Le Mount, mardi 27 novembre soir
Après le souper, Charles Darwin, Julian et moi nous retirâmes dans le salon. Le docteur Darwin et ses filles étaient partis se coucher, après que je les ai remerciés pour leur accueil et assurés que la lumière serait bientôt faite sur la mort d’Edmond Riley.
Le feu crépitait dans l’âtre et apportait une chaleur bienveillante. Mais l’inquiétude qui avait pris possession de toute la maison était elle aussi très présente.
Nous sortîmes nos pipes, les bourrâmes de tabac et les allumâment en embrasant des brindilles dans la cheminée. Nous restions tous trois debout à méditer, le regard perdu dans les flammes.
Puis, sentant Darwin désireux de ne pas perdre de temps, je repris mon interrogatoire :
– Est-ce le seul jour où vous vous êtes disputé avec Edmond Riley à l’Athenaeum Club ?
– Oui.
– Y a-t-il eu des témoins ?
– Oui : la première fois en fin d’après-midi dans la Morning Room et la seconde fois après le dîner, dans la bibliothèque où l’on a retrouvé le corps. Vous savez, l’Athenaeum est un lieu où l’on ne se parle guère en dehors des repas ou des rendez-vous, ou alors de manière très discrète. Alors quand Mr Riley s’en est pris à moi, vous imaginez…
Le moment me sembla venu pour un exercice périlleux. Je priai Charles Darwin et Julian de s’asseoir et m’adressais au premier :
– Je vais vous demander un effort, malgré l’heure tardive. Seriez-vous d’accord de vous remémorer le plus précisément possible ces deux disputes ?
– Je l’ai déjà fait maintes fois, mais je n’en ai tiré aucun indice.
– Si vous permettez, insistai-je, nous allons tenter une expérience qui nécessite un peu de concentration. J’imagine qu’avec vos capacités d’observation et de mémorisation, vous y parviendrez aisément.
– Allons-y, dit Charles Darwin d’une voix hésitante.
– Bien… Fermez les yeux s’il vous plaît… Vous allez essayer de revoir votre soirée, comme si vous la reviviez minute après minute…
Darwin me jeta un regard peu assuré avant d’abaisser ses paupières.
– À quelle heure êtes-vous arrivé au Club le 21 novembre ?
– Vers cinq heures de l’après-midi, comme d’habitude après une journée normale de travail.
– À quoi aviez-vous consacré cette journée ?
– À mon ordinaire à la Société de géologie : traitement du courrier, rencontre avec des membres du Conseil… Je ne sais plus précisément.
– Où se trouve la Société de géologie ?
– Dans Somerset House, face à la Tamise.
– Comment vous êtes-vous rendu au Club ?
– À pied. Ce n’est pas très loin et cette marche est bénéfique à ma santé.
– Quel temps faisait-il lorsque vous êtes arrivé ?
Darwin hésita quelques secondes :
– Sombre, froid et humide, je suppose.
– Je vous remercie pour ces premières réponses. Merci de décrire ce que vous avez fait, depuis votre entrée dans l’Athenaeum jusqu’à la fin de votre première entrevue avec Mr Riley.
– Vous ne posez plus de questions ?
– Pas pour le moment… Faites comme si vous entriez au Club ce soir-là et comme si vous vous racontiez la suite à vous-même.
– Bien…
Darwin resta quelques instants concentré.
– En m’approchant du bâtiment, j’admirai comme à chaque fois la frise extérieure dessinée par mon oncle Josiah Wedgwood, même si je ne pouvais que la deviner dans l’ombre. Je me sentais un peu pénétrer chez moi. Excusez-moi, ça semble puéril, mais…
Je n’intervins pas.
– Hum… À l’intérieur, je salue comme à l’accoutumée le majordome et je me laisse saisir par la magnificence du lieu, tout en regardant si des membres que je connais discutent dans l’entrée… Je n’aperçois personne de ma connaissance et je me dirige à droite vers la Morning Room. Comme souvent à cette heure-ci de la journée, mon esprit s’évade vers des pensées qui m’ont déjà occupé pendant ma marche. Je réfléchis à mes travaux d’écriture et de publication. Je suis impatient que mon journal de voyage paraisse. Il est prêt pour l’impression depuis plusieurs mois. Je pense aux pages que j’ai relues ces derniers jours concernant les recherches zoologiques issues du voyage du Beagle. Je pénètre dans la Morning Room où j’ai hâte de lire les nouvelles du jour… Là encore, personne que je connaisse vraiment. Je vois dans un coin un parlementaire dont j’ai oublié le nom occupé à lire The Times et je m’étonne à nouveau d’avoir mes entrées dans ce lieu si prestigieux.
Darwin était passé au présent. Mais les images qu’il évoquait restaient assez convenues et sans grande surprise. Son intelligence gardait encore le contrôle de son esprit. Mais sa mémoire sensible parviendrait-elle à percer la couche qui protégeait peut-être certains souvenirs enfouis ?
Il prenait son temps et faisait des pauses.
– Je m’installe. Un garçon m’apporte des rafraîchissements. Je lis dans le Morning Chronicle les dernières nouvelles des débats à la Chambre. Peu à peu, sans tourner la tête, je sens la présence de membres du Club qui circulent, s’assoient ou quittent la pièce.
Il s’arrêta. Je crus qu’il était en train de s’endormir. Julian et moi nous regardâmes en silence. Charles Darwin se reprit :
– Je devine la silhouette d’un homme qui se pose dans un fauteuil voisin. Je lève les yeux. C’est Riley. Il me regarde fixement. Je pressens que quelque chose le préoccupe. Il ne me dit pas bonjour. Je ne sais que faire. Je le salue, il me répond sèchement. Je reprends la lecture du Chronicle.
Trente secondes s’écoulèrent. Darwin restait les yeux fermés, concentré. Ses lèvres se pressèrent légèrement.
– Lorsque je relève les yeux, mon regard croise à nouveau le sien. Je lui demande si je peux lui être d’une aide quelconque. Il m’interroge au sujet de mon livre à paraître et souhaite savoir quand l’édition en est prévue. Je l’informe qu’elle devrait avoir lieu avant l’été prochain, avec celle du récit du capitaine FitzRoy. Il ne dit mot. Me sentant mal à l’aise, je me lève et m’apprête à lui demander de m’excuser, quand il m’intime de me rasseoir. Il m’interroge encore sur mes écrits et je lui explique que je travaille aussi à la publication des observations géologiques faites pendant mon voyage. Il m’accuse à voix basse de rechercher la célébrité au détriment de la rigueur scientifique, d’être prêt à tout pour atteindre la renommée. D’une voix que je contrôle avec peine, je lui demande à quelle fin il me dénigre de la sorte. Il me répond d’une voix plus forte qu’il serait honorable de ma part de repousser ces projets de publication, de moins tirer la couverture à moi et de travailler davantage avec la Société de géologie, dont, il me rappelle, je ne suis que le secrétaire. Craignant de ne plus parvenir à me contrôler longtemps, je me lève et quitte la pièce.
– Y a-t-il quelqu’un d’autre que ces propos font réagir ?
Darwin fit un effort pour rester concentré. Il eut un geste étonnant. Les paupières toujours closes, il tourna la tête à gauche et à droite, comme s’il lançait un regard circulaire dans la Morning Room.
– Plusieurs membres du Club assistent à notre dialogue. Mais je ne saurais en identifier aucun précisément, d’autant plus que je quitte la pièce avec un violent sentiment d’irritation…
Il paraissait profondément désolé. L’exercice ne produisait jusqu’à présent aucun résultat tangible.
– Je vous remercie infiniment, Mr Darwin. Vous pouvez rouvrir les yeux. Nous allons nous arrêter là pour le moment.
Je ne voulais pas l’épuiser davantage, il l’était suffisamment comme cela. Mais il en décida autrement :
– Je suis prêt à poursuivre, dit-il. Allons jusqu’à la seconde rencontre avec Riley. Peut-être mes souvenirs seront-ils plus précis.
Tentait-il de se convaincre lui-même ?
Julian hocha la tête en signe d’assentiment.
– Très bien, répondis-je. Nous vous écoutons.
Charles Darwin se recala dans son fauteuil et ferma les yeux à nouveau. Je fis de même. Sa voix résonna entre les crépitements du feu.
– Je me demande un moment si je ne vais pas aller dîner ailleurs, puis je décide de ne pas changer mes habitudes. Je me rends dans la Coffee Room, de l’autre côté du hall d’entrée, pour y prendre mon souper. Je reste muré dans mes pensées, essayant de comprendre ce qui vient de se passer, sans réellement y parvenir. Je suis à la fois sûr de moi et inquiet, car Edmond Riley est une personne respectée à la Société de géologie et dans d’autres cercles. Je ne parle avec personne et monte ensuite à l’étage, dans la bibliothèque, où je trouve une table libre pour écrire à Emma, ma fiancée. Je m’y trouve souvent plus inspiré que chez moi, où toutes sortes de travaux m’accaparent. Je suis près de la cheminée et j’entends le bois craquer sous les flammes.
Il fit une longue pause.
– J’ai déjà noirci une feuille ou deux de nouvelles diverses quand j’aperçois Riley pénétrer dans la bibliothèque, la visiter du regard et venir vers moi. Mon sang se met à bouillir. D’un coup de coude maladroit, je renverse de l’encre sur le papier à lettre. Je n’ai pas l’intention de lui parler et je lui tourne le dos. Mais je n’ai pas le choix. Il me tape sur l’épaule et je ne peux que me retourner.
Charles Darwin prit à nouveau quelques secondes pour se remémorer les événements le plus fidèlement possible.
– J’ai l’espoir fugace et vite déçu qu’il veut s’excuser. Mais il me dit : « je vous demande une dernière fois de renoncer à vos projets. »
Julian et moi sursautâmes. C’était comme si Edmond Riley avait eu l’intuition qu’il ne reparlerait plus jamais à Charles Darwin. Celui-ci poursuivait :
– Je fais un effort extraordinaire pour ne pas lui répondre et pour ne pas faire un geste que je regretterais plus tard. Je lui tourne à nouveau le dos et me remets à écrire. Il reste planté là quelques secondes puis fait demi-tour. De la porte, il me lance : « je vais vous faire chasser de la Société de géologie ! » et sort de la bibliothèque. Les autres membres du Club qui sont là me regardent avec étonnement. Je n’ai plus l’esprit à écrire. Je me lève et quitte le Club pour rejoindre mon domicile.
Une minute s’écoula. Darwin n’avait manifestement plus rien à raconter. Mais il ne rouvrait pas les yeux pour autant. Que se passait-il ?
– Riley, lui, n’a pas quitté le Club, finit-il par articuler lentement. Il a laissé sur le bureau un petit sac en cuir. J’aurais dû m’en souvenir plus tôt, j’aurais dû…
Il ouvrit les yeux.
– … J’aurais dû en parler à la police.
Julian prit la parole :
– Vous voulez dire que vous ne vous souvenez que maintenant de ce petit sac en cuir ?
– Oui, je le vois… Je l’avais complètement oublié. Je n’ai pas vu Riley le poser sur le bureau, mais c’est bien lui qui l’a fait quand il me parlait, car lorsque j’ai soulevé le sous-main pour replacer le papier à lettres, j’ai dû déplacer ce sac qui reposait dessus. C’est l’exercice que vous venez de me faire faire qui m’a permis de revoir ce sac.
Nous nous regardâmes tous les trois. Comme quoi nos sens entretenaient une mémoire bien à eux, qu’il s’agissait de savoir raviver. Toutefois, je ne comprenais pas l’importance et le rôle que pouvait avoir cet objet :
– Savez-vous ce que ce sac contenait ? Pourquoi Mr Riley l’a-t-il laissé sur le bureau ?
– Je l’ignore, dit Darwin. Sans doute qu’il l’a simplement oublié dans l’énervement… Il est allé s’installer dans une autre pièce du Club et ne s’est pas inquiété outre mesure de ce sac.
Je lui demandai de le dessiner à la bonne échelle sur une feuille de papier, ainsi que d’écrire les noms des membres du Club qui avaient assisté à l’altercation dans la bibliothèque.
– Je vous encourage à parler de ce sac de cuir à la police. Cela les mettra peut-être sur une piste… Et à quelle heure avez-vous rejoint votre appartement ?
– J’ai quitté l’Athenaeum vers huit heures. Il y avait encore pas mal de monde au rez-de-chaussée qui sortait de la Coffee Room pour se rendre dans les autres pièces du Club ou rentrer chez soi. J’ai interrogé le personnel – et la police aussi l’a fait –, mais personne ne se souvient de m’avoir vu partir. Les membres dont je viens de vous écrire les noms se rappellent bien, eux, que j’ai quitté la bibliothèque à ce moment-là. Ils l’ont confirmé à la police. Toujours selon la police, Edmond Riley n’aurait parlé à personne après notre dispute. Il serait revenu plus tard à la bibliothèque, peut-être pour rechercher son sac ou pour lire… jusqu’à ce qu’on le retrouve mort en fin de soirée.
Julian dit :
– Un témoin a confirmé que Charles était à son domicile, Great Marlborough Street, vers huit heures trente : Syms Covington, son assistant, qui habite chez lui.
Je notai cette information précieuse et questionnai Darwin à nouveau :
– Pensez-vous qu’Edmond Riley vous aurait fait chasser de la Société de géologie ?
Pour la première fois, j’entendis le rire de Charles Darwin.
– Certainement pas ! Il aurait attaqué ma réputation, sans doute – et il l’a peut-être déjà fait –, mais le Conseil de la Société m’aurait défendu. Il ne se laisse pas influencer par des rumeurs ou des procès d’intention et connaît mon honnêteté et ma rigueur scientifique.
Mais depuis qu’il était au centre d’une sombre histoire de meurtre à l’Athenaeum Club, l’avis du Conseil allait peut-être évoluer…
Il était tard. Julian et moi étions arrivés au Mount cinq heures plus tôt, déjà bien éreintés par notre voyage depuis Londres. Maintenant, manque de repos et tensions accumulées me rendaient difficilement capable de poursuivre la discussion plus longtemps. Un bon lit me ferait du bien.
Nous nous mîmes d’accord pour notre départ demain matin. Les bagages de Darwin étaient déjà prêts et nous pourrions prendre la route assez tôt.
Il se leva de son siège, se toucha soudain le front en fermant les yeux et tomba à la renverse.
C’était un étourdissement. Sans doute, dans son état de fatigue général, s’était-il redressé trop rapidement. Il ne perdit pas vraiment connaissance, mais dut attendre un moment et une lampée d’alcool avant de se relever. Il s’excusa et expliqua que ces moments d’épuisement l’assaillaient fréquemment. Ses médecins n’en voyaient d’autre cause que le trop grand labeur qu’il s’imposait. À cela s’ajoutaient bien sûr le manque de sommeil et les angoisses de ces derniers jours. Je lui souhaitais néanmoins une bonne nuit, même si elle serait courte.
Alors que nous montions à nos chambres, je demandai discrètement à Julian :
– Pouvez-vous m’éclairer sur le différend qui opposait Edmond Riley à Charles Darwin ?
– Je n’en connais que la surface. Ce que j’en sais par Darwin, c’est que l’étude des spécimens rapportés de son voyage le conduit à considérer la question des espèces sous un nouveau jour.
– Vous parlez des espèces animales et végétales ?
– Tout à fait. Je ne peux vous en dire beaucoup plus. Je ne suis pas expert dans ces questions et je ne voudrais pas parler à sa place. Une chose est sûre : il supporte de plus en plus difficilement l’autorité – et, dit-il, la médiocrité intellectuelle – des membres de la Société de géologie.
– Ah, me contentai-je de dire.
Cela n’était pas pour me rassurer.
Ayant rejoint ma chambre, je m’attablais malgré l’heure tardive à un petit bureau en acajou avant de me coucher. Je sortis mon carnet non pour y noter des réflexions, mais pour dessiner un schéma.