Je proposai que nous nous installions un instant dans l’auberge la plus proche. J’avais besoin d’écrire les principaux éléments que nous avions en notre possession, pour tester avec Darwin et Julian leur plus ou moins grande cohérence. L’information que nous venions d’apprendre concernait la phtisie d’Edmond Riley. N’avait-elle réellement aucun lien avec le reste, comme le pensait l’inspecteur Pemberton ?

Nous trouvâmes au sortir de la rue un petit pub dans lequel les uniformes bleus ne se comptaient plus. Je fis demander une plume et de l’encre et ouvris mon carnet. Je dessinai au centre d’une page six cercles, en inscrivant dans chacun d’entre eux « salir Darwin », « bougie », « pas d’appel à l’aide », « phtisie », « agresseur et arme invisibles », « sang sur et sous la cire ». J’expliquai :
– Voici ce qui me semble être les principaux éléments du puzzle. Qu’en pensez-vous ? Si certains ne vous semblent pas si importants, nous pouvons faire une croix dessus. Voyez-vous d’autres éléments importants, ou secondaires, qui mériteraient de figurer également ? Ensuite, nous essaierons à nouveau d’imaginer des liens qui nous permettraient d’en associer certains.
– Avant de commencer, je me permets une question, dit Darwin. Pourquoi n’avez-vous pas parlé à l’inspecteur du sang trouvé sur et sous les gouttelettes de cire, sur la table de la réserve ?
– Je ne voulais pas lui asséner une déduction de plus qu’il n’avait pas faite lui-même. D’autant que cette bougie ne semble pas l’intriguer autant que nous. Attendons d’en reparler, nous aurons certainement d’autres occasions prochainement.
Julian se risqua le premier à l’exercice. Il pointa un index sur mon carnet :
– Comme éléments secondaires, je vois « mélancolie » – que j’associe à « phtisie » –, de même que « mariage d’Isabel ».
– Qu’entendez-vous par là ? interrogea Darwin.
– Je pense qu’Edmond Riley a fait en sorte que sa fille se marie avant qu’il ne décède. Il se savait proche de la mort et il voulait que tout soit réglé pour Isabel. J’écrirais également la phrase « je vous demande une dernière fois » comme élément secondaire relié à « phtisie ». Riley s’est sans doute dit qu’il ne reviendrait ni à l’Athenaeum, ni à la Société de géologie, étant donné son état de santé, et donc qu’il ne vous reverrait plus.
J’inscrivis au fur et à mesure ces trois nouveaux éléments, en les entourant d’un cercle en pointillé, les reliai au cercle « phtisie », et repris la parole :
– J’ajouterais une question que nous ne nous sommes pas posée jusqu’à présent : « pourquoi rester le dernier ? »
Je dessinai un nouveau cercle et écrivis cette phrase à l’intérieur.
– Mais bien sûr ! réagit Darwin. Pourquoi Riley est-il parmi les derniers à avoir quitté l’Athenaeum ce soir-là ? Il était malade, fatigué, en colère ; il semble n’avoir parlé à personne… Pourquoi rester si tard ?
– Justement pour ces raisons, peut-être, répondit Julian. Le Club était un lieu où il pouvait trouver repos et solitude…
– Non, dis-je. C’est chez lui et nulle part ailleurs qu’il pouvait trouver du repos, dans sa chambre ou son bureau. Il lui suffisait de faire appeler un cabriolet et en quelques minutes il y était. Non… Je ne comprends pas pourquoi il est resté si tard.
– Un excès de fatigue qui l’aurait immobilisé dans son fauteuil ? hasarda Julian.
– Ou bien son agresseur l’a obligé à rester jusque tard dans la soirée pour pouvoir commettre son crime en toute sécurité ? tenta encore Darwin.
– Ou bien… ou bien…
Une hypothèse nouvelle, un peu folle, prenait forme dans mon esprit. Je vérifiai avant de parler qu’elle était cohérente avec les sept cercles.
– … Ou bien il attendait que le Club se vide, pour gagner discrètement le sous-sol avec son agresseur… à qui il avait donné rendez-vous.
Julian pâlit, sa tête se tendit en avant et ses yeux s’agrandirent. Darwin, en revanche, ne bougea pas un cil.
– J’y pensais en vous écoutant, confia-t-il, devenant livide d’un coup. Mais je n’osais l’envisager… Riley serait venu ce jour-là à l’Athenaeum pour m’agresser publiquement et se faire égorger volontairement par une personne avec laquelle il avait passé un pacte sinistre ! D’un même coup, il ruinait ma réputation et mettait un terme à son martyr !
Je fus tellement surpris que j’en laissai tomber ma plume :
– Non, ce n’est pas ce que j’ai dit ! Vous allez plus loin que moi… J’imaginais seulement qu’il avait retrouvé volontairement son agresseur en fin de soirée, mais peut-être sans savoir qu’il allait être agressé, peut-être pour un motif que nous ignorons encore.
Je n’en revenais pas de ce que Darwin venait de dire :
– Vous y allez fort !
Julian, aussi impressionné que moi, relut les sept cercles :
•- Oui, mais tout correspond : « salir Darwin », « phtisie », « arme et agresseur invisibles », « pas d’appel à l’aide », « pourquoi rester le dernier ? », « bougie »… Il aura sans doute emporté la première bougie qu’il aura trouvée chez lui ou en chemin, même si elle était très grosse… Quant au « sang sur et sous la cire », cela s’expliquerait, comme l’avez dit, par un choc donné sur la bougie pendant l’égorgement, dans la panique ou la lutte désespérée qui l’a accompagné…
– Comment expliquez-vous alors « arme et agresseur invisibles » ? questionnai-je.
– L’agresseur a gardé la lame sur lui, dit Darwin. Il est resté caché quelque part jusqu’au matin, puis s’est glissé discrètement hors du Club, en se mêlant aux membres qui discutaient dans le hall d’entrée.
Son ton était triste. Je savais bien pourquoi.
– Si c’est cela la vérité, ajouta-t-il, nous ne retrouverons pas le meurtrier et je ne serai jamais vraiment innocenté aux yeux de la société… Et Riley aura réussi dans son dessein machiavélique.
Nous ne savions que dire. Autour de nous, des policiers échangeaient des nouvelles ou plaisantaient en buvant un verre. Plusieurs avaient déjà attaqué leur déjeuner.
– Vous devez avoir raison, dis-je après un long moment de réflexion. Si Riley et l’autre homme se sont retrouvés si tard à l’Athenaeum Club, il est possible que ce soit en effet pour commettre cet horrible forfait à l’écart de tous. Sinon, pourquoi attendre l’extrême fin de soirée ?
– Retournons parler à l’inspecteur Pemberton, proposa Darwin.
Il était toujours très pâle, certainement aussi effrayé par l’horreur de l’extrémité à laquelle Edmond Riley était parvenu, que par la perspective qu’il ne serait jamais entièrement lavé de tout soupçon et que sa carrière en serait entachée pour toujours.