– Merci. Laissez-nous.
Les deux policiers sortirent de la pièce. Le personnage qui se tenait devant Corinne, Théodore et Fortuné, était habillé de noir. Ses cheveux et ses favoris étaient grisonnants. Des lèvres minces, un nez fort, les yeux fatigués : tout son aspect donnait l’impression d’un aimable bourgeois qui pouvait se transformer en un être sans scrupules.
– Madame, Messieurs, veuillez excuser les moyens dont j’ai dû faire usage afin de vous mener ici. Mais je doute que vous ayez accepté de bon gré une invitation de ma part.
Il lui manquait la main gauche, qu’une blessure reçue par un fusil de chasse lui avait enlevée il y a plusieurs années.
– Je suis Henri Gisquet, préfet de police de Paris. Je vous remercie infiniment d’avoir fait échouer l’attentat qui visait le roi.
Corinne, Théodore et Fortuné ne savaient pas trop à quoi s’attendre. Ce soir du 29 juillet, chacun avait été cueilli chez lui par la police, à l’heure où l’on se croit à l’abri, et conduit au bureau du préfet, rue de Jérusalem. Comment la Préfecture avait-elle découvert les adresses de ses deux camarades ? se demandait Fortuné.
Ils se tinrent silencieux et attendirent la suite. Corinne commençait à bouillonner. La presse avait assez raconté les malversations de Gisquet ces dernières années et ses méthodes sans pitié contre les Républicains, en particulier lors des émeutes de juin 1832. Se sentait-il aujourd’hui dans de petits souliers ? Il n’en avait pas l’air. Pourtant, il était au courant qu’un attentat se préparait et n’avait rien pu empêcher.
– Si j’ai attendu quelques heures avant de vous inviter ici, c’est que j’avais besoin de temps pour apprendre et comprendre certaines choses. Je vous remercie, monsieur Colin, d’avoir mentionné…
– Petitcolin, monsieur le préfet.
– Petitcolin…, d’avoir mentionné le Bureau Veritas à un sergent de ville, rue des Fossés-du-Temple. Cela nous a permis de vous associer à l’homme dont Vidocq nous avait parlé la veille. Et vous, Madame, merci d’avoir enfin regagné votre domicile. Je sais que vous êtes Corinne Prévost, que vous fréquentez les sociétés secrètes et que vous auriez dû vous présenter lundi matin à la police afin de fournir des explications sur un projet d’attentat contre sa Majesté. L’eussiez-vous fait, nous aurions déjoué à temps ce complot et évité les nombreuses morts provoquées par cette machine infernale.
Corinne se raidit soudainement. Le sang lui monta au visage et fit rougir la plaie qu’elle portait à la pommette. Fortuné la surveillait, prêt à la maîtriser si elle décidait de se jeter sur le préfet. Il pensa demander à Gisquet ce qui l’autorisait à dire que la Préfecture aurait mieux réussi qu’eux, mais y renonça pour l’instant.
– Toutefois, poursuivit le préfet, bien que je ne saisisse pas encore tout dans cette affaire – mais notre enquête avance à grands pas –, je suis prêt à croire que vous avez fait ce que vous pouviez faire étant donné les circonstances et que vous l’avez bien fait puisque le roi est vivant.
Il se tourna vers Théodore.
– Quant à vous, Monsieur, qui vous êtes exposé courageusement afin de sauver le roi, votre identité est un mystère et votre visage qui porte les stigmates de l’explosion de la machine infernale rappellera chaque jour à ceux qui vous connaissent le grand risque que vous avez pris…
Gisquet regarda le sol.
– Dans la soirée de dimanche, quatre hommes ont connu une mort mystérieuse impasse du Doyenné, lors d’une échauffourée à laquelle vous devez cette blessure au visage, Madame. Ces hommes ont été identifiés grâce à Marut de Lombre, le commissaire de police qui loge au numéro six et a passé une partie de la nuit à faire interroger des témoins et voisins. Il s’agit de Damaisin, un conspirateur républicain que nous connaissions depuis longtemps et dont nous sommes maintenant débarrassés, de Lahoule et de Mordelles, également membres de la Société des droits de l’homme, et d’un quatrième homme dont le visage a été défiguré lors de sa chute depuis le premier étage. Marut m’a certifié qu’il s’agissait de Théodore Bonnefoy, un de vos amis très proches et très distingués – Gisquet jeta un regard à Fortuné.
Puis il fixa Théodore.
– Nous en serions resté là si, par hasard, un sergent de ville n’avait surmonté son dégoût et regardé la mâchoire du cadavre. Des dents pourries comme les dentistes en voient rarement… Poussé par la curiosité, nous avons conduit le corps à la morgue et l’avons déshabillé.
Les deux hommes se regardaient toujours tandis que le préfet poursuivait :
– Si ses atours extérieurs étaient ceux d’un homme élégant, les vêtements que cet homme portait dessous étaient ceux d’un homme du peuple, certainement pas d’un dandy comme vous, Monsieur Bonnefoy !
Théodore détourna le regard.
– Ce quatrième homme était un complice de Damaisin, dont nous apprendrons le nom tôt ou tard… Pour vous retrouver, Monsieur Bonnefoy, il nous a suffi de surveiller votre domicile depuis lors. Malheureusement, vous n’y êtes réapparu qu’hier, après le carnage du boulevard du Temple.
Le préfet fit une pause et reprit :
– J’ignore encore les circonstances précises de ces quatre morts brutales. Vidocq est venu faire une déposition, mais n’a pas tout dit. Nous nous connaissons bien. Il y a peu, il travaillait encore sous mes ordres. Étant donné les activités qu’il mène maintenant avec sa police parallèle, nous ne nous entendons plus guère.
Fortuné se demandait ce que Gisquet attendait d’eux.
– Quoi qu’il en soit, poursuivit le préfet en arpentant son bureau, je vous propose un marché : j’arrête là notre enquête sur les morts du Doyenné et vous taisez votre rôle boulevard du Temple.
Fortuné comprit tout de suite qu’ils n’avaient pas le choix.
– Voyez-vous, en tant que préfet de police, je défendrai la thèse que l’homme qui a voulu tuer le roi est un Républicain lié aux sociétés secrètes. L’enquête ne tardera pas à le montrer, j’en suis convaincu. Pour dire les choses clairement, personne ne serait prêt à croire que c’est une Républicaine – Gisquet regarda Corinne – qui, avec l’aide de deux amis, a sauvé le roi.
– C’est pourtant la vérité ! cria Corinne à la face du préfet, qui ne bougea pas d’un centimètre. Ce Girard n’est pas un Républicain, c’est un illuminé qui s’est vendu à des fanatiques ! Vous le savez très bien.
– Non, Madame. Cet homme est un conspirateur républicain de plus parmi ceux qui, depuis cinq ans, veulent détruire ce pouvoir et instaurer le chaos.
Corinne n’avait pas écouté Gisquet.
– Si cela se trouve, dit-elle en se contenant, c’est vous-même qui avez armé le bras de ce fou ou l’avez laissé faire !
– Je n’ai pas entendu ce que vous venez de dire, Madame, et je vous prie de retenir vos paroles ou vous pourriez le regretter.
– Monsieur le préfet, intervint Fortuné, vous pouvez mener l’enquête jusqu’au bout sur les événements de l’impasse du Doyenné. Vous pouvez même nous accuser d’homicide. De nombreux témoins prouveront que nous n’avons agi qu’en état de légitime défense.
– Détrompez-vous, Monsieur Petitcolin. J’ai ici – il désigna des documents posés sur son bureau – des procès verbaux d’interrogatoires montrant que vous et un nommé Pierre Champoiseau avez abattu deux hommes de sang froid et qu’un nommé Allyre Bureau a achevé Damaisin d’un coup de pistolet, alors qu’il gisait désarmé à terre.
– Mais tout cela est faux !, s’écria Fortuné. Ces témoignages sont de la calomnie !
– Ils sont l’œuvre d’habitants de l’impasse dignes de foi et de solide réputation.
– Vos hommes ont influencé leurs réponses, déclara Théodore qui commençait à bouillonner lui aussi. Vidocq témoignera en notre faveur.
Gisquet s’avança vers eux :
– Holà ! Comme vous y allez ! Vidocq ne fera aucun témoignage, car il sait que dans toute cette affaire, certaines choses pourraient se retourner contre lui. Madame, Messieurs, je n’ai qu’une parole à dire pour que vous soyez immédiatement mis aux arrêts. Alors, s’il vous plaît, laissez-moi terminer. Comprenez bien que, dans un tribunal, vos paroles auront peu de poids face à celles-ci. Et sachez aussi que personne ne se souvient vous avoir vu boulevard du Temple. Qui témoignera que vous vous êtes introduits dans l’appartement du meurtrier ? Que vous vous êtes trouvés dans la pièce de la machine infernale au moment de sa mise à feu ? Que vous avez poursuivi le conspirateur sur les toits ?
– Nous retrouverons les sergents et les gardes qui ont participé à l’arrestation, dit Fortuné.
– Vous ne les retrouverez pas. En revanche, plusieurs d’entre eux ont déjà témoigné avoir vu fuir par les toits un autre comploteur à la suite de l’assassin(1), dit Gisquet.
– Quoi ?! Vous divaguez !, cria Fortuné.
Gisquet appela aussitôt d’une voix forte :
– Gardes !
Aussitôt, trois agents s’engouffrèrent dans le bureau, le fusil à l’épaule. Comme Corinne paraissait la plus incontrôlable, l’un d’eux la ceintura. Théodore fit un pas vers lui, mais Fortuné le retint.
Le préfet reprit :
– Mais nous tairons ou contredirons ces témoignages. Dans le feu de l’action, qui pourra affirmer avec certitude avoir vu deux individus sauter par la fenêtre de Girard ?
– Vous oubliez une chose, dit Théodore. Que ferez-vous si ce Girard explique qu’un homme qu’il ne connaissait pas se trouvait dans la pièce au moment de l’explosion ? Le tribunal ne voudra-t-il pas en savoir plus ?
– Désolé de vous décevoir, mais Girard n’en a apparemment aucun souvenir. En aurait-il, que l’on accorderait peu de crédit aux hallucinations d’un fourbe dont la tête a en partie explosé avec sa machine infernale. Dites-vous bien que, depuis dimanche, vous n’existez plus, M. Bonnefoy !
Gisquet esquissa un sourire, voulut ricaner mais se ravisa.
– Comment pourrez-vous étouffer l’affaire du Doyenné si un commissaire et plusieurs témoins y ont assisté ? cria presque Corinne, toujours ceinturée par l’agent.
– En réalité, Marut n’est pas très fier que cela se soit déroulé sous ses fenêtres et à quelques centaines de mètres des Tuileries. Il est tout prêt à convaincre ses voisins qu’il ne s’agissait que de simples rôdeurs qui ont été surpris par un propriétaire vigilant.
– Et Périnet ? demanda Théodore. Oubliera-t-il lui aussi qu’il nous a hébergés la nuit précédant l’attentat ?
– Qui êtes-vous pour lui ? Des policiers ? répondit le préfet. Fort bien. Des policiers ont passé la nuit dans un café du boulevard la veille du passage du Roi. Et alors ?
Fortuné comprit que la Préfecture avait déjà interrogé Périnet et que, de toute façon, s’il voulait conserver le Café des Mille colonnes, il avait intérêt à témoigner dans le sens qu’on lui indiquerait.
– Vous saviez…
C’est Corinne qui avait parlé d’une voix presque inaudible.
Gisquet leva les yeux vers elle.
– Pardon ?
– La police s’est présentée chez Boireau quelques heures avant l’attentat. Vous saviez…
Comme le préfet arpentait le bureau sans répondre, Corinne poursuivit :
– Vous saviez depuis longtemps que Boireau était impliqué. Peut-être même connaissiez-vous l’identité de ses complices. Et vous n’avez rien fait pour les arrêter. Vous êtes fini, Monsieur le préfet.
Gisquet regarda le plafond.
– Pourquoi, Madame, si je savais depuis longtemps, comme vous dites, aurais-je envoyé la police chez Boireau mardi à la première heure ? Pourquoi aurais-je tenté de le saisir lui et pas les autres ?… Je vais vous le dire : j’ai été informé de ce projet d’attentat dans la nuit de lundi à mardi, par un commissaire lui-même alerté par un garde national, père d’un jeune homme avec qui Boireau avait un peu trop parlé. L’information qu’il me délivra était qu’une machine infernale devait exploser sur le passage du roi à hauteur du théâtre de l’Ambigu, boulevard Saint-Martin. J’ai aussitôt fait fouiller toutes les caves aux alentours du théâtre qui pouvaient receler une machine prête à exploser, sans succès. Je n’ai pu obtenir l’adresse de Boireau qu’au petit matin et j’ai aussitôt envoyé des agents à son domicile, mais il s’était déjà envolé. J’ai fait interroger les habitants de son immeuble sans succès.
– Vous auriez dû avertir le roi pour qu’il n’aille pas jusqu’aux boulevards et vous ne l’avez pas fait(2), dit simplement Corinne.
Cette fois, Gisquet ne répondit pas.
– Monsieur le préfet, reprit Fortuné après un moment, nous allons accepter le marché que vous proposez. Nous nous tairons car notre témoignage n’aurait guère de poids devant un tribunal, comparé aux vôtres. Mais je suis confiant que le procès du ou des conspirateurs mettra en évidence les responsabilités des vrais coupables, et non de ceux que vous souhaitez voir condamnés. Je crois encore en notre justice, même si vous nous confirmez qu’on ne peut plus croire dans notre police.
Gisquet fit le tour de son bureau pour se planter devant Fortuné :
– Une fois encore, je préfère oublier ce que vous venez de dire et m’en tenir aux termes de notre accord. Avant de vous quitter, je voudrais faire une proposition à celui d’entre vous qui s’est montré le plus téméraire dans cette affaire. M. Bonnefoy, vous avez fait preuve d’une intelligence et d’un sang froid remarquables. Lorsque vous serez remis de vos blessures, je serai honoré que vous acceptiez de faire partie du corps d’élite des agents de la Préfecture. Resterait à régler la question de votre identité. Le cadavre qui porte votre nom se trouve toujours à la morgue et devrait être enterré dans les 48 heures.
Théodore ne prit la peine ni de répondre, ni de regarder le préfet. Cette offre était une grossière tentative d’acheter son silence ainsi que celui de ses camarades.
– Bien…, conclut Gisquet. De toute façon, je ne m’attendais pas à une réponse immédiate. Mais c’est une offre sérieuse, M. Bonnefoy, réfléchissez-y !
Deux minutes plus tard, les trois amis se retrouvaient dans la rue de Jérusalem, assez secoués par cette entrevue avec l’un des personnages les plus puissants du pays. Ils convinrent de se revoir le surlendemain avec Héloïse chez Corinne, afin de décider ensemble ce qu’il convenait de faire.

Le sang répandu hier sur le boulevard du Temple et la mort qui avait fauché aveuglément enfants, femmes et hommes, continuaient à hanter l’esprit de Fortuné.
Ces journées avaient changé sa vie.
Pour achever sa transformation, il trouverait le temps, demain, de passer chez Héloïse et de l’inviter à dîner à la Grande Chaumière.

(1) : Authentique.

(2) : Exact.