Le bas soleil de cette matinée d’hiver éclairait de face la maison de pierre grise. Son toit de lourdes dalles destinées à résister au vent brillait sous les rayons, les derniers restes de neige tombée dans la nuit finissant de se transformer en eau. Derrière, on imaginait les landes qui couraient jusqu’au Lancashire, magnifiques à toutes les saisons de l’année y compris en hiver, quoique différemment.

En haut du perron, la porte s’ouvrit en grand et une petite femme d’une soixantaine d’années les accueillit chaleureusement :
– Bienvenue Julian ! Bienvenue à vos amis ! Entrez vite, le vent est froid !
C’était Elizabeth, la belle-sœur du pasteur.
La pièce de droite était le bureau de Patrick Brontë ; plus au fond, la cuisine, d’où s’échappaient de bonnes odeurs et des bruits de vaisselle. Ils furent introduits dans le salon, à gauche. Le pasteur Brontë abandonna son journal, posa ses lunettes et se leva pour les saluer à son tour :
– Madame, Monsieur, Julian, nous sommes heureux de vous recevoir.
Il avait une taille supérieure à la moyenne et un maintien encore droit. Son beau visage respirait la bonté et l’autorité. Un large foulard de soie blanc lui entourait le cou, depuis le haut de la poitrine jusque sous le menton, sans doute pour protéger ses bronches du froid.
Ils s’installèrent dans des fauteuils près de la cheminée. Les murs étaient d’une couleur presque blanche. La chaleur de l’âtre et du soleil qui traversait les fenêtres à croisillons luttait contre l’impression de froid augmentée par le sol de pierres nues, avec seulement un tapis au centre de la pièce qui supportait une belle table d’acajou.
La tante Elizabeth était allée chercher les enfants qui apparurent sur le seuil du salon. Devant son frère et ses deux autres sœurs, se tenait la plus petite de la fratrie, Charlotte. Ses mains et ses pieds étaient minuscules. D’abondants cheveux bruns malheureusement arrangés en boucles comme ses sœurs, un nez un peu fort et un regard intelligent et curieux, d’un brun profond, ornaient un visage sans beauté particulière. Elle était vêtue comme ses sœurs d’une façon simple, la robe de Charlotte paraissant particulièrement passée de mode. Leur préoccupation première n’était apparemment pas de se mettre en valeur et Héloïse en ressentit un certain malaise, elle qui était habituée à attirer le regard des hommes. Elle remarqua tout de suite que Branwell l’observait discrètement. Le jeune homme, le nez aquilin et le front haut comme son père, les cheveux roux en bataille, souriait en examinant les invités à travers ses petites lunettes, réjoui de revoir Julian et de rencontrer d’autres Français.
Les deux autres sœurs se tenaient en retrait. Emily, la plus grande des quatre, semblait sur la réserve. Ses yeux gris-bleu n’osaient se porter longtemps sur les nouveaux arrivants. Un chien du genre terrier se frottait à ses jambes. Anne, une main posée sur l’épaule d’Emily, les chevaux brun clair, les yeux tirant vers le violet, salua les invités d’un regard, mais ne semblait pas être plus que cela être intéressée par eux. En revanche, elle repartit vers la cuisine avec beaucoup d’entrain et en pépiant, accompagnée par ses sœurs et leur tante.
– Comment allez-vous ?, demanda Julian au pasteur et à Branwell. J’ai manqué de prendre de vos nouvelles quand j’étais à Paris…
Son anglais était parfait.
– Bien, bien, répondit Patrick Brontë, surtout quand mes deux chères filles sont à nos côtés et non à Roe Head ! Elles travaillent dur dans l’école de Miss Wooler, et nous profitons vraiment des moments présents, que nous sommes heureux de partager avec vous… Mais les enfants vous donneront plein de nouvelles, mieux que moi !… Un grand malheur est arrivé à notre Tabby. Elle a glissé dans la rue en faisant les courses et s’est cassée la jambe. Elle souffre beaucoup et se repose au premier étage… C’est pourquoi nous avons aujourd’hui de nouvelles cuisinières !
– Pauvre Tabby, réagit Julian. Où est-elle soignée ?
– Juste au-dessus, répondit le pasteur en levant un index vers le plafond.
Puis il sourit et poursuivit à voix basse :
– Elizabeth et moi estimions que c’était une charge trop lourde pour nous de la garder pendant sa convalescence et qu’elle aurait pu aller se reposer chez sa sœur. Mais les filles ont dit que c’était à notre tour de prendre soin d’elle, après tout le soin qu’elle a pris de nous. Elles ont refusé de s’alimenter tant que Tabby n’aurait pas regagné sa chambre ! Nous avons cédé.
Il se tourna vers Fortuné et Héloïse :
– Nous sommes honorés de vous recevoir. Des visiteurs de Paris qui viennent dans notre coin reculé du Yorkshire, ce n’est pas ordinaire ! Cher Monsieur, Julian m’a expliqué quel était votre métier, mais j’avoue n’avoir pas tout compris.
– Permettez-moi auparavant de vous offrir ceci, répondit Fortuné dans un Anglais de son cru.
Il tendit au pasteur une édition reliée de Notre-Dame-de-Paris de Victor Hugo, dont la publication récente avait fait grand bruit. Patrick Brontë feuilleta délicatement l’ouvrage. Héloïse et Fortuné savaient qu’il était lui-même auteur de recueils de poèmes et de contes moraux.
– Merci infiniment, dit-il. Nous sommes passionnés par la littérature de votre pays et mes filles lisent un peu votre langue.
Branwell s’empara goulûment du livre. Charlotte revint s’installer dans le salon et disputa l’ouvrage à son frère.
– Je suis employé au Bureau Veritas à Paris, commença Fortuné. Sans doute connaissez-vous le Lloyd’s Register qui existe chez vous depuis le siècle dernier. Nous sommes comme eux un bureau d’informations sur les navires pour les assureurs maritimes et je suis un des rédacteurs du registre de renseignements que nous publions chaque année.
La discussion se poursuivit ainsi jusqu’à la fin du déjeuner, Julian intervenant régulièrement pour faire le traducteur dans un sens ou dans l’autre. Héloïse parvint à faire fondre la timidité d’Emily et d’Anne en demandant à chacun de dire trois phrases en Français, ce qui provoqua de nombreux rires car le Français des Brontë valait bien l’Anglais de Fortuné. Après le déjeuner, Emily joua un air magnifique au piano, les yeux fermés, comme si la musique passait directement à travers elle.
Quand Héloïse et Fortuné évoquèrent les noms de Théophile Gautier, Gérard Labrunie et Balzac, qu’ils avaient rencontrés il y a quelques mois(1), les enfants Brontë voulurent savoir comment ils s’y prenaient pour écrire et comment ils étaient parvenus à être édités. Fortuné et Héloïse furent bien incapables de répondre. Ils leur demandèrent en retour :
– Vous mêmes, vous écrivez ?
– Quelques poèmes, mais guère plus, répondit Branwell.
Un rapide coup d’œil échangé entre Emily et Anne fit soupçonner qu’il y avait peut-être plus que cela.
Lorsque la discussion en vint aux circonstances de la rencontre entre le jeune couple et Julian à Paris, Fortuné fit un récit rapide de l’enquête qu’ils avaient conduite au début de l’année sur la brutale disparition d’une prostituée. C’est à cette occasion qu’ils avaient entendu parler des Luddites, ces artisans du textile qui s’étaient violemment opposés à l’introduction de machines mécanisées, les considérant à juste titre comme une menace pour leurs emplois et leurs savoir-faire. Fortuné voulut avoir des détails sur ces évènements qui avaient secoué la région il y a vingt-cinq ans et dont Patrick Brontë avait été un témoin de premier plan.
Cela remontait à avril 1812, quelques mois avant que le pasteur n’épouse Maria Branwell le 29 décembre 1812 (il aurait fêté le lendemain son anniversaire de mariage). Il officiait alors à Hartshead.
– C’était au moulin de Rawfolds, sur la rivière Spen, dans la nuit du 11 avril 1812, raconta t-il. Le blocus imposé par Napoléon avait interrompu la vente de nos textiles en France, en Amérique et dans d’autres pays. Cela avait plongé beaucoup de familles d’artisans et d’ouvriers dans la misère. Les propriétaires de fabriques s’équipaient de machines mécanisées pour faire baisser leurs coûts. Des bandes d’hommes armés (dont des tondeurs de draps, mais aussi des ouvriers du textile et d’autres encore qui les avaient secrètement ralliés) avaient attaqué des moulins en mars et avril autour d’Huddersfield et d’Halifax. En février, ils avaient détruit une cargaison de machines de tondage pour le moulin de Rawfolds. Le propriétaire, William Cartwright, avait réussi ensuite à faire venir d’autres machines, dont chacune remplaçait le travail de quatre hommes. On comprend bien à la fois l’intérêt des propriétaires de moulins et l’opposition des ouvriers et artisans ! Cette nuit d’avril 1812, plusieurs dizaines d’hommes marchèrent vers le moulin, passant en silence devant ma maison de Thornbush Farm. J’avoue qu’ils ne m’ont pas réveillé ! Cartwright était excédé par ces destructions et s’était préparé en conséquence. Il avait transformé son moulin en garnison et y dormait depuis plusieurs semaines. Avec huit hommes armés, il riposta à l’assaut des Luddites. Deux furent gravement blessés et abandonnés par les autres, dont un ancien ouvrier de Cartwright qui avait perdu son travail à cause de ces nouvelles machines. Cartwright refusa d’abord de les secourir. Mais des soldats arrivèrent et les soignèrent. Tous les deux moururent cependant quelques heures plus tard : l’un quand il fut amputé de sa jambe blessée, l’autre quand une balle fut extraite de sa poitrine. Beaucoup de gens du pays en ont voulu à William Cartwright d’être aussi acharné. Il a dû ensuite cesser d’aller à la messe le dimanche car il se faisait agresser.
– Cela a-t-il calmé l’ardeur des Luddites ?, questionna Fortuné.
– En partie seulement. Les actions armées se sont poursuivies l’été. Des habitants ont organisé des collectes d’armes et d’argent pour les Luddites. Le mouvement s’étendait. Certains disaient vouloir renverser le pouvoir, comme en 1789 dans votre pays. Par crainte, quelques fabriques ont augmenté les salaires de leurs ouvriers. La répression a aussi été très importante. Le gouvernement a envoyé des troupes qui ont éteint la révolte dans le Yorkshire. Elle a continué quelques temps dans le Lancashire. Et puis les artisans du textile ont proposé au Parlement d’adopter une loi pour protéger leur métier, mais sans succès. Au contraire, c’est une loi instaurant la peine capitale pour la destruction de machines qui a été votée en 1812, et plusieurs Luddites ont été pendus. Quelques révoltes ont encore eu lieu jusque vers 1817, mais cela n’a pas empêché les tondeurs de draps et d’autres métiers de disparaître rapidement.
– Si je peux me permettre de vous poser la question, continua Fortuné, quel regard portez-vous sur ces événements ?
Le pasteur prit son temps pour réfléchir.
– Je pense que la mécanisation de nos métiers traditionnels risque de rompre un certain ordre naturel des choses et de distendre les liens qui font tenir ensemble nos communautés. Elle fait disparaître des métiers et des équilibres établis avec patience et mesure. Je comprends en partie les motivations des Luddites, mais je désapprouve leurs méthodes. La violence n’est pas une solution.
Julian avait expliqué à Fortuné et Héloïse que Patrick Brontë était plutôt conservateur (Tory), alors que les propriétaires des fabriques étaient plutôt « libéraux » (Whigs), s’appuyant sur le Parlement. Malgré cela, le pasteur Brontë se retrouvait parfois, et en particulier sur la question du travail des enfants, à défendre des positions plus radicales que les Whigs eux-mêmes.
– J’ai voulu habiter cette région, poursuivit-il, parce qu’il y a un travail immense à faire pour que la population vive mieux. Julian vous a certainement parlé des fabriques textiles de la région. Elles ne cessent de se développer, mais leurs propriétaires ne se préoccupent guère de la santé et de l’éducation de leurs ouvriers. Mr Cockburn fait à ce titre un peu figure d’exemple à suivre.
Fortuné savait que des fabriques employaient de très jeunes enfants. Il interrogea le pasteur Brontë à ce sujet.
– C’était vrai il y a quelques années, répondit-il, mais moins aujourd’hui. Il y a quelques années, le père de Mr Cockburn allait chercher pour sa fabrique des orphelins de cinq ans au Foundling Hospital de Londres. Il a été condamné pour cela. Aujourd’hui, les enfants des fabriques ont au moins dix ans. Mais ils travaillent trop. Personne ne tient compte des lois de 1833 qui interdisent que les enfants de moins de onze ans travaillent plus de quarante-huit heures par semaine et qui exigent qu’ils reçoivent au moins deux heures d’enseignement par jour. Nous sommes en train de nous organiser à plusieurs pour faire en sorte que ces lois soient davantage respectées à Haworth. De manière générale, je n’approuve pas les revendications parfois exagérées que les ouvriers veulent imposer à travers leurs unions ouvrières et avec leurs grèves. Mais notre rôle à nous, qui avons la chance d’appartenir à la partie éduquée de la société, est aussi de protéger les moins favorisés et de ne pas permettre qu’ils soient sacrifiés, tout cela pour enrichir des marchands. Cela dresse le peuple contre les fabricants et les partisans du machinisme, et défait tout ce que Dieu a fait. Il n’est pas normal que les salaires baissent quand les prix du pain et des pommes de terre continuent d’augmenter, comme cela arrive parfois. On connaît les conséquences : les maladies et la mort prématurée des ouvriers, des artisans pauvres et de leurs familles !
Charlotte Brontë prit la parole :
– Richard Oastler a écrit dans le Leeds Mercury que les fabriques du Yorkshire traitaient les enfants comme les esclaves des champs de coton américains – qui travaillent d’ailleurs pour nos filatures. J’ai deux amies, Ellen et Mary, qui sont de familles de fabricants, et nous en parlons parfois.
Julian expliqua que Richard Oastler était un Tory réformateur, originaire de Leeds, très actif contre le travail des jeunes enfants et contre la Nouvelle loi sur les pauvres de 1834. Branwell se rendit dans le bureau de son père et revint avec deux journaux qu’il remit à Héloïse et Fortuné.
– Voici la presse locale, dit-il d’un air amusé : le Leeds Intelligencer, qui est Tory, et le Leeds Mercury, qui est Whig. Ici, nous lisons les deux.
Durant leur périple avec Julian entre Londres et Haworth, Héloïse et Fortuné avait croisé plusieurs fois des mendiants dans les grandes villes. Ils avaient eu plusieurs occasions de parler de cette loi récente sur les pauvres qui provoquait de vives réactions dans plusieurs comtés. Elle obligeait désormais les personnes sans ressources qui recherchaient une aide à travailler dans des workhouses aux conditions de vie très dures. Jusqu’alors, les paroisses étaient libres de les secourir comme bon leur semblait, mais ce système de bienfaisance avait été jugé trop généreux par le Gouvernement et les députés, Whigs et Tories confondus. Dorénavant, pour être secouru, un pauvre devait montrer qu’il était un « bon pauvre », docile et corvéable à merci par l’administration des workhouses.
Le pasteur Brontë reprit la parole :
– Oastler a raison. Cette loi est un non-sens, elle doit être abrogée ! Nous agissons pour cela et nous avons une prochaine réunion prévue en janvier dans la Sunday School devant laquelle vous êtes passés.
Il pointa l’index vers le bâtiment qui se trouvait de l’autre côté de la rue, un peu plus bas que le presbytère.
– Ils enferment les pauvres dans les workhouses pour les contraindre à casser des cailloux à longueur de journée ! Ils séparent les femmes des maris, les enfants des parents ! Nous connaissons des familles tombées dans la détresse suite à la faillite de la fabrique qui les employait, et qui se trouvent séparées quand elles n’ont d’autre recours que d’entrer dans une workhouse. Dieu ne permet pas que l’on sépare ainsi une famille ! Celles qui veulent rester unies n’auront d’autre choix que de s’enfoncer encore plus dans la pauvreté et l’abandon. Là aussi, avec cette loi, on détruit des relations de charité et d’entraide qui existent depuis toujours dans nos paroisses ! Alors, on ne s’étonnera pas si, quand une prochaine famine ou une prochaine crise se présentera, on devra subir des violences et des révoltes encore plus grandes que ce que l’on a déjà connu !
Héloïse et Fortuné n’en revenaient pas. Julian les avait prévenus que le pasteur Brontë n’était pas un conservateur comme les autres. Mais de là à entendre la vigueur de ses propos en faveur des pauvres et sur le travail des enfants, et à apprendre qu’il organisait des réunions pour s’opposer publiquement au gouvernement… ! Une attitude que semblaient approuver ses enfants et sa belle-sœur, qui hochaient régulièrement la tête en l’écoutant.
Tout cela renforçait l’envie de Fortuné et Héloïse d’aller voir ce qu’il en était réellement dans une fabrique comme Bridgehouse Mill… Comme l’heure avançait et qu’ils savaient le pasteur très occupé, ils se dirent qu’il était temps de se retirer poliment. Ils durent auparavant répondre à Branwell qui leur demanda s’ils se reverraient et ce qu’ils comptaient faire pendant leur séjour. Ils répondirent positivement et avec plaisir à la première question et évoquèrent Bridgehouse Mill en réponse à la seconde, en laissant la porte ouverte à d’autres propositions si les Brontë le souhaitaient. Charlotte leur apprit qu’ils rencontreraient peut-être à la fabrique une de ses anciennes élèves, Eileen Cockburn, qui y secondait le directeur, son oncle.
Les trois Français quittèrent le presbytère au milieu de l’après-midi, avec force remerciements à toute la famille Brontë pour son bon accueil et en souhaitant une rapide convalescence à la pauvre Tabby.
Au moment où ils se serraient la main dans le couloir, Branwell proposa une courte promenade dans la lande derrière la maison. Le pasteur fit la moue. Mais devant l’excitation qui gagna ses trois filles, il laissa Héloïse, Fortuné et Julian libre d’en débattre avec ses enfants et se retira dans son bureau en s’excusant. Le temps que tous enfilent manteaux, chapeaux et capes, ils se retrouvèrent dehors. Ils obliquèrent à gauche et empruntèrent le chemin qui sortait du bourg pour se faufiler dans la prairie. À perte de vue, ce n’était, dans le jour tombant, qu’étendues d’herbes folles et de bruyères éparses et roussies, avec ici et là un mur de pierres, une grande ferme ou deux ou trois maisons collées les unes aux autres.
Emily marchait devant à vive allure, suivie par Branwell. Ils se moquaient des bourrasques qui ne faisaient pas rire Héloïse et Fortuné, heureux de participer à cette promenade inopinée, mais gelés jusqu’aux os et obligés de marcher dos au vent, serrés l’un contre l’autre.
– À droite, ça descend vers la rivière Worth, leur cria Emily de loin. Tout droit, on va vers Stanbury. Si on suit le chemin, on se perd dans les landes !
C’était la première fois qu’elle leur parlait directement. Sa voix était joyeuse et claire.
Au bout de dix minutes, ils convinrent de faire demi-tour, à la grande déception d’Emily et Anne qui voulaient continuer. Il faisait décidément trop froid. Ils se séparèrent dans la rue le long du presbytère, en promettant de se revoir.
Julian fila à Bridgehouse Mill où du travail l’attendait encore.
Plus tard à la Black Bull Inn, Héloïse fit part à Fortuné des sensations étranges qu’elle avait ressenties au contact des enfants Brontë :
– Tu as vu les signes qu’ils s’adressaient pendant que nous parlions, leurs regards à la dérobée des adultes, leurs petits sourires, leurs paroles excitées dès qu’ils retournaient dans la cuisine ?
– Oui, confirma Fortuné. Je n’ai pas compris certains mots qu’ils échangeaient entre eux… Mais mon anglais n’est pas terrible… Et Anne et Emily ne m’ont pas parlé, sauf pendant la promenade.
– Ils se sont construits un monde à eux, dont ils tiennent les autres à distance… Enfin, c’est peut-être le cas de toutes les fratries nombreuses…
– Je ne sais pas… Ce ne sont plus des enfants. C’est vrai. On dirait que ces quatre-là vivent dans deux mondes différents : le nôtre et le leur.

(1) : La Disparue du Doyenné.