En début d’après-midi du 1er janvier, Héloïse, Fortuné, Charlotte et Anne Brontë quittèrent Haworth pour Mirfield, ville dont dépendait le hameau de Roe Head, où se situait l’école des sœurs Wooler. La distance n’était que de vingt miles. Le soleil apparaissait et disparaissait derrière les nuages, poussés par un vent vif.

Trois années seulement séparaient la professeure de l’élève, et aussi quelques petits signes extérieurs. Charlotte avait un air sérieux, faisant comprendre à quiconque voudrait l’aborder qu’il lui faudrait une bonne raison. Anne, au contraire, avait une apparence plus espiègle, moins renfermée, qui montrait qu’elle n’avait pas renoncé à apprécier la vie.
– Je vous ai dit qu’Eileen était une des meilleures élèves de l’école, dit Charlotte Brontë dès qu’ils quittèrent Haworth. Mais il y a aussi Anne ! Juste avant Noël, elle a reçu de Miss Wooler un livre et une médaille en récompense de sa bonne conduite ! Je dirais même qu’elle se plaît là-bas plus que moi, n’est-ce pas, Anne ?
À la différence d’Emily, Anne n’hésitait pas à prendre la parole lorsqu’on la lui donnait :
– Ce n’est pas difficile ! répondit-elle. Tu es toujours soit trop sérieuse, soit perdue dans tes pensées ! Tu as le droit de prendre du bon temps et de rire avec nous, tu sais !
– C’est vrai, admit Charlotte Brontë en évitant de répondre directement. Nous passons de bonnes soirées avec Miss Wooler et ses sœurs. Elles savent raconter des histoires aux élèves. Elles me font parfois penser à Tabby ! Mais elles ne sont pas aussi bonnes cuisinières…
Héloïse et Fortuné auraient aimé interroger les deux sœurs sur Glasstown, Angria et Gondal, mais Branwell le leur avait interdit.
Fortuné, de son côté, avait moins l’esprit à converser. Il voulait profiter de leur présence à Roe Head pour éclaircir définitivement les mystères qui entouraient Eileen, son père et son oncle. Il faisait défiler dans sa tête le plan échafaudé avec Héloïse et – pour une partie seulement – avec Charlotte Brontë à l’auberge, quelques instants avant leur départ.
À un moment, ils virent un panneau sur lequel était indiqué Huddersfield, la ville que Julian avait citée en évoquant le journal ouvrier interdit « Voice Of The West Riding ».
– Nous sommes dans le pays de Robin des Bois, dit Charlotte Brontë alors qu’ils approchaient de Mirfield.
Devant l’air surpris d’Héloïse et Fortuné qui n’avaient pas encore lu le Ivanhoe de Walter Scott, Miss Brontë retraça la légende de Robin des Bois, selon laquelle son corps reposait à l’ancien prieuré de Kirklees situé non loin.
Elle expliqua également pourquoi le pasteur Brontë avait choisi Roe Head pour l’éducation de ses filles. Les environs de Haworth ne manquaient pourtant pas d’internats plus proches : à Keighley, Bradford, Halifax… Ce n’était pas une question financière, car l’école de Margaret Wooler et de ses quatre sœurs n’était pas la plus abordable. La raison était plutôt que Patrick Brontë, quand il était pasteur à Dewsbury et Hartshead avant d’être nommé à Haworth, avait pu lors de ses tournées apprécier la qualité de l’emplacement de l’école, bien exposée et au grand air. Il connaissait aussi les riches parents de quelques élèves des sœurs Wooler, qui n’auraient jamais choisi une école au rabais pour leur progéniture. Celle de Roe Head n’était pas l’internat très dur de Cowan Bridge, où le pauvre Patrick Brontë avait commis l’erreur de sa vie d’envoyer en 1824 ses filles Maria, Elizabeth, Emily et Charlotte, les deux premières décédant quelques mois plus tard du régime trop strict qui leur avait été infligé.

La voiture pénétra dans le parc de l’école. Charlotte Brontë avertit le cocher qu’il ne fallait pas prendre le chemin qui paraissait le plus court vers la grande maison, mais qui présentait, caché par des buissons, un coude très serré et difficile à négocier, surtout par un temps pluvieux ou verglacé comme aujourd’hui. L’autre allée, plus sinueuse et plus longue, était aussi plus large et sans risques.
L’école était une immense bâtisse à deux étages, avec une façade aux formes arrondies et aux grandes fenêtres. Le tout respirait le confort et la robustesse.
Une petite femme forte vêtue d’une robe blanche leur ouvrit la porte. C’était Margaret Wooler. On aurait dit une abbesse à l’entrée de son couvent. Elle fut surprise de découvrir que deux inconnus accompagnaient Anne et Charlotte Brontë. Celle-ci s’excusa de ne pas l’avoir prévenue, en expliquant que la décision avait été prise au dernier moment, alors que les deux sœurs s’apprêtaient à monter dans la voiture en direction de Mirfield – ce qui ne correspondait pas tout à fait à la réalité.
D’apparence douce et gracieuse, Miss Wooler les conduisit tous quatre dans un grand salon qui était la pièce où élèves et enseignantes se retiraient le soir après le repas. Miss Wooler et Charlotte Brontë semblaient très heureuses de se revoir et on sentait une grande complicité entre elles.
Une sœur de Miss Wooler, Catherine, était installée à une table du salon, affairée à lire un gros ouvrage. Elle les salua de loin. Il devait y avoir plusieurs élèves dans la maison, retirées pour le moment dans leurs chambres. Les cours redémarraient seulement le lendemain et chacune profitait de ces derniers instants de liberté. Anne s’échappa discrètement pour retrouver ses amies.
Charlotte Brontë et Miss Wooler échangèrent des nouvelles de leurs vacances respectives. Puis Héloïse et Fortuné se présentèrent. Ils expliquèrent qu’ils étaient intéressés de mieux connaître l’école de Roe Head et sa directrice, dont les Brontë leur avaient beaucoup parlé. Miss Wooler leur décrivit les enseignements qu’elle, ses sœurs et Charlotte Brontë dispensaient, avec la volonté de s’adapter le plus possible à chaque élève, ce que la petite taille de l’école permettait, l’école n’accueillant qu’une dizaine de jeunes filles.

Héloïse et Fortuné évoquèrent également Eileen, au grand plaisir de Miss Wooler qui ne tarit pas d’éloges à son égard. Ils parlèrent aussi du « fantôme », ce qui fit lever les yeux de son livre à Catherine Wooler.
– Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de fantôme à Roe Head, dit Margaret Wooler avec un sourire. Même si, le soir, je raconte parfois des histoires de revenants à nos pensionnaires.
– Avez-vous une explication à ces mystérieux phénomènes d’il y a quelques mois ? demanda naïvement Héloïse.
– Vous savez, dit Miss Wooler, une grande maison comme celle-là attise toujours la curiosité de certaines élèves. À leur âge, on aime bien se faire peur et faire peur aux autres. Je crois que ce fameux « fantôme » n’est qu’une mise en scène dont les autrices sont quelques jeunes filles qui nous ont quittées l’été dernier, tout comme lui d’ailleurs.
– … Et comme Eileen ? interrogea Fortuné.
Miss Wooler ne sut quoi répondre. Charlotte Brontë enchaîna :
– Chère Margaret, vous connaissez Eileen aussi bien que moi. C’est une jeune femme remarquable, qui a connu une vie particulière dès son plus jeune âge. C’est aussi une jeune femme très mystérieuse, dont certains aspects de la vie recèlent quelques zones d’ombre. Au cours d’une visite impromptue à l’hôpital d’York où était soigné son père, nous avons appris une information qui nous a éclaircis sur l’identité probable de la personne qui a « hanté » plusieurs mois le second étage de votre maison. Il me semble que cela doit être porté à votre connaissance. Je… je vais laisser Mr Petitcolin poursuivre.
À l’autre bout du salon, Catherine Wooler était toujours plongée dans son gros livre. Soit elle était un peu sourde, soit elle écoutait attentivement en cachant bien son jeu.
– En effet, reprit Fortuné, nous avons rencontré un intendant de l’hôpital de La Retraite qui a connu Eileen et ses parents. Il nous a appris que le père d’Eileen avait quitté York l’été 1834, à peu près au moment où arrivaient ici sa fille… et le fantôme… Voyez-vous où nous voulons en venir, Miss Wooler ? Et le fantôme est reparti en même temps qu’Eileen, l’été dernier.
Le livre de Catherine Wooler lui échappa des mains et tomba. Sa sœur Margaret la regarda avec un sourire, puis répondit :
– Je vois très bien où vous voulez en venir… En vérité, ce que vous dites là n’est pas une surprise pour moi – ni pour mes sœurs, d’ailleurs… C’est nous qui avons autorisé Mr Cockburn à emménager dans l’école en même temps qu’Eileen. Nous pouvions difficilement refuser qu’un père dans une telle situation vive deux années séparé de sa fille. Il nous a semblé évident que c’était une bonne solution pour l’un et l’autre.
– Mais pour autant, commenta Héloïse, Eileen ne souhaitait pas exposer son père au contact de ses camarades. C’est pourquoi elle et vous avez préféré qu’il demeure au second étage, dans la plus grande discrétion.
– Vous avez tout compris, chère Madame.

La sonnette de la porte d’entrée retentit. Catherine Wooler se leva pour ne pas déranger sa sœur. Elle revint une minute plus tard avec une nouvelle visiteuse.
C’était Eileen Cockburn.
Des différentes personnes présentes, Margaret Wooler fut la plus surprise.
– Bonjour Miss Wooler, dit Eileen. Veuillez m’excuser de ne pas vous avoir prévenue de ma venue. J’ai appris par un mot trouvé à la maison que Miss Brontë et Mrs et Mr Petitcolin souhaitaient que je les retrouve ici en début d’après-midi.
– Vous êtes toujours bienvenue dans notre maison ! répondit Margaret Wooler. Nous ne nous sommes pas vues depuis l’enterrement de votre cher père… Comme vous êtes une belle jeune femme ! Nous parlions justement de vous…
Eileen salua Charlotte Brontë ainsi qu’Héloïse et Fortuné. Tous prirent place dans les confortables fauteuils du salon.
– Vous parliez de moi ?…
Tous se regardèrent quelques secondes avant que Charlotte Brontë ne se décide à dire :
– Mrs et Mr Petitcolin avaient une grande envie de connaître Miss Wooler, ses sœurs et leur école, et ils en ont profité pour nous accompagner aujourd’hui, Anne et moi. Et, bien sûr, nous n’avons pu nous empêcher de parler du fantôme.
Elle attendit que quelqu’un d’autre prit le relais.
– Ils ont compris, se contenta de dire Miss Wooler en adressant un doux sourire à Eileen.
– Ah, répondit-elle simplement, l’air gêné.
– Cela n’est pas bien grave et se serait sans doute su un jour ou l’autre…, se rassura Miss Wooler. Et si nous prenions le thé ?
Catherine se leva pour préparer le thé.
Eileen se tourna vers Charlotte Brontë :
– Je m’en veux de ne pas vous avoir mis dans la confidence, vous, une si proche amie… Comment avez-vous su ?
– Nous avons voulu visiter York. Ce que vous avez dit à nos amis français sur La Retraite et ses méthodes nouvelles a tellement piqué leur curiosité qu’ils ont voulu visiter l’hôpital.
– Oh, vous auriez dû m’en parler ! dit Eileen.
– Nous avions évoqué devant vous, à Woodlands, la possibilité d’une visite à York, intervint Héloïse. Vous souvenez-vous ? Mais c’est vrai que nous ne vous en avons pas reparlé ensuite.
– En réalité, nous ne l’avons décidé qu’une fois en route pour York, mentit Miss Brontë. Et à La Retraite, nous avons été accueillis par un intendant qui a bien connu votre famille. Il a expliqué à un détour de notre conversation que votre père avait quitté l’hôpital au moment où vous étiez devenue pensionnaire à Roe Head.

Eileen regardait le sol, comme passionnée par les motifs du grand tapis persan qui occupait une grande partie du salon.
– Tout cela restera entre nous, promit Margaret Wooler en regardant chaque personne présente dans le salon, y compris sa sœur qui déposait des biscuits sur une petite table.
Eileen ne demanda pas à Fortuné des précisions supplémentaires. Cela tombait bien, car il s’était levé et regardait depuis un moment à travers la fenêtre du salon qui donnait sur l’entrée de la propriété. Miss Wooler lui demanda s’il attendait quelqu’un ou avait besoin de quelque chose. Il répondit qu’il admirait le parc.
Catherine Wooler apporta le thé et se retira dans une autre pièce de la maison. Charlotte Brontë rassura Eileen en lui disant qu’elle comprenait bien la discrétion qui avait entouré la présence de son père. Elle lui dit même en riant qu’au bout du compte, elle aurait préféré l’existence d’un vrai fantôme à cette version des faits somme toute plus banale.
Pour Miss Brontë, la mission qu’elle, Héloïse et Fortuné s’étaient assignée cet après-midi était remplie. Mais pas pour ses deux amis français.
Il était peu après quatre heures trente de l’après-midi quand Fortuné aperçut dans le début d’obscurité une voiture remonter l’allée et se diriger vers l’entrée de la maison. Il esquissa un sourire et regagna son fauteuil.
Quelques secondes plus tard, quelqu’un frappait à la porte. Miss Wooler se leva pour ouvrir à… Mr Cockburn.
Elle parut étonnée, mais pas autant que Charlotte Brontë et Eileen, qui jeta un regard inquiet à son oncle puis à Héloïse et Fortuné.
– Mon oncle ! Mais que…
Ses yeux qui passaient d’un visage à l’autre disaient toute son incompréhension. Derwin Cockburn, lui aussi, ne cacha pas son saisissement de se trouver là face à une telle assemblée. Ses interlocuteurs remarquèrent le bandeau qui lui cachait un œil.
Miss Wooler, remise de sa surprise, articula :
– Mr Cockburn, soyez le bienvenu. Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de votre visite ?
Pour toute réponse, il tendit un papier sur lequel était écrit : « Cher Mr Cockburn, nous voulons vous parler du fantôme de Roe Head. Nous vous attendons cet après-midi pour le thé chez Miss Wooler. Signé : des personnes qui vous veulent du bien. »
Miss Wooler se retourna d’un air décontenancé vers Charlotte Brontë, Héloïse et Fortuné. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit.
Fortuné vint à son secours :
– Je suis l’auteur de ce mot, Mr Cockburn, et je suis désolé d’avoir employé ce procédé. Mais je ne voyais pas d’autre moyen de vous avoir avec nous aujourd’hui. Miss Wooler, Miss Brontë et Miss Eileen ignoraient votre venue. Je ne les ai pas mises dans la confidence.
– Mr Petitcolin…, commença Derwin Cockburn en retenant sa colère. Malgré l’estime que j’ai pour vous, je trouve votre procédé déplacé. Que voulez-vous ? Pourquoi me faire venir jusqu’ici ? Vous savez que je suis un homme très occupé. Je vois que ma nièce est ici également. Que fais-tu là, Eilenn ?
– Mon oncle, répondit celle-ci, je suis aussi surprise que vous. Mr Petitcolin m’a conviée sans plus d’explications… Mais… Pourquoi portez-vous un bandeau ?
Il ne répondit pas. Margaret Wooler invita tout le monde à s’asseoir et alla chercher une tasse pour Mr Cockburn. Instinctivement, Eileen se plaça près de son oncle qui expliqua qu’il s’était blessé ce matin en voulant réparer un métier à tisser à Bridgehouse Mill. Héloïse se retrouva de l’autre côté d’Eileen. Charlotte Brontë lui demanda discrètement ce qui se passait, mais elle ne lui répondit que par un silence gêné.

Tous les regards étaient tournés vers Fortuné. Il dévisagea tour à tour chacun des autres, comme pour se renforcer dans sa conviction et dans ce qu’il allait dire. Il avait répété plusieurs fois les phrases en anglais dans sa tête.
– Chère Eileen, cher Mr Cockburn, cher Miss Wooler, chère Miss Brontë… Ma femme et moi repartons demain à Paris.
Il n’était pas encore très habitué à dire « ma femme ». Cela lui semblait bizarrement plus facile en Anglais.
– Nous ne pouvions pas vous quitter sans vous faire part de réflexions qui nous sont apparues hier, à la lecture de ce carnet que je garde toujours avec moi.
Fortuné sortit un petit livret et le posa sur la table. Héloïse affichait un sourire un peu forcé.
– Ce faisant, nous pensons ne manquer de respect à personne. Mais ce sera à vous de nous le dire dans quelques minutes.

Pour ne pas se laisser distraire par les réactions de son public, Fortuné abaissa son regard sur le tapis persan. Eileen et Mr Cockburn ne touchaient pas à leur tasse de thé. Celle de Miss Brontë restait immobile, à mi-chemin entre la table et sa bouche. Seule Miss Wooler, en femme qui en avait vu d’autres, savourait son thé avec application, attendant la suite.
– Ce dont nous voulions vous parler avant notre départ, c’est de la disparition de Mr Marston Cockburn.
Eileen émit un petit râle. Son oncle lui prit la main. Fortuné continua :
– Plusieurs faits liés à sa disparition nous ont intrigués. Les circonstances de sa mort correspondent-elles tout à fait à celles d’un suicide par pendaison ? Si non, pourquoi et comment est-il mort ? Et pourquoi sa fille tient-elle si fort à cette version de la pendaison ?
Eileen émit à nouveau un drôle de son.
– Pourquoi votre majordome vous a-t-il quittés après cette disparition ? Quant à vous, Mr Cockburn, est-ce la mort de votre frère qui explique votre changement de caractère, comme plusieurs personnes le prétendent ? Comment Miss Cockburn peut-elle être aujourd’hui si proche d’un oncle dont elle a longtemps été éloignée auparavant ? Et aussi… Comment avez-vous su, Mr Cockburn, qu’il fallait emprunter le chemin le plus long, et non le plus direct, pour parvenir de l’entrée du parc jusqu’ici ?
Fortuné regardait le directeur de Bridgehouse Mill qui ne répondit pas, mais qui renforça sa pression sur la main d’Eileen en lui adressant un regard qui sembla la rassurer. Fortuné enchaîna :
– Miss Wooler et Eileen nous ont dit que vous n’étiez jamais venu ici. Et pourtant, à l’entrée de la propriété, vous avez choisi sans hésitation le chemin le moins évident, mais le plus sûr. Eileen ignorait que vous veniez aujourd’hui. Elle n’a donc pas pu vous prévenir à ce sujet… Connaissiez-vous déjà ces deux chemins, Mr Cockburn ?
Celui-ci restait silencieux. Il semblait moins en colère que quelques minutes auparavant. Cela encouragea Fortuné à poursuivre.
– Comment une jeune fille tellement attachée à son père, lui-même méprisé et mal-traité par son frère (même si ce dernier assurait financièrement les frais d’hospitalisation), a-t-elle pu se rapprocher si étroitement de son oncle en quelques jours ? Un tel deuil serait-il si rapide à faire ? De deux choses l’une : soit nous devons prêter à Eileen d’étranges intentions, soit – ce que je crois – ses intentions sont pures et naturelles.
Eileen respirait maintenant par saccades. Héloïse lui prit l’autre main. Mr Cockburn avait, lui, retrouvé de la sérénité et buvait son thé. Fortuné s’empara du carnet et l’ouvrit à une page qu’il avait cornée.
– J’ai relu hier ce que Julian nous a dit lors de notre première visite à Bridgehouse Mill en parlant de vous, Mr Cockburn : « Eileen est un peu sa fille adoptive ».
Miss Wooler ouvrit de grands yeux et s’écria :
– Oh !…
Charlotte Brontë ne comprenait pas ce qui se déroulait devant ses yeux. Elle demanda :
– Que voulez-vous dire, Mr Petitcolin ? Que se passe-t-il, Miss Wooler ?
– Accepteriez-vous d’enlever votre bandeau, Mr Cockburn ?
L’intéressé se débarrassa de son bandeau. Il ne dissimulait aucune blessure.
– Je ne comprends toujours pas, dit Charlotte Brontë.
Mr Cockburn plaça une main devant le bas de son visage et regarda Miss Wooler.
– Oui, c’est bien vous, dit-elle calmement.
Charlotte Brontë s’agita nerveusement et se leva pour faire quelques pas.
– Bien sûr que c’est Mr Cockburn, que racontez-vous, Miss Wooler ?
Comme celle-ci ne répondait pas, Fortuné se tourna vers Mr Cockburn :
– Accepteriez-vous, Mr Cockburn, de nous montrer votre chambre ?
Cette fois-ci, Miss Brontë comprit. Elle poussa simplement un « Ah ! ». Mais déjà, Marston Cockburn s’était levé et entraînait tout le monde à sa suite :
– Veuillez m’excuser, je me permets de vous précéder !
Un bandeau sur l’œil et une barbe avaient suffit pour tromper Margaret Wooler. Héloïse et Fortuné se rappelèrent que Charlotte Brontë, quant à elle, leur avait confié n’avoir jamais vu en vrai le père d’Eileen.
Tous se dirigèrent vers l’escalier, croisant deux élèves qu’ils saluèrent au passage. Tout en grimpant les marches, Charlotte Brontë dit à Héloïse :
– Vous aviez deviné cela et vous ne m’en avez rien dit ! Vous êtes de drôles de cachottiers !
– Nous ne voulions pas vous mettre en porte-à-faux par rapport à Eileen et son père, répondit Héloïse.
Au second étage, ils empruntèrent le couloir vers la gauche et pénétrèrent, au fond, dans une pièce éclairée par une grande fenêtre.
– Voilà où j’ai passé deux années parmi les plus heureuses de ma vie, choyé par ma fille et par Miss Wooler et ses sœurs.
La poussière avait repris possession du lieu. Le mobilier se composait d’une table, de trois chaises et d’un lit.
– Vous voyez bien ! dit Miss Wooler. Quand je vous disais qu’il n’y a jamais eu de fantôme à Roe Head !
Charlotte Brontë lui lança un regard de reproche. Miss Wooler devinait qu’Eileen n’était pas en état de parler et que son père ne souhaitait pas se lancer dans de longues explications. Elle poursuivit :
– Cette histoire de fantôme n’était pas prévue à l’origine. Elle a surgi lorsqu’une nuit, une élève qui dormait dans sa chambre en dessous a entendu grincer le parquet. Elle savait que le second étage n’était pas habité et elle est montée voir ce dont il s’agissait. Elle est arrivée devant cette porte au bas de laquelle elle a vu filtrer la lumière d’une chandelle. Elle a essayé de l’ouvrir, mais Mr Cockburn l’avait fermée à l’aide du loquet que vous voyez ici. Quand elle m’a alertée le lendemain, j’en ai fait part à Eileen et à son père et nous avons imaginé ensemble cette histoire de fantôme.
Un tapis courait le long du couloir, mais, bizarrement, pas dans cette pièce. C’est pourquoi les grincements s’entendaient surtout ici.
– Pour donner du crédit à cette histoire, continua Miss Wooler, il fallait qu’à quelques reprises, des élèves ou même Miss Brontë – veuillez accepter nos excuses, chère Charlotte – puissent entrer dans cette chambre après y avoir entendu des sons et la trouver vide. C’est ce qu’Eileen organisa à plusieurs reprises, accompagnée de différentes élèves. Ces fois-là, Mr Cockburn chuchota seul dans la chambre et sortit par la fenêtre, qu’une cordelette permettait de fermer et d’ouvrir de l’extérieur, et se cacha quelques instants accroché au mur, retenu par une grosse corde attachée à la cheminée en haut du toit. Quand nous avons estimé que la fable était suffisamment établie, j’ai interdit aux élèves de monter au second étage.
Eileen s’adressa à l’assemblée pour la première fois depuis que son père était apparu.
– Quelques-unes y sont retournées ensuite, dit-elle. Mais à chaque fois, elles m’ont demandé de les accompagner et elles m’ont prévenue à l’avance, si bien que j’ai pu prévenir mon père. De toute façon, il gardait son loquet fermé, ce qui évita des mauvaises surprises. À plusieurs reprises, je me trouvais dans la chambre à chuchoter avec lui quand nous avons vu la poignée tourner sans succès.
– Et si nous redescendions ? proposa Miss Wooler. Le salon est plus confortable !

De bonnes odeurs provenant de la cuisine vinrent à leur rencontre dans l’escalier. La préparation du dîner était en route. Dans le salon, des lampes à huile avaient été allumées.
– Raconte-leur, toi, dit Marston Cockburn à sa fille lorsqu’ils eurent regagné leurs fauteuils.
La fatigue et peut-être l’émotion – et peut-être encore l’envie d’entendre Eileen relater leur histoire – le poussèrent à se mettre en retrait.
– Si l’on veut commencer par le commencement, commença Eileen, il faut vous expliquer comment papa a peu à peu retrouvé la parole et l’écriture. Son travail a débuté avant ma naissance, quelques semaines après son arrivée à La Retraite. Quand maman lui a proposé de l’aider à réapprendre à lire et écrire, il a tout de suite dit oui.
– Pas tout de suite, corrigea-t-il. Je pensais que je n’y arriverais jamais… Mais Kathleen a su m’encourager et patienter. Elle m’a convaincu que je ne risquais rien à essayer… Elle m’apprit que plusieurs patients de La Retraite avait par le passé fait des progrès inespérés à force de travail et de volonté.
Eileen reprit le fil de son récit :
– L’énergie de papa s’est encore renforcée après ma naissance. Il voulait pouvoir parler avec nous. Il voulait être capable de travailler un jour avec mon oncle à Bridgehouse Mill. Il voulait pouvoir lire des livres et me raconter des histoires le soir pour m’endormir… Je suis née deux ans après son arrivée à La Retraite. J’apprenais bientôt, moi aussi, à parler, grâce à maman et toi.
– À moi, vraiment ? s’émut son père.
– Oui, tu sais bien… Le pasteur Brontë nous avait prêté un livre magnifique sur les oiseaux, l’Histoire des oiseaux de Grande-Bretagne. Il a rendu là un grand service à mon père qui s’est mis à copier les illustrations et les noms de chaque oiseau. Cela l’a aidé à retrouver le son des lettres. Il faisait chaque jour plusieurs heures d’écriture et de lecture. Il me demandait également de nommer des objets et il cherchait leur nom dans le dictionnaire. Il lui fallait parfois plusieurs jours pour le trouver. Au début, il s’énervait. Puis notre patience a renforcé la sienne. Ses progrès étaient lents, plus que les miens. Nous progressions tous les deux, chacun à notre rythme, à la grande joie de ma mère.
Catherine Wooler vint s’enquérir de savoir si les quatre hôtes de passage resteraient dîner. Ils répondirent oui d’un commun accord.
– Parle-leur de Mr Sowerberry, dit Marston Cockburn à sa fille.
– Ah oui… C’était un ancien tondeur de draps que l’apparition des machines textiles au début des années 1820 avait ruiné. Il avait sombré dans une mélancolie tellement profonde qu’il avait égorgé sa femme et ses enfants. Il avait tenté de s’égorger lui-même, mais un voisin l’avait sauvé in extremis. Cela n’avait fait qu’accroître son mal. Ses frères et sœurs l’avaient envoyé de force à La Retraite. Avec le temps, il reprit goût à la vie. Mais, pour les choses du quotidien, son esprit était définitivement parti ailleurs. Il s’était passionné pour les plantes et les animaux de la ferme de l’hôpital et se mit un jour en tête d’aider mon père à apprendre les noms d’oiseaux. C’est comme cela qu’ils sont devenus amis.
– C’est beaucoup lui qui… m’a appris tout le mal que le progrès des machines fait aux artisans du textile, dit Marston Cockburn.
– Oui, se souvint Eileen. Quand Mr Sowerberry racontait à papa les conditions auxquelles sa famille était réduite dans ses dernières années, je ne pouvais pas le supporter et m’éloignais le plus loin possible.
– Il avait construit toute sa vie autour de sa femme, pour sa femme. C’est pour elle… qu’il a travaillé jour et nuit jusqu’à sa ruine… Je comprenais d’autant mieux son désespoir… que c’est, moi aussi,… ma femme qui me retenait à la vie… et ma fille.
Mr Cockburn soupira en regardant le tapis. Eileen reprit sa narration :
– Notre seule crainte était que mon oncle cesse de régler les frais d’hospitalisation à La Retraite. Mais il savait que c’était le meilleur moyen d’être débarrassé de son frère, tout en passant pour un bienfaiteur.
Marston Cockburn se mit à rire :
– Il a même payé pendant les deux années où j’étais ici, à jouer le fantôme !
– Oui, ajouta Eileen. Entre l’été 1834 et celui de 1836, papa était donc ici avec moi, avec la bénédiction de Miss Wooler et de ses sœurs, que nous ne remercierons jamais assez. Nous avions informé La Retraite que, par générosité pour l’établissement, notre bienfaiteur continuerait de payer les frais d’hospitalisation, même si mon père n’y était plus. Pendant ces deux années, il a refusé toutes les demandes de visite qu’il a reçues. Ceux qui le connaissent ont ignoré qu’il avait quitté York. Heureusement qu’aucun visiteur n’est venu ici sans s’annoncer, le pot-aux-roses aurait été découvert !
– Vous habitiez auparavant avec votre oncle ? demanda Héloïse.
– Oui. En 1832, après le décès de son père, mon oncle a emménagé à Woodlands. Maman est décédée peu de temps après. Mon oncle m’a proposé de venir habiter avec lui à Woodlands. Il estimait que papa ne pouvait m’élever seul, et il avait raison. Mais il n’a jamais proposé à papa d’habiter avec nous. Il ne le voulait pas dans ses pattes.
– N’auriez-vous pas préféré tout de même rester avec votre père ? questionna naïvement Héloïse.
– Mon oncle ne nous a pas laissé le choix. Il aurait arrêté de payer La Retraite si j’avais refusé de venir à Woodlands. Je lui en veux encore de m’avoir arrachée à mon père au moment où disparaissait l’être auquel il tenait le plus au monde et qui avait tant donné pour lui.
Eileen fit une courte pause.
– Je n’ai jamais été heureuse pendant ces deux années à Woodlands. Mon oncle n’était agréable avec personne. Il n’était pas aimé par les ouvriers. Il passait son temps à dire du mal de papa et de tout le monde, et du bien que de lui-même.
La suite allait être plus difficile à raconter. Mais Eileen ne laissa pas cette charge à son père. Elle sollicita tout de même son avis d’un regard. Il l’assura d’un geste de la main qu’elle pouvait aller jusqu’à la fin de son récit.
– En juillet 1836, mon père et mon oncle se sont disputés à Woodlands. Après ses deux années à Roe Head avec moi, Papa ne voulait pas retourner seul à York. Ce soir là, il était venu demander à son frère de l’associer à la direction de la fabrique, à laquelle ils pouvaient prétendre tous les deux à égalité selon d’anciens vœux de mon grand-père auxquels il n’avait jamais renoncé, même après le terrible accident de papa. Mon oncle était loin de se douter que papa avait fait tous ces progrès ces dernières années. Il mesura en quelques secondes la menace qu’il représentait pour ses intérêts. Il a dit à mon père qu’il ferait sombrer la fabrique en moins d’un an. Ils n’avaient pas la même conception des affaires, de la conduite d’une entreprise, des relations avec les ouvriers… Mon oncle a tout de suite compris que papa, par la volonté incroyable dont il avait preuve depuis son accident, allait s’attirer la sympathie de beaucoup de monde à Haworth et que cela risquait de lui faire rapidement de l’ombre…
Eileen reprit à nouveau son souffle, cherchant ses mots.
– Cette première rencontre depuis des mois entre mon oncle et mon père a été très violente. Elle a aussi été la dernière. Mon oncle a rabaissé mon père devant moi, en disant que malgré ses années d’efforts pour réapprendre ce qu’il avait perdu, il restait incapable d’avoir une discussion normale de plus de cinq minutes. Au milieu de la discussion, mon oncle a eu une crise nerveuse et a agressé papa qui s’est défendu. Dans la lutte, le cou de mon oncle a heurté un meuble et il ne s’est pas relevé. Nous avons compris qu’il était mort.

Le visage de Marston Cockburn était impassible. Il savait que cette révélation pouvait le faire accuser de meurtre.
Fortuné comprit pourquoi le cadavre de Derwin Cockburn ne portait pas de trace de blessure. Il avait subi le « coup du lapin », ce choc brutal sur la nuque qui ne laisse pas de marque et peut conduire à la mort.
Après une profonde inspiration, Eileen reprit son récit.
– Nous avons déposé le corps de mon oncle sur son lit, puis nous sommes redescendus au salon. Le majordome est venu demander combien de personnes il devait prévoir pour dîner. Il ne voyait mon père que de dos et l’avait pris pour mon oncle. J’ai dit qu’il n’y aurait que deux personnes… : mon oncle et moi. J’ignore pourquoi j’ai répondu de cette façon. Peut-être était-ce la volonté que la mort ne perturbe pas tout de suite le quotidien de Woodlands, ou l’idée que mon père et moi avions besoin de quelques heures supplémentaires pour savoir comment réagir. Car si un proche de mon oncle l’avait confondu avec mon père, ne pouvait-on espérer entretenir cette confusion avec d’autres personnes…, avec tout le monde ?
Marston Cockburn se redressa :
– La conduite d’une entreprise… ne souffre pas de grandes ruptures. La mort de son directeur en aurait été… une majeure, qui risquait de briser la… confiance des clients et des banques dans Bridgehouse Mill. Ce soir-là, Eileen et moi avons décidé que mon frère continuerait de vivre et que c’est moi qui devais mourir… Si la vérité était connue, je risquais… d’être accusé d’avoir tué mon frère et de finir en prison. Je préfère le mensonge à me voir séparé… de ma fille.
– D’où la coupure dans le cou de votre frère, qui n’a pas saigné, dit Fortuné.
– Comment savez-vous cela ? demanda Marston Cockburn d’un air inquiet.
– Ne vous inquiétez pas, avoua Fortuné. Il se trouve que j’ai parlé avec Mr Murgatroyd, mais vous n’aurez aucune crainte à avoir avec lui… Votre frère portait la barbe, n’est-ce pas ?
– Oui… Une courte barbe. Le soir-même, j’ai laissé pousser la mienne. Le… Le jour de l’enterrement – c’était cinq jours plus tard –, elle ne pouvait guère tromper ceux… qui connaissaient bien Derwin, mais je gardais la tête baissée pendant toute la cérémonie, ne parlant à personne… Je… Je cachais le bas de mon visage dans une grande écharpe, comme… le pasteur Brontë. C’était quitte ou double. Si ma vraie identité était découverte, je risquais de… finir… en prison.
Voyant que son père commençait à fatiguer, Eileen prit le relais :
– Une fois rasé, le corps de mon oncle pouvait être confondu avec celui de mon père. Mon père a revêtu les habits de mon oncle, et nous avons vêtu mon oncle avec ceux de mon père. La confusion était troublante, même pour moi. Nous avons fait chercher le constable Murgatroyd et je lui raconté l’histoire du suicide par pendaison de mon père, prétendant que mon oncle était trop accablé par la peine pour pouvoir lui parler. J’ai pleuré ce qu’il fallait. Mais un geste maladroit de ma part avec le rasoir avait provoqué cette entaille dans le cou, que le constable a tout de suite vue. Les jours qui ont suivi ont été les pires de notre vie. Nous nous attendions chaque matin à voir débarquer le juge pour nous demander des explications ou nous convoquer au tribunal. Mais rien de cela ne s’est produit.
Fortuné ne voulut pas être rude en parlant en plus de l’absence de plaie qu’aurait laissée la corde sur le cou de Derwin Cockburn.
– Je ne comprends tout de même pas tout à fait, dit-il. Pourquoi avoir voulu faire passer cela pour une pendaison ? Pourquoi ne pas avoir simplement prétendu qu’il s’agissait d’un accident ?
– Oui, peut-être sommes-nous allés trop loin, répondit Eileen. J’ai aussi pensé – ce qui s’est révélé exact – que l’idée d’une pendaison tiendrait plus les gens à distance, qu’ils hésiteraient davantage à nous approcher.
Eileen sembla ne plus savoir que dire. Puis elle reprit :
– La chance que nous avons eue est que mon oncle n’avait pas d’amis proches qui auraient pu déceler ce changement d’identité. Même avec les ouvriers de la fabrique, il était distant. De toute façon, ils ne l’avaient pratiquement jamais vu et ils ignoraient son existence. Dès l’annonce du décès, mon rôle a été d’éloigner toute personne qui désirait approcher mon père de trop près. Notre prétexte était que la mort de son frère le bouleversait tellement que ses forces en avaient été profondément amoindries et qu’il lui faudrait du temps pour en regagner. Le jour de l’enterrement, nous avons inventé le récit du désespoir soudain de mon père qui, quittant le cadre protégé de l’hôpital de York, s’était pendu en comprenant qu’il ne pourrait jamais retrouver une place normale dans la famille.
Après la légende du fantôme de Roe Head, Fortuné et Héloïse se firent la réflexion qu’Eileen et son père n’étaient plus à une fable près.
Ils ne se permirent pas d’évoquer la scène dans l’église qu’Emily Brontë leur avait décrite. Mais elle devenait claire à présent : le père et sa fille, soulagés que l’enterrement se soit bien passé, s’étaient étreints à l’ombre des regards.
Fortuné demanda :
– Et votre majordome ?…
– Le soir même, répondit Eileen, nous lui avons dit la vérité : comment mon oncle avait agressé mon père, notre crainte que nous ne soyons pas crus et que le constable pense à un meurtre déguisé. Nous lui avons expliqué que nous allions maquiller l’accident en suicide et effectuer un changement d’identité. Là encore, notre chance a été que le majordome n’aimait pas mon oncle et qu’il accepte contre une somme d’argent de quitter Woodlands. Sa volonté était à la fois de ne pas nous trahir, mais de ne pas non plus être condamné comme complice si l’affaire tournait mal. Nous ne voulions pas qu’il soit interrogé par Mr Murgatroyd ou par le juge.
– N’est-ce pas terrible pour votre père et vous de devoir mentir à tout le monde depuis cet été ? interrogea Héloïse.

Eileen ferma les yeux. Sa fatigue était grande depuis l’été et particulièrement extrême ce soir à Roe Head, face à cet interrogatoire qu’elle n’avait pas anticipé et dont elle ne maîtrisait ni l’issue, ni les conséquences. Elle dit :
– J’ai vécu plusieurs mois avec mon oncle et je m’étais faite sans grande joie à l’idée de travailler avec lui pendant des années à la fabrique. Puis cet accident est survenu, et avec lui la perspective que je puisse seconder mon père à Bridgehouse Mill. Chaque matin, je me lève avec le plaisir que je n’aurais jamais osé espérer de savoir que mon père est heureux et que je suis avec lui. Ce bonheur a un prix que je suis prête à payer : protéger coûte que coûte le secret qui nous lie.
– Nous n’aimons… pas le mensonge, compléta Marston Cockburn avec peine. Mais… nous sommes… chaque jour… chaque seconde… sur nos gardes.
– Nous devons toujours tout anticiper, compléta Eileen. Votre première visite à Bridgehouse Mill, par exemple… Mon père a craint au dernier moment de n’être pas en état de vous parler. Nous avons inventé en catastrophe ce voyage impromptu à Halifax.
Comment peut-on vivre avec cette pression de tous les instants ? se demanda Héloïse.
– Que sait Julian ? questionna Fortuné.
– Rien de ce que nous venons de vous dire, répondit Eileen. Il est arrivé à la fabrique en septembre et n’avait jamais rencontré mon oncle auparavant. Il a tellement confiance en nous qu’il n’oserait jamais imaginer la vérité…
Puis elle prit un air préoccupé :
– Quand vous avez parlé à Mr Murgatroyd, était-ce à Bridgehouse Mill le matin qui a suivi la disparition de John Thomas ?
Fortuné fut obligé de répondre :
– Oui.
– Julian a t-il assisté à votre entretien avec Mr Murgatroyd ?
– Oui.
– Vous n’auriez pas dû, Mr Petitcolin.
Eileen étouffa un sanglot. Fortuné baissa la tête.
– Je vous prie de m’excuser, Miss Cockburn.
– Nous pouvons… faire confiance… à Julian, dit Mr Cockburn.
– Nous ne lui dirons rien, assura Fortuné. Et nous ne reparlerons pas à Mr Murgatroyd.
Il s’en voulait.

Héloïse et Fortuné n’allaient pas s’ériger en juges de la conduite d’Eileen et de son père – pas plus que Charlotte Brontë et Margaret Wooler.
Catherine Wooler vint les prévenir que le dîner était prêt. Ils gagnèrent le réfectoire où ils se rassemblèrent autour d’une table qui leur avait été réservée, tandis que Catherine Wooler partageait une autre table avec quatre jeunes filles – une partie des élèves habitaient Mirfield et n’étaient pas internes. Anne Brontë leur jeta des regards interrogateurs en apercevant Eileen et Mr Cockburn. Elle interrogea à voix basse sa sœur qui lui fournit une réponse de son cru. Elle ignorerait toute sa vie qu’elle avait dîné à côté du fantôme de Roe Head.
Marston Cockburn ne prit presque pas la parole, mais s’exprima par l’intermédiaire de sa fille en lui parlant à l’oreille. Il expliqua que l’enjeu ne consistait pas seulement pour eux à sauvegarder les apparences et leur sécurité. Il était également d’améliorer la condition des ouvriers de Bridgehouse Mill. Ils faisaient passer cette prétendue transformation de Derwin Cockburn comme une autre conséquence du bouleversement lié à la mort de son frère.
C’était le grand projet de Marston Cockburn que son frère avait essayé d’empêcher. Il savait bien que Julian avait travaillé à New Lanark et c’est pour cela qu’il l’avait choisi. Grâce à Julian, il savait aussi que Fortuné était sensible aux conditions de travail et d’existence des ouvriers, et c’est pourquoi il espérait pouvoir compter sur sa confiance et sa discrétion.
À la fin du dîner, Mr Cockburn fit comprendre qu’il aurait bien souhaité emmener Fortuné et Héloïse chez la famille d’un de ses employés afin qu’ils puissent voir de leurs yeux la vie pauvre qu’ils menaient. Mais il ne le pouvait pas. En revanche, si Héloïse et Fortuné le désiraient, il pouvait leur faire rencontrer le lendemain matin avant leur départ une personne qu’il n’avait pas vue depuis très longtemps. Eileen ne put dire de qui il s’agissait précisément. Héloïse et Fortuné ne refusèrent pas une si mystérieuse proposition, tout en s’assurant que cela ne prendrait pas trop de temps à Eileen et son père. Ce dernier répondit que Julian pourrait les remplacer le lendemain encore quelques heures de plus et que cette visite les marquerait tous.
Les sœurs Wooler avaient préparé des chambres au premier étage, car il était trop tard pour rentrer à Haworth. Ils partiraient le lendemain à la première heure.

Ils demandèrent et obtinrent la possibilité de passer la fin de soirée dans le salon à parler avec les deux sœurs Wooler et leurs élèves. À la lumière de la cheminée et des lampes à huile, Héloïse et Fortuné passèrent une heure très agréable à répondre à de nombreuses questions sur la vie à Paris, la manière dont les jeunes filles étaient éduquées en France, ce à quoi elles aspiraient, etc. Dehors, le vent faisait battre les volets. Héloïse surprit à deux ou trois reprises des regards appuyés que Charlotte Brontë lançait vers l’un ou l’autre adulte présent dans la pièce. Leur en voulait-elle d’avoir été écartée de certains secrets ? Était-elle en train d’imaginer une nouvelle aventure à Angria basée sur l’histoire d’Eileen et de son père ? Il faudrait dans ce cas qu’elle se garde de révéler leur secret à Branwell et à ses sœurs.
Héloïse se retint jusqu’à sa chambre d’adresser une blague stupide à Mr Cockburn, au sujet d’un fantôme hantant le second étage.
Une fois fermé sa porte, elle expliqua à Fortuné que Charlotte Brontë l’avait traité de « sly little fox(1) » quand ils étaient montés au second étage tout à l’heure.
– Elle n’a pas tort, conclut-il.

(1) : Cachottier. Littéralement : petit renard sournois.