Ils étaient heureux de leur visite de Bridgehouse Mill. Fortuné avait souhaité étudier davantage le fonctionnement des métiers à tisser et Julian avait demandé au contremaître d’expliquer en détail comment, de la roue à aube aux machines des rez-de-chaussée et premier étage, tout était relié et composait un immense corps de bois, de courroies et de métal qui vivait au rythme d’une même respiration aux deux étages et dans les différentes salles. Ils discutèrent aussi avec le mécanicien de la fabrique de la façon dont ils prévoyaient d’installer prochainement une machine à vapeur pour suppléer à l’énergie hydraulique.

Le ciel s’était couvert et la température, déjà fraîche au lever, était descendue encore plus bas quand Héloïse et Fortuné, après avoir quitté Julian, cherchèrent une auberge pour se restaurer. Ils choisirent The Old Hall, de l’autre côté de la Bridgehouse Beck. Une auberge de pierres grises aux fenêtres à petits carreaux, avec un grand porche s’avançant sur un petit jardin.
L’heure était déjà avancée pour déjeuner et l’auberge était pleine. Ils se seraient bien approchés de l’immense cheminée, mais durent se satisfaire d’une table qu’un homme venait de quitter, collée à une fenêtre de laquelle on apercevait Sun Street, la rue qui continuait dans le prolongement de Main Street en direction du Sud. Ils sentaient l’air froid pénétrer à travers la vitre. Les autres tables étaient occupées par des couples ou des groupes de deux ou trois personnes qui finissaient leur repas.
Leur choix se fixa sur un beef and oyster pudding, plus parce qu’ils voulaient savoir ce qui se cachait derrière ces noms exotiques que par réelle compréhension de ce qu’ils allaient déguster. Ils préférèrent parier sur la surprise plutôt que de demander au serveur des explications qu’ils ne comprendraient pas entièrement et qui les identifieraient comme ce qu’ils étaient : des étrangers.
– Il faut que je t’explique ce qu’est New Lanark, entama Fortuné quand son estomac commença à se remplir. J’ai découvert cet endroit par les écrits de Robert Owen. C’est un petit village qui longe la rivière Clyde, à cinquante kilomètres au sud de Glasgow en Écosse. Owen avait déjà dirigé des manufactures à Manchester quand il a rencontré un autre homme de sa trempe, David Dale, et sa fille dont il tomba amoureux et qu’il épousa bientôt. Dale avait fait construire il y a cinquante ans à New Lanark des filatures de coton et des logements pour les ouvriers. En 1799, il a vendu tout cela à Owen qui a voulu améliorer encore la vie des ouvriers. Il y a créé la première école anglaise pour les tout petits enfants. Il s’est consacré tout entier à l’amélioration de la production et des conditions de vie des ouvriers, puis a revendu le village à d’autres industriels il y a une dizaine d’années, pour développer des projets semblables aux États-Unis. Auparavant, il avait tenté de faire adopter par le gouvernement un projet de « villages de la coopération », qui a été rejeté. Pour Owen, c’était la possibilité de libérer les pauvres du chômage et de la misère, de manière pacifique et sans passer par la violence. Mais le gouvernement, qu’il soit Tory ou Whig, a peur de ce genre de réforme et préfère enfermer les pauvres dans des workhouses. Il faut dire aussi qu’Owen s’est également mis l’Église à dos en proclamant que, contrairement à la doctrine chrétienne qui tient l’homme responsable pour le choix du mal, les sources de celui-ci étaient plutôt à chercher dans l’éducation, le milieu et les conditions de vie.
Héloïse semblait autant impressionnée par Robert Owen que par les connaissances de Fortuné.
– J’ai lu beaucoup de choses sur l’industrie textile anglaise dès que j’ai su que vous viendrions ici, avoua-t-il à nouveau avec un sourire.
– Existe-t-il des villages de ce type en France ?, demanda-t-elle.
– Je comparerais bien Robert Owen à Charles Fourier, mais les projets de « phalanstères » de Fourier n’ont pas encore, à ma connaissance, donné naissance à des initiatives d’une ambition aussi importante que New Lanark. J’ai entendu parler d’une « Colonie Sociétaire » fouriériste à Condé-sur-Vesgre près de Paris. Mais je crois qu’elle n’a pas tenu plus de quelques mois. Elle était loin d’avoir l’envergure de New Lanark. Non… Ce qu’Owen et son beau-père ont réussi à construire est assez unique, même si cela n’est pas sans défaut. Il a appris aux ouvriers à réfléchir sur leur condition et à s’organiser pour résister ensemble aux pressions que l’organisation générale du commerce leur impose.
– Cela me fait penser aux coopératives de consommation créées il y a peu par le saint-simonien Michel Derrion à Lyon, dont on a parlé avec nos amis de Paris.
– Tu as raison, réagit Fortuné. Derrion et ses compagnons doivent connaître l’expérience d’Owen à New Lanark. On en reparlera si nous allons un jour rencontrer l’amie de Raphaëlle à Lyon(1).
Le beef and oyster pudding plut beaucoup à Fortuné, un peu moins à Héloïse. En bon breton, il apprécia ce mélange entre viande et huîtres qu’il n’aurait jamais osé imaginer de lui-même.

Héloïse et Fortuné s’apprêtaient à aller marcher dans la lande sur le chemin situé derrière la maison des Brontë, lorsqu’ils aperçurent par la fenêtre Eileen qui descendait Sun Street. Il était un peu plus de quatre heures de l’après-midi. Sa journée de travail finissait-elle plus tôt que celle des employés de la fabrique ? Héloïse se dit qu’il ne fallait pas laisser passer l’occasion. D’un geste, elle enfila son manteau et surgit dehors. Une minute plus tard, Eileen et elle se trouvaient en face de Fortuné.
– Eileen rentrait se reposer un moment, expliqua Héloïse en anglais. Elle nous invite à passer chez elle. D’autant plus que Julian lui a dit que nous serions heureux de faire sa connaissance.
– Avec grand plaisir, répondit Fortuné.
Elle habitait la maison de son oncle, Woodlands, située plus bas un peu en retrait de la rue, enserrée dans une pente boisée qui descendait vers la rivière. Une demeure massive d’un étage, carrée, à la façade claire, de construction très récente. Ils furent accueillis par un domestique qui les accompagna vers un grand salon dont les fenêtres donnaient sur des prés. À n’en pas douter, on se trouvait chez quelqu’un qui avait du pouvoir et n’entendait pas le cacher. Avant de pénétrer dans le salon, ils passèrent près d’un majestueux escalier en marbre. Eileen poussa un petit cri alors qu’un petit chien dévalait les marches à sa rencontre, tout excité de la revoir. Dans sa précipitation, l’animal glissa et se rétablit aussitôt pour lui sauter sur les jambes en jappant. Oubliant ses invités, elle s’assit sur une marche et joua avec lui pendant deux minutes, riant de bon cœur car il était à la fois affectueux, espiègle et maladroit. Puis elle se rappela la présence d’Héloïse et Fortuné, s’excusa et ils terminèrent leur route jusqu’au salon.
Un grand tableau décorait un mur. Un paysage du Yorkshire en 1810, devant lequel posaient Mr et Mrs Cockburn avec leurs fils jumeaux, copie conforme l’un de l’autre excepté quelques détails vestimentaires. Ils semblaient avoir entre quinze et vingt ans, à peu près l’âge d’Eileen aujourd’hui. Au fond à droite, une filature. Les mains de Mr Cockburn reposaient sur les épaules de ses fils, que leur mère regardait avec un étrange sourire. Tous les quatre avaient un air grave, comme tout imprégné de leurs responsabilités.
Eileen expliqua que Woodlands avait été le rêve de son grand-père paternel qui en avait dessiné les plans, mais n’avait vécu que deux années après sa construction en 1832. Derwin y avait alors succédé à son père et Eileen avait emménagé quelques semaines plus tard, au décès de sa mère. L’emplacement de la propriété avait été choisi pour se situer à la fois hors du centre bourg et à proximité de la fabrique. Bridgehouse Mill était à dix minutes à pied par le trajet que venait d’emprunter Eileen par le bourg, et un raccourci existait qui traversait la Bridgehouse Beck et mettait la fabrique à cinq minutes. En cas de besoin, celle-ci était à portée de main jour et nuit, sans pour autant risquer d’exposer Woodlands à des visites inopportunes d’ouvriers.
Vingt-cinq minutes plus tard, alors qu’ils entamaient une tasse de thé, Héloïse et Fortuné eurent la surprise de voir arriver Charlotte Brontë.
– Je me suis permise de faire chercher Miss Brontë, dit Eileen. Elle nous aidera pour la traduction.
Ayant eu la veille un aperçu des connaissances en Français de Charlotte Brontë, Héloïse et Fortuné doutaient que cela fût vraiment utile, mais ils se réjouirent tout de même de l’initiative.
Après les discussions polies d’usage, la conversation s’orienta vers les raisons qui conduisirent Héloïse et Fortuné jusqu’à Haworth, avec, pour la traduction, une aide plus efficace de la part d’Héloïse que de Charlotte. Ils parlèrent aussi de la manière dont ils avaient fait la connaissance de Julian à Paris. Charlotte, qui connaissait déjà une partie de l’histoire, voulut en savoir davantage. Se sentant en confiance et se disant que cela portait moins à conséquence à Haworth qu’à Paris, Fortuné et Héloïse livrèrent plus de détails sur l’attentat contre le préfet de police qu’ils avaient réussi à déjouer(2). Charlotte roulait de grands yeux. Son imagination galopait.
– Votre vie s’est-elle trouvée menacée ?, demanda-t-elle à Fortuné le regard brillant.
Un peu gêné mais ne voulant pas mentir, il raconta brièvement comment il avait alors subi une agression et s’était retrouvé cerné avec d’autres dans le Palais de justice de Paris, à entendre les balles siffler autour d’eux, et alla jusqu’à mentionner la dramatique expérience de la femme enfermée plusieurs jours dans une cellule sous le Palais. Il regretta quelque peu – mais pas complètement – d’avoir révélé ces épisodes quand il vit le visage de Charlotte Brontë se figer, saisi à la fois d’effroi et d’admiration. Tout à coup, il était devenu son héros.
Elle le fixait intensément et préparait un nouveau flot de questions. Héloïse coupa court et changea de sujet en parlant des vacances de Noël qui permettaient à Charlotte de retrouver sa famille, mais laissaient apparemment moins de temps libre à Eileen.
– Je n’ai pas de frères et sœurs, se défendit Eileen. Je n’ai plus que mon oncle. Miss Brontë et sa sœur Anne endurent beaucoup plus que moi en restant toute la semaine à Roe Head ! Ces temps de retrouvailles familiales leur sont très précieux.
Héloïse s’interrogea : quelle situation était la moins enviable : avoir une famille que l’on aime et être séparé d’elle, ou ne plus avoir de parents proches ?
– Les cours recommencent la semaine prochaine à Roe Head, enchaîna Charlotte, qui avait fait son deuil de la suite du récit des aventures du chevalier Petitcolin. J’appréhende d’y retourner ! Les élèves ne sont guère intéressées par les enseignements qu’on leur propose. Si je n’avais pas besoin de gagner cet argent… Heureusement que Miss Wooler, la directrice, est une personne extraordinaire, sans quoi j’aurais renoncé il y a longtemps. Je n’ai connue qu’une élève vraiment passionnée d’apprendre : Eileen.
– Mon père m’a beaucoup encouragée, poursuivit Eileen. Et mon oncle Derwin a réglé les frais d’inscription.
Petit à petit, la discussion s’orientait naturellement vers le sujet qui intéressait Fortuné et Héloïse.
– Vous avez étudié à Roe Head jusqu’au décès de votre père ?, demanda Héloïse.
– Oui, pendant deux ans, jusqu’en juillet dernier. Ensuite, mon oncle m’a demandé de le seconder à la fabrique.
– Et c’est dans cette école que vous avez fait la connaissance de Miss Brontë ?, questionna encore Héloïse.
– Nous nous connaissions un peu avant. Beaucoup de monde à Haworth connaît le pasteur et ses enfants ! Mais c’est à Roe Head que nous sommes devenues vraiment amies, Miss Brontë et moi. Nos… nos familles ont vécu des évènements difficiles. Miss Brontë et Miss Wooler m’ont été d’un grand réconfort ces derniers mois.
Saisissant sa tasse de thé sans regarder Eileen, Héloïse poursuivit :
– D’autant plus, j’imagine, qu’être élève à Roe Head vous a éloignée de votre père qui était alors à York ?…
Eileen regarda Charlotte et resta silencieuse.
– Pardonnez-moi, s’excusa Héloïse. Je suis indiscrète… Monsieur Chétif nous a dit quelques mots sur votre père ce matin.
Eileen et Charlotte parurent soulagées. Elles faisaient confiance à Julian.
– Pendant ces deux années à Roe Head, reprit Eileen, j’ai en effet moins vu mon père. Auparavant, j’allais à York chaque semaine avec maman – jusqu’à son décès, puis seule ensuite – et nous passions de longues heures ensemble à La Retraite.
– La Retraite est le nom de l’établissement pour les personnes atteintes de troubles de l’esprit à York, précisa Charlotte. Le père d’Eileen y a été soigné jusqu’à sa mort.
Encouragée par un regard de Fortuné, Eileen ajouta :
– Là-bas, ils laissent les personnes libres de mener les activités de leur choix, tant qu’elles ne font de mal à personne. Dans les autres hospices, on enferme les gens. À La Retraite, nous pouvions vivre avec mon père ! Ma mère m’a raconté que les premiers mois après son accident, il ne s’intéressait à rien. Puis il est un peu redevenu au fil des années la personne qu’il était avant. Mais pas jusqu’à retrouver le langage. Il était conscient de tout ce qu’il avait perdu et ne voulait se montrer qu’à ma mère et moi.
– Et à son frère ?, osa Fortuné.
– Très peu. En dix ans, ils ne se sont vus que cinq ou six fois, dont une à l’enterrement de ma mère il y a quatre ans et une autre à celui de mon grand-père paternel il y a deux ans. Mon père refusait que mon oncle aille le voir à York. Il ne supportait pas d’être en présence de quelqu’un sans pouvoir lui parler comme avant. Avec ma mère et moi, c’était différent. On pouvait le comprendre sans les mots.
Héloïse et Fortuné ne voyaient pas trop comment en venir à ce sujet qui les intriguait tant : l’histoire du fantôme de l’école de Roe Head. Ils ne souhaitaient pas évoquer la discussion qu’ils avaient eu la veille soir avec Branwell et révéler l’identité de leur informateur.
Ils n’eurent pas besoin de réfléchir beaucoup. Charlotte, emportée par la discussion précédente, évoqua d’elle-même le sujet.
– Vous nous avez raconté l’histoire de cette femme enfermée dans un souterrain, dont les cris ne pouvait être entendus par personne. Nous, à Roe Head, nous entendions parfois de drôles de bruits la nuit…
Héloïse et Fortuné simulèrent l’étonnement.
– De quoi voulez-vous parler ?, demanda la jeune femme.
Charlotte regarda Eileen avant de répondre :
– D’un fantôme.
Fortuné imita l’expression de Charlotte Brontë quelques minutes plus tôt :
– Un fantôme !
– Oui, poursuivit Charlotte. En tout cas, une présence qu’on entendait parfois la nuit au-dessus de nos têtes, sans que l’on sache de qui ou de quoi il s’agissait.
– Peut-être un animal ?, suggéra Héloïse.
– Non, répliqua Charlotte. Un être humain, ou qui avait été humain…
– Comment pouvez-vous être aussi affirmative ?, questionna Fortuné.
– Parce qu’Eileen l’a entendu chuchoter plusieurs fois, dit Charlotte. Et moi aussi… Et parce que les animaux n’allument pas de chandelles !
Fortuné et Héloïse n’avait plus qu’à se taire et attendre la suite.
– Un soir tard, continua Eileen, j’ai entendu des pas au second étage. La salle de classe, le réfectoire et le salon sont au rez-de-chaussée et les chambres des élèves et des adultes, au premier étage. Avec un peu d’appréhension, je suis montée voir. J’ai aperçu un rai de lumière sous la porte d’une pièce au fond d’un couloir. Je me suis approchée silencieusement et j’ai collé mon oreille sur la porte. J’ai entendu chuchoter. Je pensais que c’était deux élèves qui préparaient un mauvais coup et j’ai ouvert la porte brutalement. Il n’y avait personne ! Seulement une chandelle allumée. Le phénomène s’est répété. Plusieurs fois, je suis montée avec une ou deux autres élèves. Certaines sont aussi montées seules. Au fil des semaines, nous nous sommes habituées à ces bruits et, la peur aidant, nous avons arrêté de nous lever.
– Deux mois après mon arrivée, dit Charlotte, Eileen et une autre élève sont venues me réveiller à trois heures du matin. Elles avaient à nouveau entendu du bruit. Nous sommes passées prendre un long couteau à la cuisine et, en tremblant, nous nous sommes approchées à pas de loup de la même chambre au fond du couloir. Pour un même constat : rien qu’une chandelle allumée attestant de la présence d’un être sonore, mais invisible…
– C’est donc toujours dans cette même pièce que ces événements se sont produits ?, s’enquit Fortuné.
– À notre connaissance, oui, répondit Charlotte.
– La pièce possède-t-elle une autre ouverture ?, voulut savoir Héloïse.
– Une fenêtre qui donne sur la toiture et était à chaque fois fermée de l’intérieur, répondit Eileen.
– Et possède-t-elle des meubles qui pourraient dissimuler un enfant ou un adulte ?
– Pas d’armoire, pas de coffre, pas de recoin caché…, dit Eileen. Rien qu’une table et des chaises autour, et un lit. C’est un endroit inutilisé depuis longtemps.
– Vous pensez bien que nous avons vérifié tout cela, ajouta Charlotte.
– Ah oui !… Et un poêle, précisa Eileen, souvent encore chaud quand nous entrions.
Fortuné et Héloïse étaient songeurs et également un peu déçus. En fait de fantôme, il s’agissait plutôt de quelques mauvaises blagues de pensionnaires.
– Qu’en pense Miss Wooler ?, demanda Fortuné. A-t-elle remarqué ces phénomènes ?
– Oui, mais elle n’y croit pas, dit Charlotte. Elle prétend que ce sont des mauvais tours d’élèves qui voudraient que leurs parents les retirent de l’école. C’est peut-être bien cela, car ces bruits ont cessé l’été dernier, quand plusieurs jeunes filles ont quitté l’école.
– Quand avaient-ils commencé ?, demanda Fortuné.
– J’enseigne à Roe Head depuis l’été 1835 et à mon arrivée, on parlait déjà de ces événements depuis quelques mois.
Fortuné se fit la réflexion que cela correspondait à l’époque où il avait connu Héloïse, au moment de l’attentat de Fieschi contre le roi Louis-Philippe.
– Personne n’a tenté de se poster la nuit au second étage pour en savoir davantage ?, questionna Héloïse.
– Miss Wooler et moi l’avons formellement interdit, répliqua Charlotte. Je l’ai fait moi-même plusieurs fois, sans succès.
Eileen se mit à rire.
– Excusez-moi…, Miss Brontë. C’est que, quand vous avez veillé au second étage, soit vous écriviez entourée de chandelles, soit vous vous endormiez !
Charlotte parut très surprise :
– Comment le savez-vous ?!
– Je vous l’avoue : j’ai enfreint vos interdictions et je suis montée à l’étage plusieurs fois encore, dont certaines nuits où je vous ai trouvée endormie. Je n’ai alors pas vu de lumière dans la dernière pièce du couloir. Mais il est arrivé que quand vous n’y étiez pas, elle était comme les premières fois éclairée par une chandelle et vide…
Charlotte Brontë paraissait assez en colère d’entendre ces révélations, mais elle ne le montra pas trop. Héloïse et Fortuné imaginaient non sans sourire cette petite jeune femme attendant la venue d’un fantôme dans l’obscurité – ou pire, éclairée par des bougies, sa plume noircissant du papier.
– Bref, conclut Fortuné, le mystère n’est pas résolu.
– Quel est votre avis, Monsieur ?, demanda Charlotte.
– Je ne saurais dire. Pour tenter de comprendre, il faudrait que je visite les lieux et que j’interroge Miss Wooler et les élèves.
– Vous pouvez venir quand vous voulez !, dit aussitôt Charlotte. Roe Head n’est qu’à vingt miles d’ici. Miss Wooler serait ravie de faire votre connaissance !
– Nous aussi, croyez-le bien, dit Fortuné, hésitant.
Il faudrait peut-être y réfléchir. Ils avaient prévu de repartir lundi, après avoir passé la dernière soirée de l’année à la Black Bull Inn. Une excursion à Roe Head avec Charlotte Brontë serait l’occasion de visiter la campagne du Yorkshire, et, pourquoi pas, d’éclaircir ce mystère.
– Miss Wooler nous parle souvent des Luddites, ajouta Eileen. Les soulèvements ont été importants en 1812 dans la région. Elle a entendu dire que des Luddites s’étaient réunis plusieurs fois dans ce qui est aujourd’hui l’école de Roe Head, afin de préparer leurs attaques des fabriques textiles. De là à penser que, vingt-cinq ans plus tard, leurs fantômes se retrouvent au même endroit pour comploter, il n’y a qu’un pas… que je ne franchirai pas.
Charlotte Brontë resta silencieuse.
– Et vous, qu’en pensez-vous, Miss Brontë ?, questionna Fortuné.
Elle hésita avant de répondre. Une petite lueur illuminait son regard.
– On entend souvent des histoires étonnantes dans nos campagnes. Pourquoi seraient-elles toutes fausses ? Dans les landes alentour, il y a beaucoup de maisons que l’on dit hantées. Je connais des personnes qui prétendent avoir vu des fantômes et la plupart ont tout leur esprit.
Elle reprit après une pause :
– Pour ce qui est de l’école de Roe Head, cette histoire appartient maintenant au passé et c’est heureux. Elle commençait à perturber un peu trop l’esprit des élèves, qui est déjà assez dispersé comme cela.
– Il reste à imaginer ce qu’elle pourrait être, commenta Fortuné. Peut-être pourriez-vous l’écrire, Miss Brontë ?
– Que voulez-vous dire ?, réagit Charlotte.
– Eileen disait que vous écriviez le soir à Roe Head…
– C’est vrai, j’invente des histoires avec Branwell. Il m’envoie parfois des textes à Roe Head et je lui en envoie à Haworth. Pendant ces vacances de Noël, nous profitons d’être ensemble pour écrire. Mon père préférerait que je passe plus de temps avec lui à l’église…
– Puis-je vous demander ce que vous écrivez ?, questionna Héloïse.
– Oh, des contes et des histoires sans importance… Mais si je n’avais pas cela, je mourrais d’ennui à Roe Head !
Elle ne souhaitait visiblement pas en dire plus.
– Que comptez-vous faire demain ?, demanda-t-elle, comme pour détourner la conversation.
– Nous verrons si nous pouvons rencontrer Mr Cockburn, répondit Fortuné. Et York est paraît-il une très jolie ville… Peut-être irons-nous la visiter ? De toute façon, nous n’oublierons pas de passer saluer votre famille avant notre départ lundi.
Charlotte Brontë, Héloïse et Fortuné remercièrent Eileen pour son hospitalité et remontèrent ensemble la Main Street vers leurs domiciles respectifs : le presbytère et la Black Bull Inn.
Une fois seuls, Fortuné et Héloïse se firent la réflexion qu’ils avaient peut-être été un peu directs dans leurs questions aux deux jeunes femmes. Mais comment et jusqu’où se contrôler quand Charlotte Brontë était ainsi entraînée par son imagination et son enthousiasme ?
Une pensée semblait préoccuper Fortuné.
– À quoi penses-tu, Fortuné ?, demanda Héloïse.
– Je pense que… Tu jouerais aussi joyeusement, toi, avec ton chien, au pied d’un escalier où ton père se serait pendu six mois plus tôt ?
– Tu as raison… J’avais oublié que qu’avait dit Julian. En effet, ce comportement d’Eileen est pour le moins étrange…
Fortuné réfléchit à voix haute :
– Soit Eileen possède un tempérament peu ordinaire, capable de surmonter rapidement une telle épreuve ; soit elle simule très bien… ; soit… soit son père ne s’est pas pendu dans cet escalier !
Héloïse eut un mouvement de recul :
– Ouch ! Comment peux-tu imaginer une telle hypothèse ?!
– Je n’imagine rien. Je ne connais pas Eileen. Je constate seulement qu’elle a à voir avec une mystérieuse histoire de fantôme et aussi qu’elle rit au pied d’un escalier où son père se serait pendu récemment… Tout cela ne nous concerne pas, sauf que cela pique ma curiosité, car ça fait beaucoup, d’un coup, pour une seule personne.
– Cela nous concerne tout de même un peu, ajouta Héloïse. Julian est notre ami et Eileen est une personne avec laquelle il travaille. Ne devons-nous pas un peu à Julian de nous préoccuper de ce qui arrive à ses proches… ?
– Je ne sais pas, nous verrons, conclut provisoirement Fortuné.
Tout en parlant, ils s’étaient allongés sur le grand lit de leur chambre pour se reposer. Héloïse avait défait ses cheveux.
Avant d’aller dîner, ils s’autorisèrent une sieste dans les bras l’un de l’autre, ainsi qu’un acte dont ils ne souhaitent pas faire part en détail au lecteur. Si cet acte devait avoir une conséquence, ils lui donneraient peut-être un prénom anglais.
*
Au même moment ou presque, l’ouvrier de Bridgehouse Mill qui avait reconnu Julian à la Black Bull Inn l’avant-veille quittait l’auberge par la porte donnant sur l’écurie. Après une halte pour se rafraîchir le gosier au chaud, il récupéra la charrette chargée de sacs de coton qu’il devait déposer à Bridgehouse Mill avant la fermeture de huit heures. Il était dans les temps et ne poussa pas son cheval. La pente de la rue était toujours aussi coriace et les pavés verglacés par endroits. « Pourquoi ai-je pris la Main Street ? », s’interrogea-t-il tout en connaissant la réponse : parce qu’elle se trouvait sur le chemin de la Black Bull Inn.
Lorsqu’il parvint en bas de la rue, il tourna à gauche pour continuer vers le pont et la fabrique. Dans le virage, il reconnut tout de suite l’homme qui lui demanda de monter dans la charrette. Il ne pouvait lui refuser et obtempéra, tout en s’interrogeant sur ce qu’il lui voulait. Car ce n’était pas la première fois qu’ils se croisaient lorsqu’il conduisait la charrette. Mais c’était la première fois que l’homme lui demandait de le prendre en chemin.

(1) : Voir L’Homme de la Grande Licorne.
(2) : Idem.