Cette dernière nuit de 1836 fut agitée pour Fortuné. Il rêva plusieurs fois que Julian retrouvait John Thomas sur le pont surplombant la Bridgehouse Beck, l’arrachait du siège de sa charrette et le précipitait dans la rivière.
Mais ce n’était pas possible : Julian n’était pas informé des menaces qui le visaient, puisqu’il n’avait pas reçu le mot adressé au « Frenchman ». Et ce n’était pas absolument sûr que son auteur fût John Thomas. Rien ne le prouvait. Il y avait juste l’intuition de Fortuné que le hasard n’existe pas et que la concomitance des deux évènements était trop troublante pour n’être qu’une coïncidence. C’était aussi l’avis d’Héloïse. De plus, ce qu’on leur avait dit à la Black Bull Inn concordait : le message avait été laissé à l’auberge jeudi 29 décembre dans la journée, avant la disparition de John Thomas en début de soirée. Peut-être même l’avait-il discrètement déposé sur le comptoir juste avant de reprendre sa route fatale vers la fabrique.
Quand Fortuné se réveilla quatre heures seulement après avoir finalement réussi à s’endormir, il n’avait qu’une question en tête : comment prévenir Julian ? Il n’était pas sensé travailler aujourd’hui, mais peut-être pouvait-on tout de même le trouver à la fabrique ? Héloïse et Fortuné réalisèrent qu’il ne leur avait pas donné son adresse à Haworth. Peut-être logeait-il à Bridgehouse Mill ou non loin ?
Pour l’heure, il fallait retrouver les enfants Brontë. La température n’était pas engageante, mais au moins il ne tombait rien du ciel.
Ils s’étaient donnés rendez-vous devant le presbytère, après le premier service du dimanche matin auquel Emily, Anne, Charlotte et Branwell avaient assisté avec leur tante. Héloïse et Fortuné s’y étaient invités au dernier moment. Ils s’étaient assis au fond de l’église, ne voulant pas se faire remarquer, et n’avaient pas compris la plus grande partie des prières, des chants et de l’homélie, même s’ils retrouvèrent à plusieurs moments certaines phrases qu’ils entendaient en Français le dimanche dans leur paroisse. Ils furent étonnés par le nombre de personnes qui restaient silencieux ou même somnolaient, soit parce que la nuit avait été courte, soit parce que c’était leur état habituel à l’église. Le pasteur Brontë élevait parfois la voix, faisant ouvrir un œil plus vif à certains.
Dès la fin du service, chaudement couverts, les quatre enfants Brontë les attendaient le long du mur du presbytère, le chien Grasper courant dans leurs jambes. Ils se souhaitèrent tous à nouveau une bonne année. Emily proposa d’aller vers Penistone Hill, expliquant que de cette colline, on avait une vue magnifique sur les landes tout autour. Ils se mirent en route par le sentier qui filait tout droit depuis le presbytère. C’était le chemin obligé de toute balade dans les landes à l’ouest quand on partait du centre de Haworth, ce même chemin qu’ils avaient brièvement emprunté mercredi après-midi.
Comme à son habitude, Emily guidait le groupe, parlant à Grasper qu’elle encourageait tantôt à chercher du gibier, tantôt à revenir à ses pieds. Le chien s’exécutait docilement. Fortuné saisit un moment où Grasper passait à sa portée pour l’attraper et jouer avec lui. Emily laissa Héloïse et Branwell la dépasser pour revenir à la hauteur de Fortuné. C’était le moment ou jamais de l’aborder.
– J’ai un ami qui s’appelle Théodore(1), commença-t-il. Quand on vivait en Bretagne, il préférait la compagnie des animaux à celle des hommes et était tout le temps à courir avec eux dans les champs et les forêts.
– La Bretagne, ça ressemble au Yorkshire ? demanda Emily.
– Beaucoup, répondit Fortuné. Il y a des landes avec des bruyères comme celles-ci. Il y a beaucoup de forêts. Dans ma région de Bretagne, le pays de Port-Louis et de Lorient, il y a surtout la mer.
– Vous devez aimer vivre là-bas ! dit Emily.
– Oui. Nous aimons aussi vivre à Paris, mais c’est très différent.
– Moi, je n’ai pas aimé l’école de Roe Head, remarqua Emily. Miss Wooler et ses sœurs nous empêchaient d’aller nous promener. Chaque semaine, il fallait attendre le dimanche.
– Mon ami Théodore, poursuivit Fortuné après un moment, était très doué pour surprendre les animaux. Il savait capturer des lapins à mains nues et piéger des renards, des chats sauvages et des oiseaux.
– Moi aussi, poursuivit Emily, je sais attraper des lapins… mais pas quand je suis avec Grasper !
Elle rit et rappela Grasper qui aboyait plus loin contre on ne sait quel animal. Les rafales se succédaient sans relâche. Les nuages filaient. Il y avait au sommet un dôme gris et épais qui enlevait tout espoir de voir apparaître un rayon de soleil dans la matinée. Héloïse progressait devant avec Branwell, suivie d’Anne. Charlotte marchait derrière, pensive. Autour d’elle, les herbes folles et les bruyères roussies faisaient des taches de vert, d’orangé et de brun.
– Étiez-vous à Roe Head quand les étranges phénomènes se sont produits ? questionna Fortuné.
– J’y suis arrivée en juillet 1835 avec Charlotte, et j’ai supporté cette école jusqu’en septembre. Oui, certains de ces phénomènes se sont produits quand j’y étais… Et Charlotte nous a appris le fin mot de l’histoire ! conclut Emily en riant.
– Quoi ! s’écria Fortuné.
Heureusement, personne d’autre ne l’entendit excepté Emily. Il pensait que Charlotte ne voulait révéler ce secret à personne, mais sans doute que peu de secrets résistaient aux liens invisibles qui unissaient les quatre frère et sœurs.
– Votre sœur et votre frère sont-ils également au courant ?
– Oui, mais nous avons juré de ne le dire à personne.
Ils avançaient sur le flanc d’une petite colline. Derrière, Haworth disparaissait en grande partie derrière les reliefs de la lande.
– Hier, votre sœur Charlotte a dit qu’Eileen n’aimait pas son oncle, tout au moins jusqu’au décès de son père. Qu’en pensez-vous ? questionna Fortuné.
Emily prit son temps avant de répondre :
– Je pense qu’elle aurait eu bien raison de ne pas l’aimer…
– Quelle motif aurait-elle eu ?
– Son oncle était un homme dur. C’est vrai qu’il prenait en charge les frais de l’école de Roe Head et de l’hospitalisation de son père… Mais ce n’était pas un homme bon. À Roe Head, Eileen parlait de lui de temps en temps, comme Charlotte l’a dit hier. Je crois qu’Eileen considérait la générosité de son oncle envers son père et elle plus comme une emprise, que comme une aide désintéressée.
– Comme si, de cette façon, son oncle s’était assuré de sa collaboration future à Bridgehouse Mill ? interrogea Fortuné.
– Peut-être, répondit Emily. En tout cas, c’était une manière pour lui de garder Eileen et son père sous sa dépendance. Ces dernières années, Marston Cockburn refusait semble-t-il de voir son frère. Peut-être était-ce aussi parce qu’il ne l’appréciait pas.
– Mais hier, vous avez semblé surprise quand votre sœur a parlé de cela…
– Oui…
Emily regarda à quelle distance se trouvait Charlotte qui peinait sous les rafales et parvenait difficilement à suivre les cinq autres.
– Je suis embêtée d’aborder ce sujet…, hésita-t-elle.
Fortuné ne dit rien. Il se contenta de hocher la tête en signe de compréhension. Emily proposa à Héloïse et Branwell d’obliquer à gauche à travers la lande.
– C’est plus court, cria-t-elle. Comme ça, on arrivera directement à la carrière de Dimples !
Ils se retrouvèrent tous à marcher dans les herbes, n’évitant pas toujours des zones humides où leurs pieds s’enfonçaient de plusieurs centimètres. Difficile de se repérer ici à moins de bien connaître les environs. Julian avait dit à Héloïse et Fortuné qu’il était hasardeux de s’aventurer dans les landes hors des sentiers battus, sans s’équiper d’une carte et d’un compas. Leur carte et leur compas, c’était Emily.
Elle se remit à la discussion avec Fortuné et soupira :
– Pourquoi vous intéressez-vous tant à Eileen et à son oncle ?
– Parce que je veux comprendre certaines choses que je ne comprends pas. Mais j’ai tort, je le crains. Je n’ai sans doute pas à tout comprendre…
Silence.
– Non, vous n’avez pas tort, dit Emily. Moi non plus, je ne comprends pas tout.
Elle semblait décidée à en dire plus.
– Qu’est-ce que vous ne comprenez pas ?
– C’était le jour de l’enterrement… Père avait dit de très belles choses à l’église. Beaucoup de monde avait pleuré, même des gens qui ne connaissaient pas le père d’Eileen. Après le service, nous nous sommes rendus dans le cimetière pour la mise en terre. Après cela, alors que tout le monde s’était dispersé, je suis retournée dans l’église, car père y avait oublié ses lunettes. Et j’ai surpris là Eileen et son oncle… dans les bras l’un de l’autre !
Fortuné réfléchit quelques secondes.
– Ils se réconfortaient, se consolaient…
– Non, non, ils souriaient, ils étaient heureux ! Elle vient d’enterrer son père et elle est heureuse !
– Vous ont-ils vue ?
– Bien sûr, dès que je suis entrée dans l’église. Ils ont été surpris, se sont écartés l’un de l’autre et sont partis.
Une vingtaine de mètres devant, Héloïse s’était retournée et avait compris qu’il se passait quelque chose avec Emily. Elle accéléra le pas afin de mettre encore plus de distance entre Emily et Branwell. Fortuné aurait bien aimé savoir de quoi Héloïse et Branwell parlaient, mais toute son attention se concentrait sur ce que la cadette des Brontë était en train de lui apprendre.
Il essaya de se faire l’avocat du diable :
– Peut-être était-elle heureuse qu’il ne souffre plus et qu’il soit enfin en paix ? Peut-être, ce jour-là, sous le coup de l’émotion, ne savait-elle pas bien ce qu’elle faisait ?
– Vous le croyez sérieusement ? ricana Emily. Voir son père mourir dans des conditions si terribles et s’en réjouir ?! Non, il y a autre chose… Ce à quoi j’ai assisté n’était pas une attitude naturelle entre un oncle et sa nièce.
Emily n’avait manifestement pas toutes les informations concernant la mort de Marston Cockburn et c’était normal.
– Avez-vous une autre explication ?…, l’interrogea Fortuné. Y aurait-il une relation contre nature entre Eileen et son oncle ?
Fortuné avait osé cette pensée à voix haute car il devinait que dans le monde imaginaire des enfants Brontë, ce genre de situation n’était pas inconcevable. Emily ne parut pas choquée par l’hypothèse et secoua simplement la tête :
– Non, je ne crois pas… Je n’ai pas d’explication.
– Vous étiez présente lors de l’enterrement… Personne ne m’en a parlé. Comment était-ce ?
– Long et très triste. Mr Cockburn n’a parlé à personne. Après, nous avons fait à plusieurs une grande balade dans la lande pour chasser les pensées noires.
Charlotte les interpella et ils eurent pitié d’elle. Ils s’arrêtèrent pour l’attendre. Devant, Branwell, Héloïse et Anne crurent qu’il s’agissait d’un signe pour qu’ils fassent demi-tour, ce qu’ils firent, et tous prirent le chemin du retour. Fortuné ne pouvait poursuivre la discussion avec Emily. Mais l’essentiel avait sans doute été dit.
– Branwell nous a dit qu’il allait écrire aux poètes que vous connaissez à Paris, dit Charlotte après un moment.
Héloïse confirma qu’ils feraient tout leur possible pour être de bons messagers de Branwell auprès de Théophile Gautier et de Gérard Labrunie, ce qui réjouit à l’extrême les trois sœurs.
L’esprit de Fortuné était ailleurs. Cette dernière révélation d’Emily ajoutait une nouvelle pièce au mystérieux puzzle des évènements qui entouraient la mort de Marston Cockburn. Il lui sembla que chaque pièce commençait à trouver sa place et que l’ensemble dessinait une image de plus en plus précise de ce qui s’était sans doute passé l’été dernier et depuis. Il allait avoir des choses à dire à Héloïse ! Mais auparavant, il adressa une requête à Charlotte Brontë :
– Miss Brontë, pouvons-nous vous accompagner quand vous regagnerez Roe Head ? Nous serions peinés de repartir sans avoir vu cet endroit dont vous nous avez tant parlé.
L’intéressée fut prise au dépourvu, mais accepta volontiers la proposition :
– Bien sûr ! Anne et moi y retournons en début d’après-midi. Et comme je vous l’avais dit, je pense que les sœurs Wooler seront très heureuses de vous connaître.
Héloïse et Fortuné auraient bien aimé passer davantage de temps avec Emily, Branwell, Charlotte et Anne Brontë, mais ils ne voulaient pas abuser de l’hospitalité de la famille, qui plus est un dimanche et le dernier jour avant qu’Anne et Charlotte ne regagnent leur école pour plusieurs semaines. Et le temps commençait à presser. Héloïse et Fortuné avaient plusieurs choses à faire avant leur départ à Roe Head.
Ils dirent au revoir à Emily et Branwell en espérant les revoir un jour, ils ne savaient ni où, ni quand. Branwell dit en riant que ses sœurs l’accompagneraient quand il irait à Paris rencontrer Labrunie et Gautier.
– Quand tu seras un poète renommé, rétorqua Emily, ta célébrité rejaillira sur nous !
– Ainsi que sur Fortuné et moi ! ajouta Héloïse sur le même ton. On parlera de nous parce que nous avons connu Branwell Brontë !
Ils rirent ensemble, Branwell se doutant qu’un peu de moquerie se glissait dans ces remarques.
– Dites moi… commença Emily. Je suis curieuse… Pourquoi avez-vous choisi de venir à Haworth en hiver plutôt que lorsque les landes sont belles et fleuries ?
– J’ai une femme très romantique, répondit Fortuné. Elle rêvait de passer un Noël en Angleterre.
– Et votre Noël s’est-il passé comme dans vos rêves ? osa encore Emily.
– Pas vraiment, dit Héloïse, mais je m’en souviendrai toute ma vie. Nous étions avec Julian dans une auberge perdue dans les collines. Le repas était plantureux et nous avons demandé aux patrons l’autorisation de rester un moment auprès du feu.
– À tel point que nous nous sommes assoupis, poursuivit Fortuné, et que quand nous nous sommes réveillés, Julian était monté se coucher, les autres convives étaient partis et nous étions seuls dans la grande salle de l’auberge, avec l’énorme chien des patrons et le vent qui soufflait dans la cheminée !
– En matière de romantisme, vous avez été servis en effet ! conclut Emily.
Fortuné et Héloïse donnèrent rendez-vous à Anne et Charlotte à la Black Bull inn après le déjeuner.
Ce premier jour de l’année, la Black Bull inn n’était ouverte qu’aux clients qui y séjournaient. Elle proposait un service de restauration minimum qui convint parfaitement à Héloïse et Fortuné pour le déjeuner. Après toutes ces journées aux copieux repas le midi et le soir, une nourriture simple correspondait tout à fait à ce que leur estomac pouvait supporter.
Fortuné profita du repas pour écrire ce qu’avait révélé Emily et pour en faire part à Héloïse. « Ce à quoi j’ai assisté n’était pas une attitude naturelle entre un oncle et sa nièce », avait-elle dit. Il évoquèrent les hypothèses qui leur paraissaient maintenant les plus vraisemblables concernant les divers membres de la famille Cockburn et tombèrent d’accord sur la plus extravagante d’entre elles.
(1) : Voir La Disparue du Doyenné.