Corinne peinait encore à croire que l’homme qu’elle tenait dans ses bras était bien Théodore, mais Fortuné, lui, n’en doutait pas. Lorsque, dans la cour du numéro 3 il y a une heure environ, il avait vu l’homme de Damaisin retrouver ses esprits et se redresser, celui-ci lui avait rappelé la grande silhouette de Théodore débarquant d’un cabriolet dans cette même cour, le soir du 17 juillet. Redoutant ce qui pouvait arriver à l’étage, Fortuné avait alors demandé à Théodore de se dévêtir, et à l’homme, sous la menace de son pistolet, de revêtir les habits et le chapeau de Théodore. Leur corpulence et leur stature étant semblables, on pouvait, dans l’ombre, se méprendre sur leur identité.
Quand, après avoir attendu plusieurs minutes dans l’obscurité et le silence à l’entrée du grand salon selon les instructions de Théodore, ils virent apparaître Corinne près de la fenêtre, Fortuné retint son ami d’un geste vif et, d’un léger coup de dague dans le dos, força l’homme à avancer vers elle. Dans la bousculade qui s’ensuivit, Théodore fut assommé d’un coup de poing dans l’estomac par Damaisin qui venait de projeter Fortuné contre un mur et qui, deux secondes plus tard, comme un oiseau de proie, tomba de tout son poids sur Allyre qui grimpait l’escalier.

Théodore venait sans doute de raconter ce qu’il savait à Corinne, car elle semblait commencer à croire réellement en sa « résurrection ».
Fortuné se laissa tomber dans un fauteuil comme une masse. Allyre était allé chercher à l’étage du dessous des choses à manger et à boire. Champoiseau avait disparu. Quand Allyre revint les bras chargés de victuailles, il apprit à Fortuné que, après avoir salué Corinne, le vieil homme avait préféré retourner chez lui, même à cette heure tardive, afin de dormir tranquille. Fortuné se dit qu’il était temps de faire de même, mais une extrême fatigue et une grande nervosité l’en empêchaient. Il avait déjà assisté à la mort brutale d’un homme, mais il n’en avait jamais encore été l’auteur. Malgré tout, il ne pensait qu’à deux choses : que le plus gros de cette histoire était maintenant terminé – même s’il restait des détails à éclaircir – et qu’il se reposerait bien volontiers dans les bras d’Héloïse.
Il fut touché par la discrétion de Champoiseau, qui venait de se retirer alors qu’il s’était tant démené pour retrouver la trace de Corinne et de Damaisin. Il retournerait chez Baratte pour le remercier. Entre lui, le demi-solde, Théodore et Allyre, il sentait grandir la camaraderie particulière qui naît d’une épreuve traversée ensemble.
Allyre lui fit le récit rapide du moment où la bande de Vidocq, qui surveillait le numéro 3 depuis un moment, perchée dans  l’immeuble d’en face, s’invita dans la partie et alla se présenter à Champoiseau qui reconnut sans grand plaisir l’homme qui l’avait interrogé chez Baratte. La situation ne se prêtait alors pas aux discours. Vidocq leur apprit qu’il y avait là-haut Corinne et trois hommes. Pour le convaincre de ne pas monter, Allyre – qui craignait que Vidocq ne déclenche un carnage – prétendit que Théodore était resté en embuscade dans l’escalier. Tous convinrent de se cacher dans les différents recoins de la cour afin de cueillir le gibier lorsqu’il redescendrait, ou d’être prêts à monter en cas de besoin. On connaît la suite.
Vidocq était-il déjà là lorsque Corinne, Damaisin et les deux hommes de main étaient arrivés ? Si oui, pourquoi ne leur avaient-ils pas sauté au collet ? Peut-être voulaient-ils voir comment les retrouvailles allaient se passer et était-ce le comportement de Champoiseau qui les avait décidés à intervenir ?

Corinne était brune comme Héloïse, mais avec des yeux marron et une peau plus mate.
Elle tira Fortuné et Allyre de leur discussion :
– Sont-ils morts ? questionna-t-elle.
Une belle plaie ornait sa pommette gauche, fruit de la lutte récente à l’étage du dessous.
Fortuné la raccompagna jusqu’au canapé que Théodore n’avait pas quitté et s’assit en face d’eux.
– Combien étaient-ils à vous accompagner ? interrogea-t-il doucement.
– Damaisin et trois autres hommes, répondit-elle.
– Ils ont été tués tous les quatre. Le premier par l’un de ses complices, le second par moi, le troisième et Damaisin par Vidocq et ses hommes.
Corinne s’écroula en sanglots. Sans doute que la tension et la fatigue accumulées ces derniers jours et ces dernières heures, ainsi que la mort brutale d’hommes qu’elle connaissait, avaient raison de ses dernières défenses.
– Pourquoi avez-vous prévenu Vidocq, alors que je vous avais priés de le tenir à l’écart ? demanda-t-elle après un moment avec un regard dur.
– Nous nous en sommes gardés, selon tes consignes, répondit Théodore. C’est ta femme de chambre qui l’a informé de notre rendez-vous en lui transmettant une copie de ma lettre.
– Ah ! La peste ! Je lui faisais confiance… Heureusement que je ne lui avais pas indiqué où je me cachais !
– Comment pouvait-elle alors vous joindre ? questionna Fortuné.
– Elle savait où trouver un messager de Damaisin.
Corinne ne semblait pas encore prête à répondre aux nombreuses questions que Fortuné souhaitait lui poser. Il patienta un peu. Il fit bien, car elle voulait encore éclaircir une chose.
– Qu’avez-vous convenu avec Vidocq et avec la police ?
– Avec la police, rien, dit Fortuné, car je me suis retiré avant qu’ils m’interrogent. Je pense qu’ils remonteront ma piste jusqu’au bureau Veritas et que cela fera là-bas grande impression. Vidocq m’a demandé de passer demain à la première heure à son bureau. Il veut aussi vous voir.
– Et moi ?… demanda Théodore.
– Toi, tu n’es pour l’instant qu’un cadavre ! répondit Fortuné. Il faudra aller déclarer demain à la Préfecture que tu es bien vivant…
Il attendit un long moment avant de demander à Corinne :
– Quelles étaient vos intentions, à vos amis et vous-même, en nous retrouvant ici ?
Corinne se tourna vers Théodore :
– Damaisin n’était pas un ami, sanglota-t-elle. Jamais je ne l’aurais guidé ici si j’avais pu imaginer ce qu’il en résulterait. Il prétendait qu’il voulait seulement te parler. Il se disait convaincu que, si tu me retrouvais, tu abandonnerais ton projet d’aller trouver la police… Tout à l’heure, ne sachant pas bien combien vous étiez, il m’a demandé de t’attirer à la fenêtre afin qu’un de ses hommes t’assomme. Il restait caché dans l’ombre pour le couvrir…
– Il comptait peut-être te retenir prisonnier jusqu’à mardi, ajouta Fortuné.
– Et toi, demanda Corinne à Théodore, comment as-tu su qu’un événement grave se préparait pour mardi ?
– Par d’heureuses circonstances, le vieil homme que tu as vu tout à l’heure nous a mis sur la piste de Damaisin et de la société des Droits de l’Homme. Et c’est en réalisant que l’hôte du château voisin – Théodore désigna de la tête les Tuileries au bout de l’impasse – passerait en revue la Garde nationale mardi et en lisant dans ta lettre que tu reviendrais la semaine prochaine « pour des raisons que je t’expliquerai », que Fortuné s’est douté de quelque chose.
– Êtes-vous membre de la société des Droits de l’homme ? demanda ce dernier.
– Oui, je suis toujours membre d’une section, même si Thiers les a pour la plupart décapitées l’an dernier… la même que Damaisin… Lorsqu’il m’a demandé de m’approcher de la fenêtre, poursuivit Corinne en enfouissant sa tête entre ses mains,  j’ai obéi en lui faisant confiance. Nous avions cru entendre un bruit et nous nous sommes méfiés, car l’homme qui attendait en bas devait siffler trois fois si Théodore était seul et sans arme, et il n’avait pas sifflé… Peut-être Damaisin a-t-il été pris par la colère ? – par la panique, je ne crois pas. Peut-être avait-il le projet de se débarrasser de Théodore ?, auquel cas j’ai été bien naïve.
Fortuné était troublé qu’une si jolie femme, dont le regard exprimait le courage et la bonté, veuille attenter à la vie du roi. Il avait été impressionné de la même façon il y a trois jours par la détermination de Zoé et Allyre Bureau.
– Quel était votre projet pour mardi, lorsque Louis-Philippe passera en revue la Garde nationale ? demanda-t-il.
– Sauver le roi, malheureusement, répondit Corinne.
Fortuné, Théodore et Allyre se regardèrent.
– … sauver ?…, commença Fortuné.
– … le roi ?…, continua Allyre.
– … malheureusement ?…, conclut Théodore.
– Eh bien oui !, confirma son amante d’un air étonné.
– Nous ne nous comprenons pas, ou bien tu plaisantes, Corinne ?…, reprit Théodore.
Fortuné restait silencieux, comprenant que les heures à venir risquaient de n’être pas aussi paisibles que ce qu’il avait espéré.

– Le but de Damaisin n’était-il pas d’attenter à la vie du roi après-demain ? demanda-t-il.
– Non ! C’était de lui éviter la mort ! Que croyiez-vous ?… Ah, je comprends maintenant les termes mystérieux de ta lettre, Théo ! Mais vous faites erreur, tous, depuis le début ! Comment avez-vous pu penser ?… Théo…
Devant l’impassibilité des trois hommes, Corinne se calma peu à peu. Ceux-ci se calèrent, Théodore dans le canapé et Allyre et Fortuné dans leur fauteuil, pour écouter la suite.
– Il y a trois semaines environ, poursuivit Corinne, j’ai reçu une drôle d’invitation de l’une de mes amies. Elle m’a proposé de passer la nuit dans une chambre voisine de celle qu’elle occupe dans un garni. Elle recevait ce soir-là un ouvrier-lampiste dont elle est amoureuse, Victor Boireau. Connaissant mes amitiés républicaines, mon amie me promettait des révélations extraordinaires, si j’avais l’oreille assez fine pour surprendre leur conversation à travers la cloison. Elle le fit boire et lui fit toutes sortes de galanteries. La cloison qui nous séparait était si fine que j’entendais en effet leurs paroles. Et, au milieu de la nuit, j’entendis ce Victor lui répéter ce qu’il avait déjà dû lui dire : que l’une de ses connaissances était impliquée dans un projet de machine infernale destinée à tuer Louis-Philippe. L’attentat aurait lieu mardi, lors de la revue de la Garde nationale et il priait mon amie de ne pas s’y rendre. Elle fit celle qui souhaitait la mort du roi et essaya de le questionner davantage, à moitié effrayée, à moitié amusée. Mais il ne lui apprit rien de plus. Quand il fut reparti le lendemain matin, je demandai à mon amie l’adresse du lampiste pour la confier à Damaisin. Deux jours plus tard, Damaisin m’apprenait qu’il ne souhaitait pas entrer en relation avec Victor Boireau. Il ne voulait pas risquer de tout gâcher en rencontrant cet homme qui, ensuite, pouvait alerter ses complices. Il m’a demandé d’essayer d’obtenir de Boireau, par l’intermédiaire de mon amie, la réponse à trois questions : pour qui agissaient-ils ? Quel était l’endroit où la machine infernale devait exploser ? Et quand et comment devait-elle être acheminée sur place ? Vous pensez bien que lorsque j’ai transmis ces questions à mon amie, elle a refusé en bloc. Elle ne se sentait pas suffisamment en confiance avec Boireau pour les lui poser. Même sous l’emprise de l’alcool, il conservait la tête assez froide et se méfierait rapidement.
Fortuné risqua une question :
– L’intention de Damaisin était-elle de faire échouer ce projet, ou bien d’évaluer ses chances de réussite pour le soutenir s’il avait des chances d’aboutir – ou l’empêcher s’il était l’œuvre d’illuminés et risquait de retomber sur la tête des républicains, que l’on ne manquerait pas d’accuser ?
– Lui seul aurait pu le dire, répondit Corinne. J’avoue que, après ce qui vient de se passer, je ne sais plus. Personne, parmi les chefs républicains qu’il a interrogés, n’était informé de ce complot. Mais, en même temps, c’est la règle des complots : rares sont ceux qui sont informés, et tout le monde doit se tenir prêt en permanence pour « au cas où. » Je ne sais pas ce que Damaisin pensait réellement de tout cela. Il a fait suivre Boireau, s’est renseigné sur lui, mais l’homme était malin et Damaisin n’a pas réussi à apprendre grand chose. Les jours avançaient. L’atout principal restait mon amie, à qui Damaisin avait raconté quelques mensonges afin de lui faire croire que les informations qu’elle obtiendrait permettraient de sauver la vie d’innocents. Il lui promit aussi de l’argent. Mon amie décida qu’un soir – c’était le vendredi 10 juillet –, elle tenterait sa chance. Boireau devait passer à nouveau la nuit chez elle. Elle m’avait demandé d’occuper la chambre voisine et d’apporter un pistolet, si les choses tournaient mal. Les choses ont mal tourné. Boireau a flairé le coup et, en fin de soirée, l’a frappée violemment pour tenter de lui faire avouer la raison de sa curiosité. Ils ont fait un tel raffut dans la maisonnée qu’avec deux hommes de l’étage, nous avons frappé à la porte de mon amie jusqu’à ce qu’elle ouvre. Du sang coulait de son nez et de son oreille et elle se tenait une côte. Boireau fila sans demander son reste. Pour moi, son explosion de violence était une preuve, s’il en fallait, que le complot qu’il se vantait de connaître n’était pas le fruit de son imagination, mais représentait une menace réelle.
– T’a-t-il identifiée ? questionna Théodore.
– Il a vu mon visage, mais il n’a pas eu le temps de comprendre que Camille – c’est le prénom de mon amie – et moi nous nous connaissions. Camille ne pouvait rester seule. Je l’ai emmenée chez moi. Le lendemain soir, samedi 11 juillet, je racontais à Damaisin, chez Baratte, à quelle issue ses machinations nous avaient menés. Comme vous l’avez compris, je le retrouvais parfois chez Baratte lorsque nous avions à parler « politique ». Il me conseilla d’abriter Camille dans une chambre de l’île Saint-Louis qui sert souvent de cachette à des Républicains. Quelques minutes plus tard, Théodore, tu nous croisais dans la rue. Après avoir lu la lettre que tu m’as écrite ce soir-là, j’ai pensé qu’il valait mieux que je me terre moi aussi quelque temps, au moins jusqu’au 28 juillet, car je craignais de ne pouvoir à la fois protéger Camille et avoir une explication franche avec toi sur tout cela. Après un rapide ménage dans mon appartement, j’ai rejoint Camille dans la mansarde de l’île Saint-Louis, où nous partageons la même chambre depuis deux semaines.
– Ainsi, commenta Allyre, vous n’aviez pas quitté Paris et vous viviez à quelques minutes d’ici !
– Oui. Je ne sortais qu’une ou deux fois par jour, par peur d’abandonner Camille dont la santé reste fragile et de rencontrer quelqu’un qui me connaissait. Mais ces rues sont tellement pauvres que le risque était minime. Damaisin ou l’un de ses hommes venait nous visiter plusieurs fois dans la journée. Je me sentais en partie responsable de l’état de Camille et je la soignais. C’est elle, d’ailleurs, qui retrouva le 18 juillet le nom d’un ami de Boireau. Elle se rappela qu’il parlait souvent d’un épicier nommé Pépin. Était-ce lui qui était mêlé au projet d’attentat ? Damaisin a découvert que Pépin était républicain, membre d’une section de la société des Droits de l’Homme, et que sa boutique était située rue du Faubourg-Saint-Antoine. En juin 1832, son échoppe avait servi de cache d’armes aux insurgés. Damaisin a fait établir une surveillance autour de cet homme. Il lui a découvert quelques amis parmi les membres de la société des Droits de l’Homme, mais n’obtint pas d’information sur l’existence d’un quelconque projet d’attentat. Il apprit cependant que Pépin avait passé plusieurs jours en province début juillet.
– … Afin de prévenir des républicains de la proximité d’un attentat ? demanda Allyre.
– C’est ce que nous avons pensé, répondit Corinne, et cela a confirmé nos soupçons.
– Comment Pépin a-t-il pu révéler une telle information sans mettre en péril le projet et s’exposer lui-même ? interrogea Théodore.
– Je suppose qu’il lui suffisait de rester assez vague sur la date et les circonstances de l’attentat, dit Corinne.
– La surveillance de Boireau et de Pépin n’a pas permis de découvrir d’autres personnes suspectes ? demanda Fortuné.
– Nous avons établi une liste de noms, expliqua Corinne. Mais nous ne sommes pas parvenus à savoir qui surveiller davantage. Et Damaisin ne me disait pas tout.
Elle respira profondément avant de continuer :
– Lui et ses hommes commençaient à rôder de plus en plus près autour de ce Pépin – avec beaucoup de prudence, car Boireau l’avait peut-être alerté – quand j’ai reçu hier le mot de Théodore. Damaisin a aussitôt décidé que la menace était trop sérieuse pour ne pas répondre à votre invitation. Nous ignorions ce que vous saviez exactement, mais Damaisin redoutait beaucoup que, si Vidocq était alerté, les républicains ne soient accusés d’une façon ou d’une autre d’un complot contre le roi.
– Pensez-vous, demanda Fortuné, que ce Pépin puisse attenter à la vie de Louis-Philippe après-demain… ou plutôt demain ? précisa-t-il en réalisant que la journée du 27 juillet avait déjà débuté.
– Des personnes que Damaisin a interrogées disent que Pépin est aveuglé par la haine qu’il porte au roi. Pour cela, il pourrait aussi bien être légitimiste que républicain. Mais il a des relations capables de financer un attentat. S’il trouve un aventurier prêt à tout pour de l’argent, cela peut occasionner un beau massacre. Que le roi meure ou qu’il soit épargné, la responsabilité d’un attentat retombera sur les Républicains. Pépin serait un agent provocateur de la police de Gisquet qu’il n’agirait pas autrement.
Fortuné se frotta les yeux et eut du mal à les rouvrir. Il regarda Théodore et Allyre, qui luttaient comme lui contre le sommeil et l’épuisement. Ce dernier souffrait toujours de l’œil gauche.
Fortuné réfléchit tout haut :
– Pouvons-nous agir d’une manière ou d’une autre ? Si nous allons trouver Pépin, il ne dira rien et, si un attentat est bien prévu demain, ses complices risquent de passer à l’action sans lui. Peut-être Boireau serait-il davantage susceptible de parler, contre des menaces ou des promesses… Comment Damaisin comptait-il s’y prendre ?
– Nous voulions interroger Melle Camelu aujourd’hui, mais nous ne l’avons pas trouvée chez elle, répondit Corinne.
– Melle Camelu ? répéta Fortuné.
Théodore s’assoupissait, une main posée sur le bras de Corinne qui hocha la tête :
– Une femme qui est passée quatre fois acheter le journal chez Pépin en l’espace d’une semaine. L’homme de Damaisin qui surveille sa boutique a remarqué qu’elle y restait parfois trente minutes à parler avec lui, surtout quand Mme Pépin était absente.
– Vous pensez qu’elle connaît les projets de Pépin ?
– C’est ce que nous voulions savoir.
– Bon, résuma Fortuné, nous avons vingt-quatre heures pour trouver dans Paris des républicains sur leurs gardes et pour réussir à les faire parler, afin de déjouer un attentat contre le roi ! Tout cela en se gardant de la Préfecture de police et de Vidocq, qui vont se lancer à nos trousses avant midi si nous ne nous rendons pas dans quelques heures à sa convocation !… Rien que cela !… Nous devrions dormir quelques heures avant de partir en chasse, ajouta-t-il dans un soupir.
– Je propose d’avertir la Préfecture par une lettre anonyme, dit Allyre.
– Une lettre anonyme ? dit Fortuné. Ils doivent en recevoir des dizaines chaque jour. Et que leur dirais-tu ?
– L’essentiel de ce que nous savons, en passant sur certains détails.
– Mais nous ne savons pas l’essentiel, c’est-à-dire où et à quelle heure l’attentat se produirait. Le roi fera plusieurs kilomètres dans Paris. Ce n’est pas avec les effectifs dont la police dispose qu’elle pourra surveiller tout le parcours. Non, il faut que nous en sachions davantage…
– Le ministre arriverait peut-être à convaincre le roi d’annuler la revue de la Garde, avança Allyre.
– Aucune menace n’a jamais découragé Louis-Philippe d’apparaître en public, répondit Fortuné.
Les deux hommes gardèrent le silence un instant. Théodore sortit de sa torpeur pour demander à son amante :
– Pourquoi, il y a trois semaines, ne m’as-tu rien dit au sujet de Camille ?
Mais Corinne avait fermé les yeux. Elle s’était endormie et ils firent rapidement de même. Il était une heure trente du matin.

Peu avant trois heures, Fortuné fut réveillé par un grand brouhaha qui montait de l’escalier.
– La bande du Doyenné ! Je les avais oubliés, ceux-là !, dit-il en secouant Allyre pour le réveiller. Je vais chercher Gautier et Gérard. Nous leur devons des explications. Mais comme on ne sait pas où tout cela va nous mener demain, le mieux est d’en dire le moins possible pour le moment.
La bande du Doyenné rentrait de la Grande Chaumière avec sa discrétion habituelle. La bande, ou ce qu’il en restait, car une partie des amis de Labrunie, Rogier et Gautier avaient regagné leur domicile.
Fortuné alla au devant d’eux dans l’escalier. Ils furent très étonnés de le trouver là à cette heure matinale.
– Fortuné, s’écria Gautier, ce n’est pas ici, mais à la Grande Chaumière, que nous vous attendions avec Théodore ! Où se cache ce galopin ?
– Quelqu’un a-t-il saigné un porc sous nos fenêtres ? demanda Labrunie. Il y a une grande mare qui ressemble à du sang !
Fortuné chercha Héloïse des yeux. Il l’aperçut plus bas et lut de l’inquiétude dans son regard. Elle avait accompagné la troupe à la Grande Chaumière et était revenue au Doyenné dans l’espoir d’avoir des nouvelles de Corinne. La mare de sang dans l’impasse ne l’avait pas rassurée. Fortuné les invita tous les trois à monter d’un étage, en leur expliquant qu’ils s’étaient installés chez la voisine du dessus. Les deux poètes se regardèrent étonnés et le suivirent sans un mot, après avoir laissé Héloïse passer devant eux. C’est presque en courant qu’elle franchit le seuil de l’appartement de la vieille dame qui poursuivait son sommeil de plomb dans l’une des chambres. Héloïse se figea à l’entrée du petit salon en apercevant le canapé. Gautier et Labrunie faillirent la bousculer. Ils avaient bien bu à la Grande Chaumière et n’avaient plus toutes leurs forces ni tous leurs esprits. Tous trois pénétrèrent dans le salon en silence, jetant des regards tantôt vers Corinne et Théodore, endormis dans les bras l’un de l’autre, tantôt vers Fortuné et Allyre, qui avait installé des fauteuils dans un coin et les invitait à s’asseoir. Labrunie et Gautier prirent place avec des gestes incertains, comme si c’était la première fois qu’ils effectuaient cette opération.
Héloïse se précipita dans les bras de son amie et elles restèrent plusieurs secondes serrées l’une contre l’autre.
– Que s’est-il passé ? interrogea-t-elle la première, écarquillant les yeux devant le coquard qu’arborait Allyre et la blessure au visage de Corinne.
Fortuné lui fit un clin d’œil discret avant de se tourner vers Gautier et Labrunie :
– Corinne est revenue. Elle va bien, mais il y a eu une violente dispute dans votre appartement entre l’homme qui l’accompagnait et nous. En réalité, si elle avait disparu depuis plus de deux semaines, c’est que… cet homme, qui l’avait aimée jadis, l’a retrouvée à Paris pour la forcer à l’épouser. Elle a réussi à l’attirer ici hier soir en lui promettant qu’elle romprait devant lui avec Théodore. Hum… Bien sûr, les choses ne se sont pas passées comme l’homme l’entendait, et il est devenu violent. Pendant la dispute,… il est passé par la fenêtre !
– Comme cela, zou… ? dit Gérard.
– Euh… oui, répondit Fortuné.
– Et les coups de feu que les voisins ont entendus ? dit Gautier.
Fortuné avait oublié les coups de feu.
– Des voisins ont entendu des coups de feu ? questionna-t-il.
– Oui, répondit Gautier. Nous en avons rencontré deux en bas qui en discutaient encore.
– Ah, oui !…
Mais aucune explication ne suivit. L’imagination de Fortuné était à sec. Allyre prit le relais :
– Cela, c’est une autre histoire. Voilà : des sergents de ville ont été appelés par le commissaire pour chercher le corps de cet homme, tué sur le coup, et ils ont été pris à partie par des individus qui faisaient la fête dans les ruines derrière la chapelle. Les sergents ont tiré deux coups de feu en l’air pour s’en débarrasser.
– Drôle de façon de faire, remarqua Gérard.
– C’est pourtant bien la vérité, insista Allyre. Vous ne pensez tout de même pas qu’il y a eu une insurrection impasse du Doyenné en votre absence ! Ou bien que Vidocq et sa bande sont venus poursuivre ici des brigands !…
– Non, bien sûr, admit Gérard en bâillant.
Voyant que Gautier et Labrunie risquaient de s’endormir dans les fauteuils, Fortuné se leva :
– Chers amis, vous voilà rassurés. Je vous raccompagne. Nous sommes tous bien fatigués. Nous parlerons davantage lorsque nous serons plus frais… Ah, j’oubliais !… Cet homme que vous voyez là – il désigna Théodore toujours endormi à côté de Corinne – est mort !
– Hein ?! s’écria Gautier pendant que Gérard secouait la tête nerveusement.
– Enfin… pour l’instant, compléta Fortuné.
– …
– L’ancien amant de Corinne, expliqua-t-il gêné, avait la carrure de Théodore. Après sa chute, sa tête était méconnaissable, vous imaginez… Quand nous sommes descendus à son chevet, Corinne, Allyre et moi – car Théodore avait été assommé par ce monsieur –, avons été rejoints par le commissaire qui habite en face. Il a cru reconnaître Théodore et a pensé qu’il s’agissait d’un accident. Nous ne lui avons pas encore appris qu’il se trompait.
– Non, bien sûr, je comprends bien, commenta Gautier qui ne comprenait rien du tout.
– Bon, dit Gérard en se levant. Allons annoncer ces bonnes nouvelles à nos amis en-dessous !
– À votre place, j’attendrais un peu que les choses s’éclaircissent, se permit Allyre.
– Oui, en effet, admirent à la fois Gautier et Labrunie qui aperçurent enfin le coquard qu’il avait à l’œil.
Les deux poètes se dirigèrent en silence vers la porte du salon.
– Donc, Théodore est mort pour quelque temps ?… interrogea Gautier en jetant un dernier regard en direction du canapé.
– Oui, dit Allyre en les raccompagnant jusqu’à l’escalier. Il passera vous voir lorsqu’il sera rétabli. Le mieux est que vous évitiez de parler de lui pour l’instant. Et ne soyez pas étonnés si des voisins vous transmettent leurs condoléances…
Gautier était déjà dans l’escalier lorsqu’il remonta deux marches :
– Vidocq était donc là ? interrogea-t-il avec des yeux agrandis par la curiosité.
– Chut !, répondit Allyre en lui adressant un clin d’œil que Gautier lui renvoya avant de reprendre la descente d’un pas mal assuré.
Héloïse était restée assise. Elle souriait à Fortuné, qui lui souriait.
– Tout va bien, Fortuné ? demanda-t-elle.
– Tout va bien, répondit-il.
– Vous me direz demain ce qui s’est vraiment passé ?
– Promis, Héloïse.
Elle partit au fond de l’appartement en quête d’un canapé ou d’un lit et Fortuné n’osa pas la rejoindre. Il se cala au mieux dans son fauteuil et, comme Allyre, essaya de se rendormir. Il rédigea un mot afin de prévenir Charles Lefebvre qu’il s’absenterait pour la journée, lui demandant de l’excuser et de ne pas s’inquiéter si la police venait le chercher au bureau Veritas. Tout cela, dit-il, était lié au cinquième anniversaire de la Révolution de juillet – beaucoup de gens prenaient un ou deux jours de congés à cette occasion – et il fournirait toutes les explications à son retour mardi ou mercredi.
Il voulait réfléchir à la manière dont ils pourraient aborder Pépin, Melle Camelu ou Boireau s’ils parvenaient à les retrouver, mais il s’endormit aussitôt.

Il fut réveillé vers sept heures par un grand cri. Il vit que Corinne n’était plus sur le canapé et saisit son pistolet.
– C’est Corinne, dit Théodore d’une voix encore pâteuse. Sans doute qu’elle aura vu un chien… Elle a horreur des chiens.
Un animal à poils gris pénétra dans le salon. Une exclamation de surprise échappa en même temps à Allyre et à Fortuné :
– Champoiseau !