– Que lui a-t-on fait ? cria Fortuné.
Il tenta d’aller vers Théodore, mais le sergent le retint. Noyé dans le tumulte environnant, Théo ne leur prêta aucune attention.
Le sergent ne répondit pas. Il désigna Bescher :
– Comment connaissez-vous cet individu ? demanda-t-il à nouveau.
– Nous le pistions depuis plusieurs jours.
– Qui, « nous » ?
– Cet homme et moi-même.
Fortuné désigna Théodore du menton.
– Êtes-vous de la Préfecture ? questionna le sergent.
– Non.
– Travaillez-vous pour Vidocq ?
– Non.
– Pour les carlistes(1) ?
– Non.
– Alors, qui êtes-vous ?
– Je travaille pour le Bureau Veritas, place de la Bourse. Cet homme et moi-même avons appris le projet d’attentat il y a deux jours par des républicains mais nous ne savions pas précisément où et quand cela se produirait.
– Pourquoi n’avez-vous pas alerté la Préfecture ?
– La Préfecture a reçu des dizaines d’informations sur des projets d’attentats. Nous n’aurions pas été pris au sérieux. Nous n’en savions pas assez. Nous ne savions pas qu’il y avait cette machine infernale là-haut.
Fortuné omit de dire que, s’il n’avait pas été menacé par un homme de Vidocq au dernier moment, il aurait pu empêcher le massacre.
– Connaissez-vous le nom de cet homme ?
– Il se nomme Bescher et logeait dans cet appartement. Vous pouvez vérifier auprès de monsieur Périnet, le patron du café des Mille colonnes.
– Ce Bescher a-t-il des complices ?
– Je n’en sais rien.
Fortuné pensait prudent de ne pas trop en dire pour le moment.
Le sergent alla consulter ceux qui surveillaient Théodore. Entre deux mouvements de soldats et de policiers, Fortuné apercevait Bescher. Il reposait sur son matelas les yeux fermés, insensible au tumulte de la cour. Un policier lui parlait, agenouillé à côté de lui. L’explosion l’avait peut-être rendu sourd. Ses deux mains étaient meurtries. Sa lèvre inférieure, coupée en deux, laissait voir la mâchoire. Le plus impressionnant était cette blessure au front. Un morceau de peau lui retombait sur les yeux et un méchant trou surmontait son œil gauche. Fortuné ne pouvait voir son côté droit.
Le sergent revint :
– Il n’est pas question que votre ami quitte cet endroit. Il est considéré comme complice de celui qui a tiré, même s’il le nie. Il va être interrogé par un commissaire.
– Arrêtez-moi aussi, alors, répondit Fortuné. Je réponds de lui comme de moi-même.
Il leva son bras vers Théodore, sans réaliser qu’il tenait toujours un pistolet. Pris au dépourvu, le sergent voulut dégainer son épée, mais un autre fut plus rapide, désarmant Fortuné d’un coup de crosse. Il eut droit à un autre coup sur la tête, venu d’on ne sait où.
On le fit asseoir sur une chaise, sous le hangar de la première cour, du côté de la rue des Fossés-du-Temple. Il lui était interdit d’en bouger et trois hommes en uniforme veillaient à cela.

Ils avaient essayé d’empêcher un attentat et voilà qu’ils étaient retenus par la police. L’esprit de Fortuné passait d’une pensée à une autre : « Pourquoi ont-ils arrêté Théo ?… J’aurais dû profiter du moment où Bescher est entré chez le marchand de vin pour me faufiler dans son appartement et rien de cela ne se serait passé !… Maudit Vidocq ! C’était bien le moment qu’un de ses hommes nous tombe dessus !… Comment Bescher s’est-il retrouvé dans cette cour ? »
Il supposa que le scélérat s’était aidé de la grosse corde qu’il avait passée par sa fenêtre, puis qu’il s’était laissé glisser sur un toit en-dessous, avant de pénétrer dans l’arrière de l’immeuble voisin et de se précipiter dans l’escalier. Mais il avait été arrêté avant d’atteindre la rue des Fossés-du-Temple, que la police surveillait comme toutes les rues alentours.
Deux agents traversèrent la cour. Accompagnés par un capitaine de la garde nationale, ils portaient Bescher inconscient sur leurs épaules. « C’est Daudin et Lefèvre, dit un des gardes de Fortuné à un autre. Ils conduisent l’assassin au poste du Château-d’Eau pour l’interroger au calme. »
Des policiers continuaient d’affluer de la rue des Fossés-du-Temple, ainsi que des hommes en civil, des commissaires et des magistrats. On emmenait des témoins à l’intérieur de l’immeuble. Le tour de Fortuné allait venir. Qu’allait-il raconter ? La vérité ? Toute la vérité ? Qu’allait raconter Théodore ? Leurs témoignages seraient recoupés. Que se passerait-il s’ils ne concordaient pas ?
Songer à s’enfuir était une folie, mais il l’envisagea tout de même. Non… Il ne pourrait éviter de dire la vérité.
Un agent vint le chercher. Voyant qu’il était seul, un des trois hommes qui surveillaient Fortuné proposa de les accompagner.
– Nul besoin, répondit l’agent. Cet homme n’est pas dangereux. C’est juste un témoin.
L’agent conduisit Fortuné vers l’immeuble côté rue. Mais, au lieu de monter à l’étage, il lui fit franchir le cordon de police qui barrait l’entrée sur la rue, adressant au passage un signe de tête à l’un des hommes en faction, puis obliqua à droite. Fortuné n’y comprenait rien. Le menait-on au poste de police du Château-d’Eau ? Ce n’était pas la bonne direction…
– Où me conduisez-vous ? demanda-t-il à l’agent.
– Au coin de la rue, répondit-il simplement.
À la place d’Angoulême, Fortuné eut la surprise de retrouver Corinne, Héloïse et François en compagnie d’un homme âgé, aux favoris gris et abondants. Héloïse lui sauta au cou sans retenue.
– Fortuné, tu t’es battu ? s’inquiéta-t-elle en désignant la blessure occasionnée par le coup de crosse qu’il avait reçu.
– Ce n’est rien. Les policiers sont assez nerveux ces temps-ci…
Le regard de l’homme aux favoris, sombre et pénétrant, lui rappela quelqu’un.
– Me reconnaissez-vous, monsieur Petitcolin ? lui demanda-t-il d’une voix cassée par les années.
– Je ne voudrais pas me tromper, monsieur Vidocq, mais je pense vous reconnaître, malgré votre déguisement.
Vidocq eut un rire nerveux.
– Je vous félicite, pour cela et pour votre enquête… Je vous ai attendu hier en vain à mon bureau et je devine aujourd’hui pourquoi.
Il lança un regard appuyé en direction de Corinne puis dévisagea Fortuné, Héloïse et François, que la présence de son héros en chair et en os en face de lui faisait rougir comme une pivoine.
– Vous avez été plus perspicaces que moi. Mais vos capacités, comme les miennes, ont apparemment des limites.
Il fit une pause puis éclata soudain :
– Vous n’avez rien pu empêcher, monsieur Petitcolin ! Vous seriez venu me voir hier, nous aurions immédiatement arrêté toute la bande ! Vous êtes un inconscient et je devrais vous dénoncer !
Il donna un coup de canne tellement violent sur le sol que François fit un bon en arrière. Fortuné resta impassible.
– Mais je tairai tout cela et je vous prierai également de ne rien dire à quiconque sur ma connaissance de cette affaire. Il ne pourrait que vous en cuire. Je ne vous connais pas. Toute cette histoire est finie pour moi. Je ne vais pas me lancer à la poursuite des complices de l’assassin. Je laisse ça à la Préfecture et aux juges d’instruction. Cela leur fera un bout d’os à ronger. Tiens, en parlant de ceux qui nous protègent…
En un éclair, Vidocq avait sorti un grand mouchoir de sa poche et plongé la tête dedans.
– Retournez-vous discrètement, dit-il plus bas.
Les quatre amis aperçurent un petit homme arborant un chapeau à plumes qui tournait le coin de la rue en direction du 41 rue des Fossés-du-Temple, suivi par une cohorte d’hommes auxquels il donnait des ordres d’une voix aigre. Il portait un uniforme brodé d’or, serré à la taille par une ceinture blanche. Des petites lunettes reposaient sur son nez crochu. Les malheureux qui l’accompagnaient devaient affronter ses cris et ses gesticulations.
– Regardez bien, continua Vidocq, voici le fleuron de notre administration : monsieur Thiers, ministre de l’Intérieur. Il se trouvait dans le cortège royal et doit être en train de se demander quel pion il va faire sauter afin d’éviter de sauter lui-même.
Thiers était passé. Vidocq ressortit la tête de son mouchoir mais y replongea aussitôt qu’il aperçut un autre personnage qui suivait le même chemin que le ministre :
– Et celui-là, c’est Allard, le chef de la Sûreté. Si j’avais été à sa place, nous n’en serions pas là aujourd’hui. La seule chose dont il est capable est de me reconnaître si je traîne trop ici.
Fortuné ne fut pas dupe. Il ignorait dans quelle mesure Vidocq fricotait avec Thiers, Allard et leurs services et ne le saurait probablement jamais, mais il se doutait qu’ils n’hésiteraient pas à collaborer si leurs intérêts respectifs les y poussaient.
Le même agent qui avait libéré Fortuné arrivait maintenant avec Théodore. Après un regard horrifié à la vue de sa chevelure ensanglantée, Corinne le prit dans ses bras et le garda serré contre elle.
Vidocq remit discrètement une liasse de billets dans la main de l’agent.
– Il est bien utile d’avoir encore des amis dans les rangs de la police, commenta-t-il avec un soupir en regardant s’éloigner l’homme. Un certain nombre me doivent leur place…
Théodore ne masqua pas sa surprise lorsqu’il reconnut la voix de Vidocq.
– Vous n’en finissez pas de ressusciter, Monsieur Bonnefoy ! dit ce dernier. Je me doutais un peu que vous n’étiez pas mort impasse du Doyenné…
Il tendit sa main à Fortuné qui la serra en disant :
– Je ne vous remercie pas de nous avoir libérés, monsieur Vidocq. Je comprends maintenant que votre geste n’est pas désintéressé. Quant à dire après un événement qu’il aurait pu être évité si les circonstances avaient été autres, qui peut prétendre que vous auriez mieux réussi ? Ce qui est sûr, c’est que si l’un de vos hommes n’était pas malencontreusement intervenu au moment fatal, l’issue aurait été différente.
– Bien le plaisir, Monsieur Petitcolin, conclut Vidocq, piqué au vif.
Il s’inclina devant Corinne, Héloïse et Théodore, sans prêter attention à François, tourna les talons et s’éloigna dans la rue, avec le dos voûté et la démarche mal assurée d’un vieil homme.

– Il nous a abordés il y a quelques instants, expliqua Corinne un moment plus tard. Il m’a reconnue et m’a demandé où vous étiez. Il a dit que si vous étiez à l’intérieur, il pouvait vous faire sortir… Je lui ai raconté comment son homme de main a essayé de nous arrêter.
– A-t-il dit pourquoi il se trouvait ici ? demanda Fortuné.
– Non.
C’était la seconde fois en deux jours que Vidocq surgissait sur les lieux d’un massacre. Fortuné renonçait à comprendre.
Ils prirent à droite sur le boulevard et comprirent vite qu’il serait difficile de trouver une voiture. La Garde nationale et la troupe de ligne tentaient de reformer un peu les rangs tandis qu’une partie portait secours et contenait les badauds. Il semblait que le cortège royal se reconstituait et que la revue allait reprendre. Louis-Philippe voulait sans doute montrer que l’on ne fait pas vaciller un trône avec une fusillade. Une grande agitation régnait aux alentours du Jardin Turc. On y avait transporté des morts et des blessés. Des civières sortaient chargées de femmes, d’hommes et d’enfants. Trois cabriolets stationnaient à l’entrée, qui attendaient des personnes importantes. Des médecins étaient peut-être en train d’opérer à l’intérieur. Un garçon d’une dizaine d’années sortit en pleurant, traversa le boulevard et s’arrêta non loin de Fortuné et ses amis, ne sachant où aller. Sa chemise et son gilet étaient tachés de sang. Théodore fit trois pas vers lui puis éclata en sanglots. Il n’avait pas encore dit un mot depuis sa libération. Corinne le tira en avant :
– Viens, ce garçon trouvera de l’aide auprès de quelqu’un. Nous devons te trouver un médecin.
La foule des curieux envahissait déjà le « boulevard du crime » pour assister au spectacle macabre qui, cette fois, n’était pas donné dans les théâtres mais en vrai. Les badauds s’introduisaient partout, faisant rompre par endroits les rangs de la Garde nationale. Au café des Mille Colonnes, chez le marchand de vins Travault, dans chaque pièce de chaque appartement, pourvu que l’on puisse y poser une table, on soignait ou on interrogeait, et les soldats avaient grand-peine à empêcher les curieux d’entrer. Théodore ne put supporter plus d’une seconde de regarder la fenêtre de Bescher, au troisième étage, où la jalousie battait encore au vent.

Ils empruntèrent la rue du Temple et trouvèrent un cabriolet rue de la Corderie. À l’intérieur, tous restèrent silencieux. Jamais ils n’oublieraient cette journée. Jamais Fortuné n’avait été confronté à un tel échec.
Aussi, lorsque Théodore, reprenant ses esprits, parla pour la première fois depuis la rue des Fossés-du-Temple, ses amis se demandèrent-ils si le jeune dandy n’était pas devenu fou.
– Nous n’avons pas empêché cette tuerie, dit-il, mais nous avons sauvé le roi.

(1) : En fait, le sergent veut parler des légitimistes, fidèles à la branche aînée des Bourbons.