Fortuné, l’esprit absorbé par la révélation d’Emily, n’avait pas pensé à demander aux Brontë l’adresse de Julian. Plutôt que de retourner frapper à leur porte, Héloïse et lui décidèrent de poser la question à Eileen. Dans la Main Street, rares étaient les pubs et boutiques ouverts. Ils passèrent devant The Old Hall inn qui semblait fermée elle aussi.
C’est le majordome qui leur ouvrit lorsqu’ils frappèrent à la porte de Woodlands. Eileen était sortie pour la matinée, de même que Mr Cockburn.
Il leur indiqua où logeait Julian : dans un petit appartement à l’étage de la fabrique, auquel on accédait par un escalier à l’arrière. Fortuné avait déjà remercié le majordome quand il se ravisa soudain :
– Excusez-moi…, dit-il en revenant sur ses pas. Étiez-vous ici le jour de la mort de Mr Marston Cockburn ?
L’homme ne cacha pas son étonnement, mais répondit simplement :
– Non, monsieur. Je suis arrivé ici la semaine qui a suivi son décès. La personne qui me précédait a décidé de partir quelques jours après ce triste événement.
Étonné lui aussi par cette réponse, Fortuné ne sut quoi dire de plus. Il demanda au majordome du papier, de l’encre et deux enveloppes, écrivit une courte lettre à l’intention d’Eileen et une autre pour son oncle, puis Héloïse et lui reprirent leur marche vers Bridgehouse Mill.
– Dommage, dit-il. J’aurais bien aimé connaître sa version du soi-disant suicide.
– C’est cohérent, commenta Héloïse. Si l’ancien majordome sait ce qui s’est passé ce jour-là, il n’est pas surprenant qu’il ne soit plus là aujourd’hui pour en témoigner… Qu’il ait décidé de partir de lui-même, ou qu’Eileen et son oncle aient trouvé des arguments pour le motiver, peu importe. Le résultat est qu’il a disparu et qu’il sera certainement difficile à trouver.
L’escalier qui conduisait à l’appartement de Julian au dernier étage de la fabrique ne menait nulle part ailleurs. Il était à l’abri des visites importunes.
De deux choses l’une. S’il n’était pas informé de la menace pesant sur lui, il n’y avait aucune raison pour qu’il soit lié à la disparition de John Thomas. En revanche, s’il en avait été informé avant jeudi soir (mais comment l’aurait-il été ?), sa situation devenait plus délicate.
Il fut surpris de les trouver à sa porte, mais compris tout de suite qu’ils devaient avoir une bonne raison d’être là et les fit entrer. Son intérieur était petit, encore peu chauffé par un poêle qui n’avait apparemment été allumé que peu de temps auparavant.
– Veuillez m’excuser, dit-il. J’étais hier soir avec des amis et je suis rentré assez tard… plutôt assez tôt ce matin.
– C’est nous qui vous prions de nous excuser, dit Fortuné. Nous voulions absolument vous parler aujourd’hui. Nous sommes désolés de vous déranger chez vous…
– Je ne doute pas que votre présence ait un motif sérieux… Installez-vous, je prépare du café.
– Et d’abord, continua Héloïse, comment allez-vous depuis que nous nous sommes vus avant-hier ? Avez-vous des nouvelles de Mr Murgatroyd ?
– Je vais bien, merci. J’ai croisé Mr Murgatroyd qui interrogeait avant-hier et hier des ouvriers et des voisins de la fabrique. Il a reparlé à Mr Cockburn, mais pas à moi.
– Vous n’avez donc aucune nouvelle de John Thomas ?
– Non.
– Eh bien, nous en avons, nous…
– !…
Fortuné tendit à Julian le mot adressé au « Frenchman ».
– Pensez-vous comme nous qu’il s’agit de Thomas ? questionna Fortuné.
– C’est très probable. Comment est-il arrivé jusqu’à vous ?
– Il a été déposé jeudi à la Black Bull inn. Nous ne l’avons eu qu’hier soir. Vendredi et hier, nous étions à York. Le patron a pensé que le Frenchman était moi, alors que c’était vous.
– Cela nous rassure d’une certaine façon, ne put s’empêcher d’ajouter Héloïse. Si ce mot vous était parvenu avant la disparition de Thomas, il pouvait constituer un motif d’accusation qui vous mettait en cause.
Julian servit le café.
– En réalité, je connaissais les intentions de Thomas, dit Julian.
– Quoi ! Vous saviez qu’il voulait vous faire chanter ? s’étrangla presque Fortuné.
– Oui. Vendredi matin à la fabrique, je ne vous ai pas tout raconté, j’étais encore sous le choc… Je vais vous dire ce qui est arrivé jeudi soir. Mais pour que vous compreniez, je dois remonter plus tôt. La veille, Mr Cockburn m’a appris que John Thomas venait de lui révéler que j’avais travaillé à New Lanark.
– Comment Thomas l’a-t-il su ? demanda Héloïse.
– Mr Cockburn le lui a demandé. C’est par un ami ouvrier à New Lanark depuis plus de quinze ans et qui était de passage à Haworth en novembre… Comme je vous en avais fait part, j’en avais moi-même parlé à Mr Cockburn. Il a joué celui qui était surpris, alors qu’il ne l’était nullement. Mais il a déclaré à Thomas qu’il avait confiance en moi et qu’il me conserverait à mon poste. Thomas a alors menacé de répandre ces informations partout à Haworth et de proclamer que Bridgehouse Mill était dirigée par des Oweniens. Mr Cockburn l’a envoyé paître en lui disant qu’il ferait rire toute la ville avec de telles balivernes qui n’auraient pour résultat que le fait qu’il serait chassé de la fabrique, ainsi que son fils. C’est sans doute suite à cela qu’il a choisi de s’attaquer à moi directement et qu’il a écrit ce mot.
– Mais comment pouvait-il penser que vous n’en devineriez pas l’auteur, alors qu’il pouvait se douter que Mr Cockburn vous en parlerait ?
– Il ne pensait pas forcément que Mr Cockburn m’en parlerait. Et il a sans doute voulu jouer le tout pour le tout, même si j’arrivais à l’identifier, répondit Julian.
– Qu’est ce qui est arrivé jeudi soir quand vous l’avez aperçu dans la rue ? questionna Héloïse.
– Quand je l’ai croisé en bas de Main street, j’ai voulu lui parler. Il a dû penser que j’avais lu son mot. C’était peu avant huit heures, il était pressé d’arriver à la fabrique avant la fermeture. Je suis monté avec lui dans la charrette et je lui ai expliqué que son chantage ne conduirait à rien. Je lui ai redit ce que Mr Cockburn lui avait dit : que ses élucubrations feraient rire tout Haworth, qu’il risquait sa place et celle de son fils, et que sa parole dans tout cela pèserait peu face à celle d’un directeur de fabrique.
Héloïse et Fortuné attendaient la suite avec une grande inquiétude.
– Il avait pas mal bu, poursuivit Julian. Il s’est excité. Sur le pont, je suis descendu de la charrette pour éviter de recevoir des coups. Je ne voulais pas me battre. De plus, avec ma jambe blessée et sur les pavés verglacés, je n’étais pas très sûr de moi.
– Quelqu’un a t-il été témoin de votre altercation ?
– Je n’ai vu personne à ce moment-là. Thomas est descendu de sa charrette. Il a couru vers moi, a glissé sur le pavé et est passé par-dessus le parapet. Je me suis penché pour essayer de voir quelque chose, mais je n’ai rien vu ni entendu. Des gens s’approchaient. J’ai pris peur. J’ai claqué la fesse du cheval pour qu’il termine sa route jusqu’à la fabrique. Je me suis vite éloigné et je vous ai rejoints à la White Lion inn.
Fortuné insista :
– N’avez-vous pas vu John Thomas dans la rivière ?
– Non. L’obscurité était trop forte. Le courant était très rapide. J’espère qu’il s’en est tiré. Je ne l’ai pas entendu appeler à l’aide. Je ne pouvais pas descendre à la rivière sans lanterne et sans être aperçu par des passants. Si on me voyait là-bas et si Thomas était retrouvé mort, les faits étaient contre moi et personne ne m’aurait défendu. Mieux valait que je disparaisse au plus vite moi aussi.
Héloïse et Fortuné se demandèrent ce qu’ils auraient fait à sa place.
– Ainsi, votre accès de nervosité à votre arrivée à la White Lion inn n’était pas due à ma présence, mais à cet incident avec John Thomas ? demanda malicieusement Héloïse.
Julian jugea plus sage de ne pas répondre.
– Pourquoi n’avez-vous pas raconté cela à Mr Cockburn et au constable ? questionna Fortuné.
– Je l’ai dit le lendemain matin à Mr Cockburn. Il m’a conseillé de n’en parler à personne en attendant que l’on retrouve Thomas vivant ou mort.
– Pensez-vous réellement qu’il ait pu s’en sortir ?
– Ce n’est pas impossible. La rivière fait un coude après le pont, quelques dizaines de mètres après la grande roue de Bridgehouse Mill. Cet automne, un enfant est tombé du pont et on l’a repêché sur la rive dans ce coude. Une autre possibilité est que Thomas ait été entraîné vers la fabrique et qu’il se soit accroché aux pales de la roue.
– Si c’est le cas, poursuivit Héloïse, pourquoi n’a-t-il pas réapparu depuis ? Pourquoi laisser sa famille sans nouvelles ?
– Je ne sais pas… Peut-être le temps de retrouver des forces ?
– Et, ajouta Fortuné, rien ne dit qu’il n’est pas en ce moment caché chez lui ou chez un ami… Ou peut-être son corps flotte-t-il déjà à plusieurs kilomètres d’ici…
Après une pause, il soupira :
– Pourquoi, quand vous nous avez retrouvés à la White Lion inn, ne pas nous en avoir parlé ? Il était peut-être encore temps de…
Julian prit le temps de répondre :
– Oui, j’aurais sans doute dû… Tout s’est passé très vite…
– Vous pouvez encore en parler au constable, dit Fortuné. Il n’est jamais trop tard, réfléchissez.
– Je vais y réfléchir, promis Julian.
Ne voyant pas comment aller plus loin, Héloïse et Fortuné le quittèrent en lui faisant promettre qu’il viendrait bientôt à Paris. Ils espéraient avoir des nouvelles de John Thomas une fois regagné le continent.