de Bridgehouse Mill ! Ils restèrent silencieux, ne voulant ni encourager Julian à parler, ni clore trop rapidement la discussion.
– Je suis désolé, dit-il. C’est la seconde fois que je vous propose un rendez-vous que Mr Cockburn ne peut honorer…
– Ne vous inquiétez pas, dit Héloïse. Peut-être va-t-il se libérer bientôt et pouvoir nous accorder quelques instants…
– C’est possible. J’ai demandé qu’on me prévienne aussitôt.
Héloïse et Fortuné se regardèrent.
– Nous allons attendre en bas, si vous préférez…
– …
Ils se levèrent. Julian les fit se rasseoir :
– Non, attendez ici, je vous en prie. Je vais vous raconter ce qui est arrivé, si vous n’en parlez à personne. Peut-être que vos lumières seront utiles.
Décidément, se dirent Fortuné et Héloïse, il allait falloir tenir le compte des révélations qui leur étaient faites sous le sceau du secret ! Julian poursuivit :
– C’est John Thomas, qui fait des transports tous les jours pour Bridgehouse Mill… Hier soir vers huit heures, on a trouvé sa charrette dans la cour de la fabrique. Mais il avait disparu.
– Vous voulez dire, demanda Fortuné, que le cheval est rentré tout seul à la fabrique ?
– Apparemment, oui. Personne ne l’accompagnait. Je n’ai pas eu beaucoup de détails. Je n’ai appris cela que ce matin par Mr Cockburn.
– Sait-on d’où venait la charrette ?
– Je l’ignore. Je ne sais pas si John était hier du côté de Oakworth, Cross Roads, Stanbury, Oxenhope…
Julian indiquait à chaque fois différentes directions avec son index.
– Il livre des commandes à nos clients et va aussi chercher du coton filé par des artisans, ajouta-t-il.
– Sait-on si des marchandises qu’il transportait ont aussi disparu ? demanda Fortuné.
– Non, nous n’avons constaté aucun vol. Il y avait dans la charrette le chargement habituel.
– Ce cheval fait-il ce travail depuis longtemps ? questionna Héloïse.
– Oui, depuis des années je pense, répondit Julian.
– Je ne connais pas les chevaux, poursuivit Héloïse. Je ne sais pas s’ils peuvent retrouver seuls un itinéraire qu’ils ont l’habitude de parcourir.
– Je ne sais pas non plus, dit Julian.
Fortuné se dirigea vers la fenêtre du bureau qui donnait au nord.
– Je crois savoir qu’un cheval, lorsqu’il n’en est pas très éloigné, sait retrouver seul la direction de l’écurie, dit-il.
Il ajouta après avoir observé les alentours :
– Je serais étonné que la charrette ait parcouru une grande distance sans conducteur. Cela ne passerait pas longtemps inaperçu des badauds, même dans la nuit. Les rues sont tout de même éclairées de loin en loin… Je dirais plutôt que ce monsieur Thomas a soit été pris d’un malaise, soit a été agressé non loin de la fabrique.
– Mais pourquoi ne l’a-t-on pas trouvé depuis ? demanda Julian.
Héloïse s’adressa à Fortuné :
– As-tu une idée ?
– La même que toi, répondit Fortuné.
– La rivière…
– Oui. John Thomas a peut-être été secouru par une personne chez qui il se trouve encore… Ou il est peut-être tombé dans la rivière, avança Fortuné.
– Je vais m’assurer que le constable prévoit d’interroger les voisins de la fabrique et de fouiller les berges, dit Julian.
Héloïse rejoignit Fortuné près de la fenêtre :
– Huit heures, c’est bien l’heure à laquelle les ouvriers quittent la fabrique ? questionna-t-elle.
– Oui, dit Julian. La charrette est certainement arrivée avant huit heures dans la cour. À partir de huit heures, les ouvriers quittent l’usine et ensuite la grille d’entrée est fermée. Mr Cockburn a interrogé les ouvriers ce matin. Ils ont tous dit n’avoir rien remarqué de suspect hier soir.
– Nous ne sommes donc pas plus avancés. Nous ne savons pas d’où venait la charrette.
– Mr Cockburn et Eilenn ne le savent pas non plus, précisa Julian. Ils donnent à John une liste de commandes et livraisons pour la journée et il les exécute dans l’ordre qu’il décide lui-même… Mais, le connaissant, je dirais qu’il calcule ses itinéraires pour passer le plus souvent possible par Main Street et ses auberges, ce qui lui impose en effet de traverser la Bridgehouse Beck par le pont tout près de la fabrique…
– Lui est-il déjà arrivé de revenir saoul d’une tournée de livraisons ? demanda Héloïse.
– Pas à ma connaissance, répondit Julian.
– Et savez-vous s’il a eu récemment des différends avec d’autres ouvriers ?
– Je l’ignore.
De la fenêtre, on apercevait le pont.
– Le parapet n’est pas très élevé, observa Fortuné. Si John Thomas est passé par-dessus parce qu’il avait trop bu ou pour une autre raison, je ne donne pas cher de sa peau. Le courant est fort, l’eau est glacée, les rochers affleurent partout…
Ils restèrent silencieux un moment.
– Pensez-vous que nous pourrions dire un mot au constable ? osa Fortuné.
– Essayons, répondit Julian. Je vais voir s’il est encore ici. Autant, en effet, qu’il puisse recueillir vos réflexions en direct.
Julian se retira. Il revint un instant plus tard accompagné par Mr Murgatroyd.
– Le constable s’apprêtait justement à partir, dit Julian. Il a quelques minutes. Mr Cockburn pourra vous recevoir ensuite.
Le constable était un homme aux larges épaules qui faisait une demi-tête de plus que Julian et Fortuné et une de plus qu’Héloïse. Une moustache et une couronne de cheveux blancs décoraient une figure ronde aux joues pleines. Ses sourcils et sa bouche en forme d’accent circonflexe lui donnaient un air à la fois autoritaire et inquiet. Était-ce son attitude habituelle ou se sentait-il sur la défensive ?
Une fois les présentations faites (Fortuné exagérant un peu quant à l’importance de ses relations avec le Préfet de police de Paris) et après avoir fait part de leurs analyses – que le constable nota scrupuleusement –, Fortuné demanda à Julian s’il aurait une boisson chaude ou froide avant qu’ils ne retournent affronter le grand froid du dehors. Julian s’excusa de ne pas avoir pensé de lui-même à le proposer. Le constable ne fit aucun commentaire, signe probable qu’il n’avait rien contre un petit verre d’alcool fort avant de faire du porte à porte pour interroger les voisins. Julian en tira la même conclusion et alla chercher quatre verres et une bouteille de Whisky.
Le constable était surpris par l’apparition de ce Français au beau milieu de cette matinée. Son raisonnement était certes intéressant, mais de quel droit se permettait-il de lui donner des conseils ? Quelles relations entretenait-il avec Mr Cockburn ? Était-il un simple ami de Julian Chétif ou plus que cela ?… Il valait mieux s’en méfier.
Fortuné voulut en savoir plus sur le métier de constable. Mr Murgatroyd n’occupait pas cette charge à plein temps. Il gérait aussi une douzaine de logements qu’il possédait à Haworth. Cette occupation lui laissait du temps à consacrer à sa fonction de constable, fonction qui en imposait à ses locataires et les incitait à lui régler leurs loyers rubis sur l’ongle.
Fortuné demanda inopinément :
– Dites-moi, Mr Murgatroyd, est-ce vous qui avez constaté le décès de Mr Marston Cockburn l’été dernier ?
Julian avala de travers, Héloïse déglutit bizarrement et le constable faillit lâcher son verre.
– Oui, bien sûr, c’est moi, rétorqua t-il. Il n’y a pas d’autre constable à Haworth. Mais, pardonnez ma surprise… En quoi êtes-vous concerné ?
Fortuné laissa s’installer un silence, histoire de donner du poids – espérait-il – à ce qu’il allait dire ensuite. Julian estima que la meilleure chose à faire était de resservir un peu de Whisky à tout le monde. Héloïse elle aussi en avait besoin. Sur quel terrain dangereux son mari s’aventurait-il ?
– Nous connaissons Miss Cockburn, dit Fortuné. La version officielle est que son père s’est pendu dans la maison de Woodlands, mais je crois que cela ne s’est pas passé exactement comme cela.
Mr Murgatroyd s’adressa à Julian d’un air courroucé :
– Allez chercher Mr Cockburn ! Je ne parlerai qu’en sa présence et s’il l’autorise !
Fortuné était peiné de froisser le constable. Mais il n’aurait pas beaucoup d’autres occasions de parler avec lui autour d’un verre et il tentait le tout pour le tout.
Julian se leva pour sortir du bureau. Il savait que si Cockburn participait à la discussion, cela allait encore plus compliquer les choses pour tout le monde.
– Attendez !…, dit Mr Murgatroyd.
Julian s’arrêta, la main sur la poignée de la porte.
– Peut-être…, rumina le constable en regardant son verre, peut-être qu’après tout, nous pouvons commencer sans lui…
Il dévisagea tour à tour Héloïse, Julian et Fortuné, puis émit un rire nerveux :
– Qui êtes-vous ? Je ne vous connaissais pas il y a quinze minutes, et voilà que vous m’expliquez comment je dois enquêter sur la disparition de John Thomas et que vous m’interrogez sur un évènement qui est – si j’ose dire – enterré ! Encore une fois, en quoi cela vous concerne-t-il, pour l’amour de Dieu ?!
Julian ne voyait pas où cette discussion pouvait conduire.
Fortuné but une nouvelle gorgée de Whisky. Le liquide lui brûlait les entrailles, en laissant derrière son passage un parfum plus doux d’herbe et de fruits. Il devait faire attention à ne mêler à son récit ni les Brontë, ni les fantômes. Il toussa en reprenant la parole :
– Nous étions hier encore à Woodlands…
Tout était dans le « encore » : à la fois le mensonge et le mot qui pouvait impressionner un peu plus le constable. Si celui-ci voulait vérifier le fait auprès de Miss Cockburn, elle confirmerait qu’elle avait bien reçu les deux Français la veille. Mais jamais Fortuné n’avait dit explicitement qu’ils étaient des visiteurs fréquents.
– Vous avez un jugement affûté, Monsieur… Qu’est-ce qui vous fait croire que Mr Cockburn ne s’est pas pendu à Woodlands ? s’impatienta Murgatroyd.
– Le fait que sa fille ne se plairait pas dans cette maison, six mois seulement après un tel drame, autant qu’elle semble s’y plaire aujourd’hui.
Murgatroyd resta silencieux. Fortuné jugea bon de rassurer le constable. Peut-être était-il allé trop loin.
– Veuillez m’excuser, Mr Murgatroyd. Tout cela est effectivement peu discret de ma part. C’est juste que je crois que nous sommes faits pareillement : quand les apparences heurtent le sens naturel des choses, nous savons qu’une vérité nous échappe et nous voulons la découvrir…
Le constable toussa puis se tut. Quand sa décision fut prise, il regarda Fortuné droit dans les yeux :
– Vous avez raison, Mr Petitcolin… La nature humaine ne parvient pas toujours à bien mentir…
– …
– Je me doutais qu’un jour, quelqu’un m’interrogerait sur la mort de Marston Cockburn…, poursuivit Murgatroyd. Mais jamais je n’aurais parié que serait un Français, et qui plus est, qui connaît le Préfet de police de Paris !… C’est que… voyez-vous, Monsieur… Marston Cockburn ne montrait pas les signes d’une mort par pendaison… Des pendus, j’en ai vu. La corde laisse des traces profondes sur le cou. Les traits du visage sont déformés, la langue pend hors de la bouche… Pour Mr Cockburn, rien de tout cela. Aucune blessure sur le cou. Sa bouche et ses yeux étaient fermés.
Fortuné était abasourdi par ces révélations. Il avait vu juste ! Il demanda :
– Quand vous êtes arrivé à Woodlands, le corps de Mr Cockburn reposait sur le sol ?
– Non. La corde était encore là, mais le corps avait été porté sur un lit dans une chambre au premier étage. Je suis arrivé deux ou trois heures après que sa fille l’eut soi disant trouvé, le temps que l’on me localise à Haworth… Mes occupations m’obligent à me rendre à droite et à gauche chez mes locataires et il n’est pas toujours facile de me trouver… Je ne peux vous assurer qu’une chose : c’est que la mort remontait en effet à quelques heures seulement. Le corps était encore tiède.
– Que vous a dit Miss Cockburn ce jour là ?
– Qu’elle venait de trouver son père pendu dans l’escalier et qu’elle avait décroché le corps avec l’aide du domestique. Elle a dit qu’elle lui avait refermé les yeux et la bouche. Elle semblait perdue et parlait très peu. J’ai tout de suite vu qu’il ne s’était pas pendu, mais je ne lui en ai pas parlé ce jour là… ni plus tard, d’ailleurs, le juge n’ayant apparemment pas accordé beaucoup d’importance à mon rapport. Miss Cockburn sait très bien que son père ne s’est pas pendu.
– Comment est-il mort, alors ?
– Je l’ignore. J’ai fait mon rapport au juge et nous n’en avons pas reparlé depuis. Je n’en ai jamais parlé non plus avec Mr Derwin Cockburn.
– Le corps portait-il une trace de blessure ou de violence ?
– J’ai demandé à rester seul un instant dans la chambre et je l’ai examiné attentivement. Je n’ai rien vu de suspect, à part une coupure de profondeur moyenne à la gorge, qui n’avait apparemment pas beaucoup saigné.
– Sa mort a-t-elle pu être accidentelle ? questionna Fortuné.
– Monsieur, j’ai fait mon devoir, commenta le constable d’un air triste. La suite n’est plus de mon ressort. Demandez au juge si vous voulez en savoir plus. Je n’ai rien à gagner ni à perdre dans cette histoire. Ils vont bientôt me remplacer par un officier de police professionnel et j’en suis ravi. Quant à vous, j’ignore quelles relations vous entretenez avec les Cockburn et cela ne me regarde pas. J’espère que ce que je vous ai appris servira pour la bonne cause. Je vous salue bien.
Le constable sortit du bureau. Fortuné s’excusa auprès de Julian d’avoir été peut-être un peu trop inquisiteur auprès de Mr Murgatroyd.
– Les choses sont ce qu’elles sont, répondit Julian de l’air de celui qui, face au dépourvu, assume la situation. Si Mr Cockburn entend parler de cette discussion par Murgatroyd et s’il me demande des comptes, j’essaierai de m’en sortir vivant !
Héloïse, qui avait pris soin de rester en retrait pendant l’interrogatoire du constable, intervint :
– Je pense que vous êtes à l’abri de cela, Julian. Si le constable avait voulu informer Mr Cockburn, il aurait attendu que vous alliez le chercher. Je soupçonne qu’ils ne s’entendent pas très bien tous les deux.
– Vous avez peut-être raison… Je vais voir si Mr Cockburn peut vous recevoir.
Fortuné profita de cet instant de liberté pour sortir son carnet de notes et y inscrire l’essentiel des informations nouvelles que Julian et le constable venaient de leur apporter. Il nota trois questions qu’il fit lire à Héloïse, qui hocha la tête. Elle avait compris que ce serait leur prochain sujet de discussion quand ils seraient loin de toute oreille indiscrète. Décidément, après une histoire de fantôme, voilà qu’ils étaient confrontés à la disparition d’un ouvrier et à la mort mystérieuse d’un pendu qui ne s’était pas pendu ! Les fins d’année étaient plus imprévisibles que prévu dans la campagne du Yorkshire !
Julian leur apprit que Derwin Cockburn les attendait dans dix minutes. Fortuné le remercia et lui posa une question :
– Savez-vous si John Thomas a une femme et des enfants qui travaillent à la fabrique ?
– Il y a son fils, oui, Charlie. La maman est fileuse à domicile. Mr Cockburn a envoyé une personne l’interroger.
– Pourrions-nous dire un mot à Charlie ?
– Décidément, dit Julian, vous n’arrêtez jamais ! Bien sûr, suivez-moi !… Il est très inquiet depuis que son père n’a pas regagné le domicile familial hier soir. Nous lui avons dit que nous allions le chercher jusqu’à ce que nous le trouvions. Il n’a aucune idée où il peut être.
Près d’une mule-Jenny, ils trouvèrent Charlie, un garçon de huit ou neuf ans. Fortuné et Julian restèrent en retrait. Héloïse s’approcha de lui et s’agenouilla à sa hauteur. Elle s’était brièvement concertée auparavant avec Fortuné et avec Julian qui lui avait conseillé de l’appeler « Master », comme c’était d’usage pour les jeunes garçons quand on voulait les honorer.
– Bonjour Master Charlie. Je suis une amie de Julian qui est là-bas. Il m’a appris que votre papa avait disparu depuis hier soir. Plusieurs personnes le recherchent et j’espère qu’elles vont bientôt le retrouver. Savez-vous où il pourrait être ?
– Non, m’dame. Il est pas rentré à la maison hier.
– Cela lui arrive-t-il souvent ?
– Pas très souvent.
– Est-ce qu’il vous a dit quelque chose de spécial hier ?
– Quelque chose de spécial ?
– Oui… Quelque chose qu’il aurait dit à votre maman ou vous pour expliquer qu’il ne dormirait pas à la maison, par exemple.
– Non.
– Vous avez parlé avec votre papa hier ?
– Non.
Héloïse, prise par une émotion soudaine, détourna le regard. Si par malheur Charlie ne revoyait jamais son père, quelles paroles et quels souvenirs en garderait-il ? Elle rassembla ses forces, se retourna vers lui et lui adressa un sourire en guise de remerciement.
– M’dame. Il m’a dit quelque chose avant-hier. Ça vous intéresse ?
– Oui, oui, bien sûr !
– Il m’a dit que je pourrais bientôt aller à l’école toute la journée !
– Hein ?
– Il m’a dit qu’il aurait bientôt de quoi me payer l’école.
– C’est formidable, Charlie ! Que vous a-t-il dit d’autre ce jour-là ?
– Qu’il allait bientôt me retirer de la filature.
– Et quoi d’autre encore ?
– Rien d’autre, M’dame.
Elle le serra contre elle et lui dit :
– Merci beaucoup Charlie. Je suis sûre que nous allons retrouver votre papa. Vous pouvez retourner travailler.
Héloïse confia le fruit de sa discussion à Fortuné et Julian. Elle exprima l’espoir que le père de Charlie soit retrouvé rapidement. Ils n’eurent guère le temps de parler davantage, car le moment était venu de rencontrer enfin Derwin Cockburn. Julian mit en garde Héloïse et Fortuné :
– Mr Cockburn aura certainement beaucoup de plaisir à vous rencontrer, mais j’ignore combien de temps il pourra vous consacrer.
Il les conduisit jusqu’au bureau du directeur et frappa à la porte. Ce fut Eileen qui ouvrit et les accueillit. Son oncle jaillit de son fauteuil, derrière une table envahie de papiers, et avança vers eux la main en avant. Un sourire éclairait son visage, mais des yeux fatigués et inquiets trahissaient son état d’esprit général. C’était bien le jeune homme, vieilli de plusieurs années, que Fortuné et Héloïse avaient découvert sur le tableau accroché à un mur de Woodlands.
Derwin Cockburn serra vigoureusement les mains d’Héloïse et Fortuné. Julian se retira en demandant à Eileen de le prévenir lorsque l’entretien serait fini.
– Mon oncle est fatigué et préoccupé, commença Eileen. Mais il est très heureux de faire votre connaissance, et désolé des aléas qui l’ont empêché de le faire plus tôt.
Le fait qu’Eileen parle à la place de son oncle produisait une drôle d’impression. Comme si Derwin Cockburn ne maîtrisait pas bien l’anglais, ou comme s’il était un personnage si important que sa parole était rare. Pourtant, aucune de ces hypothèses ne lui correspondait.
– Depuis la perte de mon père et de mon frère jumeau, dit-il, les deux personnes sur lesquelles je me repose le plus sont Eileen et Julian. Et tous deux m’ont dit grand bien de vous.
– Nous avons eu le bonheur de les voir hier, enchaîna Héloïse. Ils nous ont beaucoup parlé de vous, de l’énergie que vous mettez dans le développement de la fabrique et de l’attention que vous portez à vos ouvriers.
Mr Cockburn parut particulièrement touché par ces mots. C’était aussi, certainement, le charme d’Héloïse qui opérait. Il laissa échapper :
– Je me dis parfois que je suis un directeur trop sensible pour réussir à me mesurer à nos concurrents, qui sont d’une rudesse incroyable.
Ce furent les seules paroles personnelles de leur échange, car Eileen changea ensuite de terrain de conversation. De toute façon, Fortuné avait fait à l’avance son deuil de toute discussion sur des sujets comme la pendaison de Marston Cockburn ou la disparition de John Thomas. Ils échangèrent des paroles convenues sur la famille Brontë, sur les progrès incessants des industries et leurs conséquences heureuses et malheureuses sur les habitants des villes et des campagnes.
Eileen parlait très souvent à la place de son oncle, comme si c’était un accord tacite entre eux. Héloïse et Fortuné prenaient la mesure de l’importance du rôle de la jeune femme à ses côtés. C’en était arrivé à un tel point que l’essentiel de leur entretien se déroula entre eux trois, Mr Cockburn se contentant, à intervalles réguliers, d’approuver un propos de la tête ou d’un sourire, les yeux à moitié fermés.
Au bout d’une quinzaine de minutes, Eileen lui jeta un regard attendri et dit :
– Mon oncle est épuisé. Il n’a pas dormi depuis qu’il a appris hier soir la disparition d’un ouvrier. Il doit revoir le constable ce matin. Il va falloir nous excuser.
Fortuné et Héloïse furent reconduits à la porte du bureau. Mr Cockburn se leva et les salua d’un geste de la main et d’un dernier sourire fatigué.
Eileen alla s’enquérir de Julian et laissa le jeune couple entre ses mains.
Julian exprima le plaisir qu’il ressentait à ce que ses amis parisiens aient enfin rencontré son directeur. Il devait sans tarder retourner travailler avec les ouvriers. L’accaparement d’Eileen et de son oncle par le constable l’obligeait ce matin à être présent plus que d’habitude dans les ateliers.
Il eut le temps d’assurer Fortuné et Héloïse qu’ils se reverraient bientôt et qu’il leur transmettrait alors des nouvelles des recherches de John Thomas.
Ils se quittèrent devant la fabrique. Héloïse et Fortuné retraversèrent la Bridgehouse Beck et s’arrêtèrent sur le pont. En effet, le parapet n’était pas très haut. Il devait y avoir régulièrement des personnes ou des animaux qui passaient par-dessus. Si cela était arrivé à John Thomas, il avait des chances d’en réchapper, à condition qu’il ait pu ressortir rapidement de l’eau tumultueuse et glacée. Mais alors, pourquoi n’était-il pas réapparu depuis la veille au soir ?
Le jeune couple trouva à nouveau refuge dans l’auberge The Old Hall, où ils commandèrent un thé. Ce n’était pas encore l’heure du déjeuner.
Fortuné demanda à sa compagne :
– Cela te dirait-il de visiter York ?
Héloïse ne s’attendait pas à une telle proposition :
– Quelle drôle d’idée ! Aujourd’hui ? Pourquoi pas ? Que voudrais-tu voir à York ?
– La cathédrale, bien sûr ! Mais nous pourrions commencer par visiter La Retraite, l’hospice où Marston Cockburn a vécu toutes ces années après son accident. Je suis curieux de savoir en quoi, comme on nous l’a dit, cet endroit traite mieux ses patients que ne le font d’autres hospices. Et j’ai aussi bien envie de parler avec des personnes qui ont connu Marston Cockburn.
– Tu as raison, ajouta Héloïse. Et de mon côté, je n’ai rien contre une promenade en campagne. Joignons l’utile à l’agréable !
– Oui, n’oublions pas que, comme dit Julian, nous sommes en voyage de noces ! York est à cinq ou six heures d’ici. Si nous partons après le déjeuner, nous pourrons dormir sur place et nous rendre demain matin à La Retraite. Allons demander à la Black Bull inn par quel transport nous pourrions nous rendre à York et dans quel hôtel nous pourrions y dormir !
Leur thé fini, ils remontèrent à l’auberge où ils firent leurs préparatifs. Le patron leur indiqua deux hôtels accueillants à York et les horaires d’une voiture qui assurait le transport quotidien en s’arrêtant justement devant la Black Bull inn. Cela prendrait plutôt six ou sept heures que cinq, étant donné les soixante miles à parcourir et la neige et le verglas qui recouvraient les routes. Il laissèrent à l’auberge un mot à l’intention de Julian et en déposèrent un autre chez les Brontë pour que leur absence d’une journée ne suscite aucune inquiétude. Ils évoquèrent York mais ne précisèrent pas que leur intention était de visiter La Retraite.
Le déjeuner fut l’occasion d’échanger leurs réflexions sur les derniers évènements.
– J’ai l’impression que l’histoire du fantôme et la mort de Marston Cockburn sont deux faces d’une même pièce, dit Héloïse.
– Comment cela ?
– Au centre de ces deux histoires, il y a Eileen, qui nous cache une partie de la vérité.
– Peut-être est-ce simplement parce que nous sommes des étrangers pour elle, tenta Fortuné. On ne se livre pas à des nouveaux venus.
– Non, tu le sais bien, c’est plus que cela, rétorqua Héloïse. Eileen a maquillé la mort de son père en suicide. Quant à son rôle dans les apparitions du fantôme de Roe Head, tu m’as toi-même expliqué qu’elle était au centre de toute cette histoire.
– Et il semble aujourd’hui qu’elle est la personne qui fait tourner Bridgehouse Mill, ou au moins qui est devenue indispensable à son fonctionnement.
– Tu irais jusqu’à penser qu’elle aurait tué son père pour obtenir cette place à la fabrique aux côtés de son oncle ? questionna Héloïse.
– Non, bien sûr que non. Ça ne tient pas debout. Je ne vois pas en quoi son père aurait été un obstacle pour qu’elle accède à ces responsabilités. J’irais même jusqu’à penser le contraire. Et je ne suis pas sûr qu’Eileen ait des ambitions aussi fortes. Ne serait-ce pas, au contraire, la mort de son père qui l’aurait conduite malgré elle à devenir le bras droit de son oncle ?
– Rappelle-toi que son oncle a financé ses deux années à l’école de Roe Head, dit Héloïse. Il espérait peut-être la voir travailler à ses côtés. Mais tout cela reste bien mystérieux. Ce ne sont pas non plus deux années d’études à Roe Head qui vous préparent tellement à la gestion d’une fabrique textile… Raison de plus pour aller à York. Peut-être en apprendra-t-on en effet un peu plus sur Eileen et ses parents, si nous trouvons à La Retraite des personnes qui les ont connus. Et de toute façon, visiter un peu la campagne et York ne peut que faire du bien à nos corps et à nos esprits !
Fortuné sortit le carnet sur lequel il avait écrit trois questions ce matin, juste après la rencontre avec Mr Murgatroyd.
– Pourquoi, à ton avis, le juge n’a pas voulu en savoir plus sur ce soi-disant suicide ? questionna-t-il.
– Représente-toi la situation : on découvre un homme mort dans la maison d’une des riches familles de Haworth. La propre fille du décédé affirme qu’il s’est pendu. Le constable dit le contraire. Si tu es un juge qui n’est pas spécialement désireux d’affronter la famille Cockburn et ses nombreuses relations alentour, que fais-tu ?… Tu laisses le rapport du constable dans un tiroir en attendant de voir s’il y aura des suites.
– Mais pour toi, Marston Cockburn n’est pas mort, ou il est bien mort, mais pas par pendaison ?
– Il est bien mort, répondit Héloïse, il n’y a pas de doute. Mais pas par pendaison. Irais-tu te pendre chez ton frère, toi ?
– Euh… je ne crois pas. Et comment expliques-tu que sa fille ait voulu faire passer sa mort pour un suicide ?
– Je n’ai pas d’explication.
– Moi non plus, reconnut Fortuné. Et que dis-tu de cette coupure assez profonde au cou de Marston Cockburn, dont le constable a parlé ?
– Je ne suis pas médecin. Si elle n’a pas apparemment pas saigné, c’est sans doute qu’elle a été faite après sa mort, quand le sang ne circulait plus. S’il s’agissait d’une pendaison et si une lame avait été utilisée pour couper la corde, j’aurais dit que cette coupure aurait pu être provoquée par cette lame, mais il ne s’agit clairement pas de cela. Je n’ai pas d’explication.
– Là encore, moi non plus, avoua Fortuné.
Tout à coup, Héloïse porta la main à sa bouche :
– Oh, mon Dieu, Branwell ! s’exclama-t-elle.
– Quoi, « Branwell » ? demanda Fortuné.
– Hier soir. John Thomas a disparu. Et Branwell nous a évités quand nous l’avons croisé !
– Tu… Tu penses qu’il y a un rapport entre John Thomas et Branwell Brontë ?
– Je ne sais pas, Fortuné. Je trouve étrange que le même soir, ces deux événements se soient produits à peu de temps d’intervalle.
Fortuné s’apprêtait à répondre quand il vit le regard d’Héloïse se porter derrière lui, ses yeux s’agrandir et ses lèvres s’entrouvrir en silence. Au même moment, une voix qu’il connaissait prononça :
– Puis-je vous accompagner à York ?
Charlotte Brontë, un sac à la main, se tenait dans son dos.