Fortuné avait profité du repos de la matinée du dimanche 19 juillet pour reprendre des forces, et du début d’après-midi pour passer au Bureau Veritas – dont il avait les clés – afin de traiter quelques courriers en retard provenant de capitaines-experts basés dans des ports de France et de Belgique. Le bureau de Paris servait maintenant de siège pour les deux pays. Travailler en dehors des heures d’ouverture était l’une des clauses tacites du pacte de confiance qui reliait depuis plusieurs mois Fortuné à Charles Lefevbre, le directeur. Tous deux faisaient partie des hommes de Veritas qui avaient compris l’ampleur qu’allait prendre l’activité du Bureau dans les années et les décennies à venir. Ils savaient que tout était encore à inventer dans leur métier, et que, pour cela, il fallait cultiver la confiance, la liberté et l’esprit d’initiative.

En fin d’après-midi, Théodore avait rejoint son ami à l’agence et ils avaient trouvé un cabriolet place de la Bourse. En chemin vers Chaillot, Théodore avait appris à Fortuné que la Veuve Durand – Gautier l’avait contactée et elle était d’accord de les recevoir brièvement avant son souper afin de les recommander auprès de Vidocq – vivait à l’écart et recherchait la solitude, mais qu’il l’avait toutefois rencontrée à plusieurs reprises dans des salons fréquentés par ses amis.
Le 13 rue des Batailles était une petite maison qui paraissait abandonnée. Théodore annonça au portier qu’ils étaient attendus. Il ajouta une phrase sans queue ni tête, tellement insensée que Fortuné se demanda si son ami ne venait pas de perdre l’esprit. Mais le portier acquiesça avec un air très sérieux et fit tinter une cloche. Un domestique se présenta, à qui Théodore déclara qu’il apportait des dentelles de Belgique. On aimait décidément bien les mystères dans cette maison. Un escalier raide mena les trois hommes au second étage. Après un long couloir labyrinthique et deux pièces vides, ils parvinrent à une troisième pièce au fond de laquelle se trouvait une porte. L’homme frappa avant de disparaître. Quelle mystérieuse veuve se tenait derrière ? Un valet ouvrit. Fortuné voulut lui dire quelque chose comme « le costume en peau de grenouille est prêt », mais Théodore assurait déjà à l’homme que « Madame Bertrand est en bonne santé. »
Le salon dans lequel ils pénétrèrent était un véritable boudoir des Mille et une nuits. Un homme un peu fort, de taille moyenne et vêtu d’une robe de toile blanche, tendit la main aux deux compagnons, dont un Fortuné ébahi :
– Mais vous êtes…
L’homme esquissa un sourire :
– Oui… je suis aussi veuve que vous… Prenez la peine d’entrer, s’il vous plaît.
Fortuné avait déjà vu son portrait à deux ou trois reprises dans les journaux.
Par une fenêtre, on apercevait la Seine, le Champ de Mars, le dôme des Invalides, l’École Militaire. Une moitié de la pièce était carrée, l’autre en forme de fer à cheval. Au milieu de la partie carrée trônait bizarrement une cheminée de marbre blanc et or. Un divan turc occupait une bonne partie du fer à cheval, recouvert, comme tous les autres meubles de la pièce, de cachemire blanc agrémenté de rubans de soie noire et rouge. Les trois hommes y prirent place. Les étoffes tendues sur les murs renvoyaient des reflets rouges, roses, blancs et noirs selon la direction du regard. L’auteur du Père Goriot regardait ses invités d’un air paisible et un peu fatigué, mais ses yeux noirs brillaient comme des pierres précieuses. Dans son froc blanc retenu à la ceinture par une cordelière, il ressemblait à un taureau déguisé en moine. Son cou puissant était recouvert en partie par des cheveux noirs et drus semés au-dessus d’un grand front et rejetés en arrière comme une crinière.
– Alors, cher Honoré, commença Théodore avec un air léger qu’il força un peu, comment vous portez-vous ? Le calme de cette retraite vous inspire-t-il ?
– Plus que jamais, mon ami. Je reviens à peine de Vienne. Je ne cesse de donner aux revues et à mon éditeur des pages qui me coûtent ma santé mais dont je suis content. Vous savez que je n’ai ni le style d’Hugo ni celui de Vigny. J’écris avec une peine infinie. Nacquart m’a ordonné le repos, mais je travaille dix-huit heures à la file, de minuit à cinq-six heures du soir, et je me repose six. J’écris, j’écris… J’ai de grands projets… et de nombreux créanciers, qui sont prêts à tout pour me trouver. Pour l’instant, ils frappent vainement à ma porte rue Cassini. L’un des plus féroces est mon propriétaire, là-bas. Ce Marest ne m’épargne aucune brutalité… mais que me vaut votre visite ? Et qui vous a donné mon adresse ? Et qui êtes-vous, jeune homme ? termina Balzac en s’adressant à Fortuné.
Fortuné commença à se présenter. Sa timidité s’effaçait rapidement devant le naturel enjoué du romancier. Mais, soit parce qu’il voulait retarder le moment de révéler la raison de leur visite, soit parce qu’il souhaitait flatter un peu l’écrivain avant de le solliciter, Théodore l’interrompit rapidement et félicita Balzac pour son roman Le Père Goriot que La Revue de Paris avait récemment publié.
– Et avez-vous vu Rastignac ? interrogea Balzac.
– Rastignac ?… Théodore ne comprenait pas.
– Eugène de Rastignac…
– Oui… Eh bien ?…
– Il apparaissait déjà dans La Peau de chagrin !
– Oui, en effet, Honoré, je l’avais oublié…, répondit Théodore avec un certain effort. Mais… que voulez-vous dire ?
– Que je suis en train d’oser ce qu’aucun autre n’a jamais osé avant moi : faire réapparaître d’un roman à l’autre des personnages à différents âges de leur vie. Je construis un monde dans lequel le lecteur circulera à sa guise et verra mes chers caractères naître, grandir, vieillir et mourir !
Fortuné, que la lecture du Père Goriot avait passionné, tenta timidement une question.
– Monsieur de Balzac, Vautrin ne doit-il pas quelques traits à François Vidocq ?
Balzac se retourna d’un bond vers Fortuné.
– Vautrin ? Mais c’est Vidocq ! Sans lui, il n’y aurait pas de Vautrin dans Goriot ! Je dois beaucoup à Vidocq.
– Comment le connaissez-vous ? demanda Fortuné.
– Je l’ai rencontré l’an dernier, en avril, chez Benjamin Appert à Neuilly. Dumas était là aussi. Je ne sais pas ce qu’il fera de Vidocq, mais moi j’en ai fait Vautrin. Cela, comme bien des grands événements de la vie, n’était pas prévu d’avance, mais s’est imposé de façon évidente. Vous pensez ! Un bagnard devenu policier ! Lorsque la vie dépasse ce que le romancier peut inventer, à lui de la rattraper !
– Vous voulez dire que Vautrin va entrer dans la police ? ne put s’empêcher de questionner Fortuné.
– Vous le saurez un jour, répondit Balzac d’un ton qui signifiait que, malgré tout le plaisir qu’il prenait à parler avec ses invités, son temps était précieux. Il allait bientôt souper et dormir quelques heures.
Voyant que Théodore restait muet, Fortuné expliqua le pourquoi de leur visite. Balzac accepta sans difficulté d’écrire une lettre de recommandation pour Vidocq et demanda à son valet de lui apporter du papier à lettre et son sceau.
– Vous savez que Vidocq et une partie de ses hommes ont été chassés récemment de la Préfecture, expliqua-t-il tout en écrivant. Il poursuit ses enquêtes à titre privé. Vous pourriez le rencontrer sans passer par moi, mais je pense que ce petit mot facilitera en effet vos affaires.
Une fois la lettre rédigée et cachetée, l’écrivain la remit à Théodore en le priant de lui en dire un peu plus sur Corinne. Sans doute avait-il senti la gêne du jeune homme et voulait-il en connaître la cause. Ou bien était-ce la curiosité du romancier qui saisissait toute occasion pour comprendre l’âme humaine afin, peut-être, de pétrir bientôt la chair d’un personnage ? Toujours est-il que Théodore raconta à Balzac tout ce qu’il avait dit à Fortuné impasse du Doyenné – en y mettant moins de violence et de ressentiment.
– Je crois connaître assez le mystère des êtres pour deviner que cette histoire n’est pas aussi simple qu’elle ne paraît, commenta le romancier. Moi, voyez-vous, j’essaie de mener une vie éloignée des femmes. Je suis convaincu que la chasteté développe dans l’esprit des facultés inconnues. Il ne s’agit pas forcément de ne pas aimer, mais d’aimer à distance. En plus, ajouta-t-il en riant, cela vous fait leur écrire des lettres qui forment votre style ! Mais lorsque l’on a la chance d’aimer…
– Non, Honoré, cette femme n’est plus rien pour moi, l’interrompit Théodore d’une voix tremblante et en détournant le regard.
Balzac se leva du canapé, se dirigea vers la fenêtre et poursuivit comme s’il se parlait à lui-même :
– Cette Corinne vous pousse à faire une chose qui vous sauvera si vous l’accomplissez : sonder au plus profond de votre cœur et vous dire à vous-même – et aussi à elle – ce que vous y trouverez. Le tout est de le faire avec le plus d’honnêteté possible, ce qui est toujours difficile car l’on est souvent malhonnête avec soi-même et plus encore avec les autres. Mais, croyez-moi, cela produira des fruits inattendus… À condition, bien sûr, que vous appreniez aussi pourquoi elle a disparu. Et, vous avez raison, Vautrin peut vous y aider, acheva Balzac avec un clin d’œil en se retournant vers les deux amis. Je souhaite que vous puissiez résoudre ce mystère au plus vite. Je m’absente de Paris demain mais je serai de retour la semaine prochaine. N’hésitez pas à revenir me trouver si je puis vous aider.
L’écrivain tendit une belle main blanche, aux doigts potelés. L’entretien était terminé.

Théodore et Fortuné avaient à peine parcouru quelques pas dans la rue que le domestique les rejoignit à bout de souffle :
– Monsieur de Balzac vous prie d’oublier où il habite et de ne le révéler à personne – surtout pas à Monsieur Vidocq ! « Il est inutile que l’on sache le bâton de perroquet où je perche », dit-il. Il compte sur votre discrétion.
– Rassurez-le bien, dit Théodore.
Quelques secondes plus tard, Fortuné se tourna vers son ami.
– Madame Veuve Durand, hein ?…. Un bien beau parti ! Tu m’as bien eu, Théo, bravo ! Gautier, Rogier et Labrunie avant-hier, aujourd’hui Balzac, bientôt Vidocq… Tu m’offres une belle galerie de personnalités !… C’est donc pour échapper à ses créanciers que ton « cher Honoré » se cache dans ce petit palais ? Cela ne l’empêche apparemment pas de vivre dans un certain luxe.
– Il sait qu’à Paris on ne croit guère au talent pauvre, répondit Théodore.
– Moi, je ne crois guère à son beau discours sur les femmes, si je peux me permettre.
– Eh bien, de mon côté, je vais me mettre à y croire, conclut Théodore.

Théodore passait la soirée avec des amis et Fortuné prit le temps de revenir jusqu’à la place de la Bourse afin de souper au Café de la Bourse et du commerce, rue Vivienne. Il partageait au moins un point commun avec Balzac : « aimer à distance » était son cas à lui aussi. Mais, à la différence de l’écrivain, c’était davantage le résultat de sa jeunesse et de sa timidité qu’un état choisi. Et Fortuné admirait – de loin et par la pensée seulement – un trop grand nombre de jeunes femmes pour qu’il lui soit possible actuellement de raccourcir les distances. La première chose serait d’en réduire un jour le nombre.

Le lendemain, lundi 20 juillet, Théodore fit parvenir à Fortuné une courte lettre confirmant qu’il avait fait parvenir le mot de Balzac au « Bureau de renseignements » de Vidocq. Un peu plus tard dans la journée, Théodore l’informa de la même façon que le rendez-vous avec Vidocq était fixé au jeudi 23 à 10h30. Il n’était pas possible de le voir plus tôt. D’ici là, se dit Fortuné, peut-être Corinne aurait-elle réapparu. Il répondit à Théodore en lui proposant qu’ils dînent ensemble le lendemain.

Après sa journée de travail, Fortuné traversa la place de la Bourse, emprunta la rue Vivienne et rendit visite aux jumeaux Roquebère.
– Alors, les révolutionnaires ?!…, s’écria-t-il en ouvrant la porte vitrée de l’étude des avoués.
– Chut, murmura Séraphine, la jeune clerc d’une vingtaine d’années qui avait commencé ici comme saute-ruisseau. Ils sont avec un aristo, ajouta-t-elle en désignant du menton le cabinet de Hyacinthe, où les deux Roquebère discutaient avec un homme d’une quarantaine d’années.
Fortuné avait rencontré ces deux avoués il y a quelques mois lorsque ceux-ci étaient venus chercher au bureau Veritas des informations concernant un armateur du Havre.
Depuis, il les croisait souvent dans les rues et les cafés du quartier – autant Narcisse le dandy et amateur de bonne chère que Hyacinthe le réservé. Il aimait pousser jusque chez eux lorsqu’il se rendait au cabinet de lecture Galignani, situé un peu plus loin dans la rue, où l’on pouvait trouver des journaux et des livres dans de nombreuses langues, ainsi que des articles en anglais sur des sujets maritimes.
Fortuné appréciait autant la ressemblance physique des jumeaux que leurs différences de caractère. Leur grande connaissance des lois, leur goût pour les aventures et leur amour de Paris étaient source de sujets de discussion inépuisables lorsque, après une longue journée à Veritas, Fortuné retrouvait plus ou moins par hasard l’un des deux – ou les deux – attablé devant un bon verre ou un bon plat, et parfois en galante compagnie.
Plus timide avec les femmes que Narcisse, Fortuné étudiait le comportement du jeune avoué avec une application scientifique, essayant de comprendre comment il pouvait produire un tel mélange d’assurance et de légèreté, de spontanéité et de naïveté. La façon dont Narcisse pouvait, face à une gracieuse demoiselle, se composer un personnage différent de celui du Narcisse Roquebère, avoué rue Vivienne, plongeait Fortuné dans une série d’interrogations sur le jeune homme, sur lui-même et sur le genre humain. Un homme pouvait-il aimer vraiment, si un nouveau joli visage pouvait en chasser aussi rapidement un autre de son esprit ? Il y avait là matière à passionner un chirurgien de l’âme, se dit Fortuné en repensant à Balzac.
Séraphine lui proposa de s’installer au calme du premier étage, où se trouvait l’appartement des jumeaux, mais il refusa poliment, se retirant sur la pointe des pieds et promettant de repasser plus tard.
Afin d’occuper son temps libre jusqu’au dîner, il décida de se lancer dans l’un de ses loisirs préférés : partir à l’aventure dans Paris. Il remonta la rue Vivienne, emprunta le passage des Panoramas jusqu’au boulevard Montmartre, puis obliqua à gauche, dépassant le café Véron pour prendre l’omnibus qui reliait la Madeleine à la Bastille. Cela lui faisait faire un léger détour, mais il aimait l’ambiance animée du passage, avec ses restaurants, ses librairies, ses boutiques de comestibles, ses coiffeurs, ses gantiers, ses magasins de mode et de nouveautés et leurs jolies vendeuses que l’on apercevait à travers les vitrines.
Au coin de la rue de Richelieu et du boulevard (en face s’ouvrait la rue Grange-Batelière, où Fortuné habitait), près de la salle de jeu Frascati, il embarqua dans un omnibus déjà bien rempli. Il constata qu’il y avait beaucoup de monde chez Frascati, comme dans le café Véron qui se tenait un peu plus loin. C’était l’heure où, avant l’ouverture des théâtres, tout le monde flânait, dînait, buvait ou fumait, en solitaire, en famille ou en d’autres compagnies. Tout le monde ou presque, car pour les ouvriers et artisans, la journée de travail ne se terminait pas avant huit heures. Les marchandes de fleurs ne lâchaient pas d’une semelle les dandys et les jeunes couples.
À chaque fois qu’il apercevait des gens attablés derrière la vitre d’un café, Fortuné pensait à d’autres scènes. Il se voyait assis sur la jetée d’un port breton, observant le travail des hommes, de la mer et des heures. C’était un peu le même panorama qui s’offrait aux yeux des clients des cafés du boulevard. Fortuné pouvait rester de longs moments à contempler le spectacle de la nature ou celui des hommes, face à la mer ou face au boulevard. En réalité, il avait besoin des deux. Cela avait sans doute à voir aussi avec le goût pour la solitude et la contemplation dont il faisait preuve depuis l’enfance.
Lorsque l’omnibus dépassa le croisement avec la rue Montmartre, le décor avait bien changé. Ce n’était plus l’agitation des cafés et des boutiques, mais une grande route pavée, à la pente importante, entourée par une double rangée d’arbres. Après ce carrefour qu’Émile de Girardin avait surnommé le « carrefour des Écrasés » pour dire la manière dont les véhicules s’y croisaient, on voyait moins de couples se promener. Les cavaliers et les voitures accéléraient le pas pour retrouver beaucoup plus loin, au-delà du boulevard Bonne-Nouvelle et du boulevard Saint-Martin, le boulevard du Temple et ses théâtres.
Même s’il n’aurait pas refusé la compagnie d’une jolie femme, de Théodore ou des frères Roquebère, Fortuné appréciait ces instants de liberté. En ce moment, il avait l’impression de naviguer sur un grand canot remontant un fleuve.
Aurait-il eu l’esprit occupé par un ou une ami(e), il n’aurait pas remarqué le geste d’un homme assis sur un strapontin, qui s’était soudainement couvert la bouche d’un grand mouchoir et avait rabattu son chapeau sur ses yeux, comme s’il souhaitait se dissimuler. Il jetait des coups d’œil discrets à un autre personnage qui portait un habit clair et élégant et venait de monter. Lorsque le conducteur demanda aux passagers le prix du trajet, un bourgeois accompagné de sa femme sortit quelques pièces de vingt francs. L’homme à l’habit clair s’assit discrètement à côté de lui. Fortuné observait ce petit manège, sans quitter non plus des yeux l’homme au mouchoir qui, lui aussi, suivait tout. L’omnibus arriva rue Poissonnière. Une femme monta et s’installa au fond. Fortuné fut à peine surpris de voir que, profitant du petit mouvement de foule, l’homme à l’habit clair plongeait vivement deux doigts dans la poche de gilet du bourgeois et la retirait en remontant deux ou trois pièces dorées, apparemment sans que personne, excepté Fortuné, ne se rende compte de la chose. L’homme quitta l’omnibus à l’intersection d’après, suivi par l’homme au mouchoir… puis par Fortuné qui voulait connaître le fin mot de l’histoire. Ils firent quelques dizaines de mètres avant de croiser un sergent de ville, à qui l’homme au mouchoir – qui n’avait plus de mouchoir et ressemblait maintenant davantage à un agent de police en civil – demanda de l’aider à interpeller le malfaiteur. Ce dernier ne résista pas un instant et fut conduit au poste Bonne-Nouvelle. Ainsi, l’agent en civil avait reconnu le voleur dans l’omnibus avant qu’il ne commette son méfait. Fortuné sourit en pensant que la police trouverait finalement peu de choses à lui reprocher. Il avait vu le voleur porter la main à sa bouche au moment où il avait aperçu le sergent de ville. Nul doute que les deux ou trois pièces d’or se trouvaient au fond de son estomac, en sécurité pour quelques heures. La délation n’étant pas une habitude chez Fortuné, il regagna à pieds le quartier de la Bourse, où il trouva à dîner dans un endroit animé. Il aurait des choses à raconter à ses amis le lendemain.

Mardi 21 juillet fut une journée bien remplie au Bureau Veritas. Fortuné eut à accueillir trois affréteurs(1) de Nantes venus s’enquérir des avantages que représentait pour eux le fait d’avoir accès – pour un abonnement annuel au prix assez élevé – aux renseignements du Registre du Bureau qui recensait plus de dix milles navires. Alors que le commerce maritime connaissait un essor sans précédent auquel la vapeur commençait à offrir de nouvelles perspectives, les chargeurs(2) et les affréteurs confiaient de plus en plus leurs marchandises à des navires dont ils connaissaient le crédit, les qualités et les défauts grâce aux informations contenues dans ce Registre.
Charles Lefebvre avait demandé à Fortuné de prendre un soin particulier de ces trois personnes, car de leur intérêt pouvaient découler de nombreux autres contrats avec des compagnies nantaises. Lefebvre appréciait le bon sens et l’esprit vif de son employé. Chacun à sa façon inspirait à leurs clients cette confiance sur laquelle la renommée de Veritas se bâtissait peu à peu.
Fortuné expliqua en détail à ses interlocuteurs les méthodes de travail du Bureau et la façon nouvelle dont ses experts attribuaient à chaque navire une « cote » de confiance (3/3, 5/6, 3/4, 2/3, 1/3, 1/4, etc.) à partir de sa structure, de la qualité de ses matériaux, de son âge, des accidents qu’il avait subis et de son état de conservation et d’entretien. Il leur dit aussi la signification des lettres que l’on voyait dans le Registre associées à chaque cote, correspondant au type de navigation : L pour Long cours, A pour Atlantique, G pour Grand cabotage, P pour Petit cabotage, R pour Rades, I pour Intérieur (les canaux et rivières) et Y pour Navigation de plaisance.

En allant retrouver Théodore pour dîner, Fortuné se dit que, autant il se sentait à l’aise et compétent dans ses fonctions d’agent du Bureau Veritas, autant il lui semblait maîtriser peu de choses dans l’enquête sur la disparition de Corinne. Depuis samedi soir, Théodore et lui n’avaient guère progressé. Il craignait de s’être embarqué dans cette histoire sans être de taille à faire réellement avancer les choses.

Pendant le dîner, il dépensa encore beaucoup d’énergie à soutenir le moral de Théodore. Ils cherchèrent ce qu’ils pourraient faire sans dépendre de Vidocq. Interroger à nouveau Champoiseau ? Questionner d’autres clients de Baratte ?… La piste principale était celle de l’homme à la mèche blonde et ils ne pouvaient la remonter seuls. Vidocq, avec son expérience, sa connaissance du milieu et ses relations à la Préfecture, serait précieux et efficace. Quant à partir en quête de parents ou d’amis proches de Corinne, c’était une tâche qui demandait du temps et que Fortuné laissa pour le moment entre les mains de Théodore. Sans doute que sur ce terrain-là également, Vidocq pourrait obtenir des renseignements. Pour finir la soirée, Théodore n’avait pas le cœur d’aller au théâtre sans Corinne. Fortuné proposa de passer impasse du Doyenné. On était fin juillet et Labrunie et Rogier faisaient table ouverte tous les soirs. Ils avaient bien dit qu’ils souhaitaient revoir sans tarder « Théo et son ami », non ? Sans compter, espérait secrètement Fortuné, que la mystérieuse Cydalise serait peut-être présente.

Vers neuf heures, les deux amis franchirent la porte de l’appartement du 3 impasse du Doyenné. L’ambiance était plus calme que vendredi et la compagnie moins nombreuse. Labrunie était parti au théâtre avec plusieurs autres. On donnait ce soir-là, au Gymnase Dramatique, la première d’une comédie-vaudeville, « La fille mal élevée. »
Rogier et quelques autres jouaient au whist. L’absence de Gérard expliquait peut-être qu’il manquait cette touche de fantaisie et de poésie qui, d’ordinaire lors de ces soirées, poussait naturellement les gens les uns vers les autres.
Cydalise salua les deux amis. Son regard s’étant attardé une fraction de seconde sur Fortuné, il y sentit comme une attention particulière. Il se joignit avec Théodore à une équipe de deux joueurs en se disant que c’était du temps perdu, mais que cela lui offrirait peut-être la possibilité de se rapprocher de Cydalise. Les joueurs étaient répartis autour des tables quatre par quatre. Cydalise jouait en équipe avec un André que Fortuné ne connaissait pas. Ils ramassaient tous deux le plus grand nombre de levées et Fortuné entendait régulièrement la jeune femme s’écrier « Oh, André ! » dans des éclats de rires qui commençaient à l’énerver. D’où le connaissait-elle ?
Théodore et Fortuné ayant eux aussi assez de réussite et les couples de joueurs tournant de table en table au fil des parties, les deux amis se retrouvèrent après une heure face à Cydalise et André. Le jeu commença. Par gêne ou passion du jeu, la jeune femme restait plongée dans ses cartes et n’échangeait des sourires qu’avec son partenaire, ce qui termina de rebuter Fortuné. Elle réussissait parfaitement, gardant une bonne mémoire des cartes jouées. Fortuné ne prenait aucun plaisir, se raidissait et avait l’impression d’être un triste compagnon de jeu. Se faire battre froidement par une femme qui l’impressionnait l’anéantissait. Les vingt minutes que dura la partie lui furent pénibles. La conclusion allait le faire souffrir encore davantage. Cydalise s’adressa pour la première fois directement à lui en disant :
– La fortune n’était pas avec vous ce soir, cher ami !
Il allait ouvrir la bouche pour répondre, lorsqu’André ajouta dans un éclat de rire en s’adressant à lui, mais en regardant la jeune femme :
– Heureusement que nous ne jouions pas à Colin… Maillard !
Le rire de Cydalise résonna en écho à celui du beau parleur et continua de résonner une partie de la nuit dans les oreilles de Fortuné qui avait remercié les autres avec un sourire de politesse et s’était retiré sans demander son reste. La journée s’était aussi mal terminée qu’elle avait bien commencé.

Il dormit très mal et fut à son poste à Veritas tôt mercredi matin. Il tenta de s’absorber dans son travail, mais n’y parvint qu’en partie. Théodore ne lui fit pas signe de la journée.
Fortuné savait bien qu’à ces périodes de vague à l’âme qui duraient chez lui parfois deux ou trois jours succédait toujours un regain d’enthousiasme et d’énergie. Peut-être était-ce là la chimie normale du corps et de l’esprit. Mais il y voyait surtout l’action discrète et fidèle d’un ange gardien qui n’était pas pour rien dans sa croyance en un Dieu bienveillant.

(1) : Personne qui loue un navire. Un armateur peut être propriétaire du navire ou simplement affréteur.

(2) : Propriétaires de la cargaison d’un navire.