Tôt ce matin du jeudi 29 décembre – il devait être six heures passées – Héloïse ne dormait pas, toujours troublée par ce que Branwell leur avait dit. Elle entendit du bruit dans la rue et s’approcha de la fenêtre. Il faisait encore nuit noire, mais elle aperçut un homme vêtu d’un manteau épais qui sortait d’une courée, de l’autre côté du haut de la Main Street, et qui, guidé par sa lanterne, frappa à l’aide d’un long bâton à plusieurs volets d’un premier étage en prononçant des mots incompréhensibles. Il s’agissait sans doute d’un homme chargé de réveiller celles et ceux qui travaillaient pour les fabriques de la ville.

Elle se rendormit en étant heureuse de ne pas avoir à se lever pour aller travailler aussi tôt, dans le froid et l’obscurité.
Trois bonnes heures plus tard, Héloïse et Fortuné n’eurent, pour se rendre à Bridgehouse Mill, qu’à descendre la Main Street dont les pavés humides luisaient sous le soleil qui arrivait presque de face. Puis, laissant L’auberge The Old Hall sur leur droite, ils obliquèrent vers la gauche en continuant de plonger vers la rivière. D’assez loin, ils repérèrent la fabrique à son énorme roue à aube qui tournait à plein régime. Le niveau et la force de la Bridgehouse Beck étaient importants à cette époque de l’année.
La fabrique s’étendait sur un rez-de-chaussée et un étage perpendiculaires à la rivière. Les yeux de Fortuné se mirent à briller. Il imaginait déjà comment, à l’intérieur du bâtiment, l’énergie hydraulique se transmettait à de multiples machines grâce à tout un système de courroies, de poulies et d’engrenages, reliées à de longs arbres de force tournants entraînés par la roue à aube.
Julian les attendait à l’entrée. Ils traversèrent trois pièces puis montèrent à l’étage et passèrent une grande porte à deux battants.
Héloïse et Fortuné eurent un temps d’arrêt, saisis par le bruit et le mouvement ininterrompu des machines. Julian avait déjà parcouru plusieurs mètres quand il s’aperçut que ses deux visiteurs étaient restés sur le seuil. Ce qui les impressionna aussi, ce fut, dans les rayons de soleil qui traversaient les grandes fenêtres, d’apercevoir des silhouettes qui se mouvaient entre et même à l’intérieur des métiers à filer. Ils ne souhaitaient pas déranger les ouvriers dans leur travail et ils essayèrent de se faire discrets.
La pièce faisait environ trente mètres sur quinze. Il y avait trois métiers de chaque côté d’une allée centrale. Julian les invita à s’approcher de l’un d’eux.
– C’est une « mule-Jenny », expliqua-t-il. Chacune est l’équivalent de quatre-vingt rouets, donc de quatre-vingt fileuses. Le coton nous arrive en grosses mèches de fil brut. Elles sont placées sur le râtelier de la partie fixe, puis écrasées et étirées par ces petits cylindres. Elles s’enroulent ensuite autour des bobines placées sur le chariot mobile. C’est le mouvement de va et vient du chariot qui étire et tord le coton pour produire des fils de différentes grosseurs qui seront tissés au rez-de-chaussée pour devenir les étoffes que nous vendons en Angleterre et en France.
Il y avait une quinzaine de femmes, d’enfants et d’hommes, tous concentrés sur leur travail. Les hommes surveillaient les machines. Si un fil se cassait, il fallait aussitôt tout stopper pour le renouer. Les femmes changeaient les broches pleines de fil et approvisionnait les machines en coton cardé. Les enfants ramassaient les morceaux tombés et pouvaient se glisser sous le métier pour réparer un fil rompu. Tous étaient pieds nus.
– C’est pour éviter les incendies, poursuivit Julian. Vous voyez, le sol est en bois. Les machines sont fixées par des armatures de fer. Des chaussures ferrées pourraient provoquer des étincelles et le coton s’enflamme vite ! Malgré ces précautions, il y a régulièrement des incendies dans les fabriques.
Héloïse demanda quels étaient les horaires de travail.
– La journée se termine à huit heures, et à cinq heures le samedi. Elle commence à six heures du matin l’été et sept heures l’hiver. Il y a une pause de trente minutes à huit heures du matin, d’une heure à midi, et de trente minutes à quatre heures de l’après-midi. Ici, les ouvriers sont bien traités. Le patron leur fait confiance, il n’est pas tout le temps à les surveiller. Vous voyez le contremaître, là-bas. C’est un gars sympathique et apprécié par tous. Quand nous avons une grosse commande, nous fêtons l’évènement ensemble. Nous ne cherchons pas à savoir qui est inscrit dans une union ouvrière, comme ils le font dans la plupart des autres fabriques.
Ils observèrent quelques instants une fillette d’une dizaine d’années qui, appelée par un ouvrier qui avait vu qu’une broche tournait à vide et avait stoppé la machine, venait de relever une mèche de cheveux pour s’introduire au milieu d’un métier et lier à nouveau le fil cassé.
Pendant que Fortuné observait de plus près les machines avec Julian, Héloïse tenta discrètement d’engager la conversation avec des femmes et des enfants, suivant la stratégie qu’ils avaient élaborée en petit-déjeunant à la Black Bull Inn.
Ils visitèrent de la même manière une pièce encore plus grande au rez-de-chaussée, où une vingtaine d’ouvriers et d’ouvrières de tous âges s’affairaient autour de métiers à tisser, au milieu d’un bruit des machines toujours aussi intense.
Puis Julian leur proposa de frapper à la porte du bureau de Derwin Cockburn, le directeur. Une jeune femme leur ouvrit. C’était Eileen, sa nièce. Environ 18 ans, un air sérieux un peu forcé pour son jeune âge, un costume sage, une petite étincelle dans le regard, sembla-t-il, quand il croisa celui de Julian. Elle paraissait ennuyée et excusa son oncle qui, dit-elle, avait dû partir négocier une commande avec un client d’Halifax, à une douzaine de miles.
Julian était surpris.
– C’est étonnant, dit-il. Il m’a confirmé il y a une heure encore qu’il serait là pour recevoir mes amis français.
– Il a dû partir rapidement, répondit Eileen timidement. Un client important l’a demandé urgemment…
Julian écarta les bras, signifiant à la fois sa déception et que c’était cela la règle de la fabrique : les clients avant tout ! Étant donné cette entrée en matière, Fortuné et Héloïse ne voyaient pas comment prolonger la discussion avec la jeune femme. Julian comprit l’inconfort de la situation et les invita dans son bureau au premier étage. Tous trois saluèrent Eileen et la quittèrent.
Une fois installés, Julian commenta la situation :
– C’est étrange, d’autant plus que, d’ordinaire, Eileen ne quitte pas le directeur d’une semelle. Bah… Sans doute est-elle resté ici pour nous accueillir. Ce n’est pas tous les jours facile pour lui. L’entreprise se développe sans cesse et personne ne va s’en plaindre. Elle gagne de nouveaux clients chaque mois. Et, d’autre part, depuis la mort de son frère, M. Cockburn est parfois très imprévisible…
Fortuné pria Julian de poursuivre.
– Il avait un jumeau : Marston, le père d’Eileen, qui est décédé en juillet dernier… Une histoire terrible… Leur père a laissé la direction de la fabrique à Derwin en 1828. Plus jeunes, les deux frères rêvaient de la gérer ensemble. Mais il y a vingt ans, Marston est passé sous les roues d’un chariot qui a échappé à son propriétaire et a dévalé la Main street, lui projetant la tête sur le pavé. Il a survécu, mais a pratiquement perdu l’usage de la parole, de l’écriture, de la lecture… Il a été soigné à l’asile de York, non loin d’ici. Un asile aux méthodes nouvelles, dit-on. Mais cela ne lui a pas redonné la parole. Il y a passé des années, sans guère de résultats…
– Et il est mort en juillet…, poursuivit Héloïse. Sa femme vit-elle encore ?
– Non, elle est décédée il y a quatre ans.
– Pauvre Eilenn !, commenta Héloïse. Elle a vécu avec un père qui avait perdu ses capacités, avant de le perdre définitivement et prématurément !
– Comment est-il mort ?, demanda innocemment Fortuné.
Julian hésita.
– Il s’est pendu dans l’escalier de Woodlands, la maison des Cockburn, au-dessus d’ici, de l’autre côté de la rivière… Sans doute par désespoir de pouvoir retrouver un jour sa place dans la famille et dans la fabrique.
Fortuné et Héloïse se regardèrent. Ils pensaient au poids que ces évènements faisaient reposer sur les jeunes épaules d’Eileen. Même si les maladies, les morts précoces et les suicides de propriétaires de fabriques acculés à la faillite étaient fréquents, ce qu’Eileen et sa mère avaient enduré avec les années de souffrance de leur père et mari était un fardeau lourd à porter.
– Notre discrétion est assurée, bien sûr, Julian, dit Fortuné.
– N’est-il pas étonnant qu’Eileen travaille ici ?, enchaîna Héloïse. La direction d’une fabrique est plutôt dévolue aux hommes, non ?
– C’est la règle, en effet, confirma Julian. Mais Eileen a de belles capacités pour cela, et son oncle l’a embauchée il y a six mois, juste après la mort de son père. Il est célibataire et Eileen est un peu sa fille adoptive.
– En quoi l’aide-t-elle ?, voulut savoir Héloïse.
– En tout. Elle relit et écrit les contrats et les commandes, elle parle plus souvent avec le contremaître et les ouvriers qu’il ne le fait lui-même, on la voit plus que lui en ville dans les évènements mondains, elle le remplace même parfois dans des rencontres avec des clients ou des fournisseurs…
– Vous disiez que la mort de son frère avait changé le caractère de M. Cockburn ?, poursuivit Fortuné.
– Je ne l’ai pas connu avant, puisque je ne suis arrivé à la fabrique qu’en septembre. C’est vrai qu’il est assez imprévisible, comme vous l’avez constaté, et taciturne. Je n’ai jamais eu avec lui une conversation de plus de dix minutes. On m’a dit qu’il n’était pas comme ça, avant.
Héloïse se racla la gorge.
– Je… hum… J’ai cru aussi comprendre…, commença-t-elle, en parlant tout de suite avec des ouvrières… que l’attitude de M. Cockburn à l’égard des employés avait aussi changé après la mort de son frère. Elles m’ont dit que, depuis, il les tarabustait moins, si j’ai bien compris leurs mots…
Julian se frappa la cuisse :
– J’ai l’impression, dit-il en souriant, que vous n’êtes pas venus ici que pour voir des métiers à tisser mécaniques ! Ce qui vous intéresse, c’est aussi de savoir ce qu’en pensent les ouvriers ! Ai-je tort ?
– Pas entièrement, admit Fortuné.
– Nous ne sommes plus au temps des Luddites, reprit Julian. Ils ont perdu la bataille depuis longtemps. Les ouvriers du textile ont compris que le progrès était inéluctable. Et à Bridgehouse Mill, encore une fois, ils sont mieux traités qu’ailleurs. C’est aussi pour cela que j’ai plaisir à travailler ici. Je travaillais il y a quinze ans dans une grande fabrique près de Glasgow, en Écosse. Et – vous me croirez ou pas – j’étais payé pour enseigner le Français et la géographie aux ouvriers et à leurs enfants ! Les directeurs avaient compris que des ouvriers éduqués et en bonne santé ne vont pas chercher plus loin si l’herbe est plus verte ! La plupart sont tellement satisfaits de travailler dans cette fabrique qu’ils y restent toute leur vie et n’ont qu’un désir : que leurs enfants fassent de même !
Les yeux de Fortuné s’agrandirent :
– Vous parlez sans doute de New Lanark. J’ignorais que vous aviez été là-bas.
Les sourcils d’Héloïse se redressèrent. Il faudrait que Fortuné lui explique ce qu’était New Lanark. Cela nécessitait de prendre un peu de temps et il reporta ce sujet à plus tard.
– Quatre ans, poursuivit Julian. Je ne suis pas un Owénien pour autant. Mais j’ai beaucoup appris là-bas. J’y ai découvert que l’intérêt d’un directeur de filature pouvait ne pas être d’exploiter le plus possible ses ouvriers. Ici, les propriétaires de fabriques sont beaucoup plus durs avec les ouvriers. Les revendications et les grèves sont fréquentes. À New Lanark, il n’y en avait presque jamais.
– Comment expliquez-vous que M. Cockburn ne soit pas comme les autres directeurs, alors ?, questionna Fortuné.
– Il n’est pas si différent. Il est exigeant avec les ouvriers, mais d’une manière plus juste que les autres. Ce qui est arrivé à son frère l’a sans doute changé. Il veut aussi faire oublier les excès de leur père qui employait des enfants de cinq ans, comme l’a rappelé le pasteur Brontë. Le pasteur est une personne qui compte à Haworth, même pour les propriétaires de fabriques, et ils savent qu’il est contre le travail des jeunes enfants.
– Nous serons décidément heureux de faire la connaissance de M. Cockburn, si vous pensez que c’est possible, commenta Fortuné.
– Et également de revoir plus longuement Eileen, ajouta Héloïse, si elle est d’accord.
– Je serais moi-même vraiment désolé que vous ne puissiez pas rencontrer M. Cockburn avant votre départ, déclara Julian. Je lui demanderai s’il a un moment demain ou samedi pour vous recevoir. Je vais aussi reparler à Eileen.
Après tout, pensaient Héloïse et Fortuné, ils n’avaient encore jamais rencontré quelqu’un qui ait vu ou entendu un fantôme.
– Et si vous voulez, conclut Julian, nous pouvons nous retrouver pour dîner ce soir. Par exemple à la White Lion Inn, en haut de Main Street. La chair et la compagnie y sont excellentes !