Corinne avait été réveillée avant ses compagnons par la lumière du jour. Après un peu de toilette, elle s’apprêtait à aller secouer Héloïse lorsqu’elle avait entendu un léger bruit sur le palier. En ouvrant la porte, elle s’était trouvée face à Champoiseau et son chien.
– Quoi, il n’est pas méchant mon chien ! s’exclama Champoiseau. C’est même la première fois qu’il fait peur à quelqu’un ! Veuillez nous excuser, mademoiselle, ajouta-t-il penaud avant d’entrer et de laisser Hugo sur le palier, où l’animal se coucha en soupirant.
Théodore avait déjà replongé dans les bras de Corinne. Héloïse apparut dans un couloir, la mine aussi défaite que ses compagnons. Tous furent surpris de voir aussi paraître la vieille dame, qu’ils avaient oubliée. Le sourire de celle-ci se figea lorsqu’elle vit dans son salon tout ce monde qu’elle ne connaissait pas. Son regard se posa sur Théodore et Fortuné, qui s’approcha de son oreille et lui cria des remerciements pour son hospitalité. Il lui présenta Corinne, la « grande amie » de Gérard arrivée « sans encombre » dans la nuit. Le visage de la femme s’éclaira lorsqu’elle aperçut Corinne, qui l’embrassa pour la remercier. Mais elle fut un peu interloquée par les blessures au visage d’Allyre et de Corinne. Ce n’était pas le moment de se lancer dans une conversation, aussi les six amis convinrent-ils de descendre d’un étage en quête d’un endroit calme dans l’appartement de Rogier et Gérard. Devant la porte de celui-ci, Champoiseau se tourna vers son chien – que Corinne avait pris grand soin d’éviter dans l’escalier – et lui intima d’une voix forte :
– Hugo, tu restes là !
Fortuné se dit que si Gautier avait l’ouïe fine, il allait surgir à moitié nu en entendant interpeller ainsi son grand ami, mais rien ne se produisit.
Ils se faufilèrent à pas de loup jusqu’à la cuisine, la seule pièce où ils ne trouvèrent personne endormi. En passant dans le grand salon, Fortuné eut un haut le cœur. Il devina que Corinne et Théodore éprouvaient aussi des sentiments mêlés. La jeune femme détourna le regard de la porte fenêtre qui venait d’être le décor d’événements dramatiques. Fortuné observa le parquet et devina les contours légers d’une récente mare de sang. Allyre avait nettoyé les lieux en fin de soirée.
Pendant que Théodore et Corinne s’affairaient pour préparer sans bruit un déjeuner improvisé, Allyre et Fortuné firent pour Héloïse un résumé de la bataille rangée de la nuit passée. Ils lui expliquèrent, ainsi qu’à Champoiseau, comment Damaisin et Corinne étaient sur la piste de comploteurs qui en voulaient très certainement à la vie du roi. Entre deux bouchées de pain, de fromage et de rôti de veau, tous remercièrent Champoiseau pour le concours qu’il avait apporté à la recherche de Corinne. Le vieil homme exprima à celle-ci la peine que, d’une certaine façon, il ressentait à savoir que Damaisin était mort sans que l’on sache bien quelles étaient ses intentions.
Une chose intriguait Fortuné. Il demanda à Champoiseau pourquoi il était revenu ce matin. Ce dernier répondit qu’un peu plus tôt, il avait surpris un homme surveillant son échoppe d’écrivain public.
– Un homme de Vidocq ? questionna Corinne.
– Probablement, répondit-il.
– C’est étonnant, dit Fortuné. Normalement, il nous attend ce matin à son bureau.
– Peut-être a-t-il anticipé que nous ne nous y présenterions pas, avança Corinne.
– En tout cas, continua Champoiseau, cela m’a paru étrange car, pour moi, la mission de Vidocq s’était achevée cette nuit. C’est pourquoi je suis venu aux nouvelles.
Ils avalèrent une dernière bouchée, burent un dernier verre de vin et remirent les choses en ordre avant de plier bagage pour se diriger vers les ruines de l’ancienne église de Saint-Louis du Louvre, où ils étaient sûrs de ne déranger personne. Le soleil perçait un peu à travers les nuages.
– Bien, reprit Fortuné une fois qu’ils furent tous assis. Héloïse et M. Champoiseau – puis-je vous appeler Pierre ? –, une longue journée nous attend. Voulez-vous en être avec nous ?
– J’en suis déjà depuis quelque temps et ce n’est pas aujourd’hui que je vais me retirer, Fortuné, répondit Champoiseau, signifiant ainsi qu’il acceptait avec plaisir qu’on l’appelle Pierre.
– Je resterai aussi des vôtres, si vous le permettez, ajouta Héloïse.
– Merci mes amis. Voici la situation. Il est probable qu’un attentat contre le roi ait lieu demain lors de la revue de la Garde. Le comportement de deux hommes – un ouvrier lampiste nommé Victor Boireau et un épicier nommé Pépin – le laissent fortement penser et nous font croire qu’ils y sont associés de près ou de loin. Une demoiselle Camelu semble être dans les confidences de Pépin et en sait sans doute plus que nous sur le sujet. Nous avons les adresses de ces trois personnes, mais, sauf erreur, Corinne, nous ne connaissons que le visage de Boireau.
En effet, précisa Corinne, je n’ai jamais vu ni Pépin ni Melle Camelu. Camille connaît aussi le visage de Boireau, mais je doute qu’elle soit d’accord pour nous accompagner au risque de se retrouver face à lui.
– À toi de voir si tu souhaites le lui demander. Tu la connais mieux que nous, dit Fortuné. Il ne faudrait pas que Boireau la repère… Il y a des chances pour que des hommes de Damaisin surveillent encore ces trois adresses. J’espère que ni la police ni Vidocq n’ont eu vent de tout cela, et qu’ils ne surveillent pas eux aussi ces personnages – ou pire, qu’ils ne les ont pas arrêtés. Il faudra être très vigilants, sans compter que nous ignorons combien de personnes au total sont impliquées… Nous avons donc vingt-quatre heures pour trouver Pépin, Camelu et Boireau et leur faire dire l’heure et le lieu précis de l’attentat… et les mettre hors d’état de nuire ou bien prévenir la police. L’idéal serait que nous puissions démêler l’écheveau entier de ce complot et identifier ses auteurs, afin de savoir s’il est l’œuvre de Républicains, d’illuminés, de légitimistes, de bonapartistes, de provocateurs de la police ou que sais-je encore.
– Qu’envisages-tu ? questionna Allyre. Que nous nous séparions en trois groupes pour nous rendre à ces trois adresses ?
– Je propose plutôt que nous commencions par essayer de trouver cette Melle Camelu. C’est sans doute elle la moins méfiante des trois.
– Mais ne risque-t-on pas de laisser filer Pépin ou Boireau pendant ce temps-là ? demanda Théodore.
– J’ai l’impression que Boireau sait finalement peu de choses, répondit Fortuné. Il est jeune et me paraît imprudent et inexpérimenté. Je me trompe peut-être, mais si je complotais contre le roi, je me garderais de faire trop de confidences à un gars comme lui. Sans doute pourrait-il nous mettre sur la piste de complices, mais il a montré qu’il était méfiant et violent – au moins avec les femmes. Étant donné nos faibles forces, je ne m’attaquerais pas à lui en premier lieu. Quant à Pépin, s’il y a vraiment un attentat projeté demain, je crois qu’il en sait beaucoup. C’est un Républicain prêt à combattre – il l’a montré en juin 1832 – mais je doute qu’il agisse lui-même directement. Si nous l’attaquons de front, il sait qu’il lui suffit de se taire jusqu’à demain pour que ses complices puissent agir en toute impunité.
Fortuné fit une pause et reprit :
– Pépin et Boireau ressemblent davantage à des fanatiques qu’à des Républicains. Je pense qu’il est inutile d’essayer de les interroger en les menaçant ou en leur promettant de l’argent. Pour mettre en confiance rapidement et faire parler quelqu’un qui a des informations sur un complot contre la vie du roi – je pense à Melle Camelu –, je ne vois qu’une solution : organiser une petite tromperie que, à cinq ou six, nous ne serons pas trop nombreux pour mettre en scène.
Champoiseau, Théodore, Allyre, Héloïse et Corinne se regardèrent. Ils avaient l’impression de ne pas tout comprendre.
– Et qui dit mise en scène, poursuivit Fortuné, dit costumes. Nous allons nous déguiser !
– Nous déguiser ?!, répéta Héloïse.
– Oui. N’oublions pas que Vidocq et ses hommes connaissent Théodore et moi-même et qu’ils possèdent toujours le portrait de Corinne…
– Vous avez fait faire mon portrait ! s’exclama Corinne.
– Oui, et il est aussi réussi… que le modèle, avoua Fortuné. Moins nous serons reconnaissables aujourd’hui, plus nous aurons de chance d’échapper à Vidocq s’il nous recherche – ainsi qu’à la Préfecture de police, qui a dû déjà prendre connaissance des événements de la nuit. Il est également nécessaire de nous déguiser afin de… Où habite cette Camelu, Corinne ?
– Dans une maison de la rue de la Roquette, répondit la jeune femme.
– Bien. Nous devrons donc ressembler à des ouvriers du faubourg Popincourt. Si jamais la Camelu doit confier des secrets à d’autres, elle le fera plus facilement à des gens du peuple qu’à des bourgeois. Enfin, il y a une dernière raison à ces déguisements…
Tout le monde restait silencieux. Personne ne voyait où Fortuné voulait en venir.
– Tu ne vois pas, Théodore ? demanda-t-il.
Le visage de son ami s’éclaira :
– Si… c’est parce que je suis mort !
– Tout à fait.
– Vous parliez d’une petite tromperie, intervint Champoiseau. Qu’entendez-vous par là ?
Fortuné réfléchit à voix haute :
– Si nous arrivions à convaincre Melle Camelu que la police va tomber aujourd’hui sur le dos de Pépin et de ses complices, il y a de fortes chances qu’elle courrait le prévenir et que Pépin, à son tour, chercherait à prévenir celui ou ceux qui contrôlent la machine infernale.
– Sauf s’il décide de jouer son va-tout et d’ignorer le danger, dit Allyre.
– Oui, c’est un risque à courir… Si ce stratagème ne fonctionne pas, il faudra en imaginer un autre.
– Fortuné, j’ai aussi une proposition à te faire – Allyre passait au tutoiement. Je t’avais promis de me renseigner sur Damaisin auprès d’amis républicains. Je n’ai pas pris le temps de le faire. Mais, si vous êtes d’accord, j’irai ce matin à Sainte-Pélagie(1) interroger quelques chefs républicains qui s’y trouvent encore. Je crois nécessaire d’interroger toutes les personnes susceptibles de nous éclairer sur l’existence de ce complot.
– Mais la plupart des républicains ne s’en sont-ils pas évadés il y a deux semaines ? demanda Théodore.
– Si, un grand nombre. Mais je ne veux pas laisser passer la possibilité d’interroger ceux qui y sont encore.
– Allyre, commença Fortuné, crois-tu que ?…
Tous le regardèrent, attendant la fin de sa phrase.
– … que les chefs républicains se sont enfuis de Sainte-Pélagie pour se trouver à la tête de leurs sections demain, si le roi est tué ?
Allyre se trouva aussi surpris par la question que Théodore, Corinne, Champoiseau et Héloïse :
– Je n’y avais pas pensé, avoua-t-il.
– Dans ce cas, poursuivit Champoiseau, c’est aller se mettre dans la gueule du loup que de se rendre là-bas pour s’enquérir d’un complot contre le roi…
– Me voilà prévenu, mes amis, dit Allyre. Je redoublerai de précautions. Mais, encore une fois, je ne peux laisser passer cette possibilité d’en savoir plus.
– Et comment comptes-tu t’y introduire ? questionna Corinne.
– Je connais l’avocat Michel de Bourges, l’avocat qui défend les Républicains au tribunal. Je vais passer chez lui. Il acceptera certainement de m’accompagner lorsqu’il apprendra ce dont il s’agit.
Fortuné regarda tout le monde avant de revenir à Allyre :
– Tu as notre bénédiction. Sois prudent…
Il prit un moment de réflexion et dit :
– Si, dans le courant de la journée, nous devons nous rendre à différentes adresses puis nous retrouver ensuite, il nous faut un système pour communiquer à tout moment depuis divers lieux…
Héloïse pointa son index vers Fortuné :
– Vous avez une idée derrière la tête, Monsieur Petitcolin ?…
– S’il vous plaît, Melle Raincourt ? répondit-il en fronçant les sourcils.
– Tu penses à quelque chose, Fortuné ? l’interrogea-t-elle à nouveau.
– Ah, je comprends mieux, dit-il en rougissant. Oui. Si nous pouvions compter sur Zoé, il nous serait possible de lui adresser des messages par des vas-y-dire(2), qu’elle pourrait ensuite retransmettre aux uns et aux autres.
– Zoé remplira efficacement cette mission, assura Allyre. Je vais lui demander de ne pas bouger de la maison aujourd’hui. Théodore, tu indiqueras notre adresse à chacun.
– D’accord, répondit l’intéressé. Et prépare une explication à lui présenter pour expliquer ton œil en gelée ! ajouta-t-il en riant.
Allyre souhaita bon courage à la petite assemblée et se retira.
– Bien, dit Fortuné en se levant. Allons nous préparer avant d’approcher Melle Camelu.

(1) : Prison parisienne qui a accueilli de nombreux détenus républicains dans les années 1830.

(2) : Enfants à qui l’on demande de porter un message en échange d’une récompense.