Jeudi matin, Fortuné et Théodore furent fidèles au rendez-vous. En face d’eux se tenait un homme de soixante ans, au large front, à la mâchoire solide et à l’air à la fois assuré et inquiétant, dont la présence remplissait toute la pièce. Il était calme, mais d’un calme qui pouvait cacher une tempête à venir.
Lorsqu’Eugène-François Vidocq n’enfouissait pas le haut de son visage dans ses mains dans un geste de grande concentration ou de fatigue, Théodore tentait de lire ses sentiments, comme s’il s’attendait à ce que l’ancien chef de la Sûreté s’exclamât : « Bon sang, je sais où la trouver ! » ou « Un visage comme celui-là ne peut que mentir », ou au contraire « Une telle femme ne peut être infidèle ! » Mais les traits du détective ne trahissaient aucune pensée particulière.
Il tenait devant lui le portrait de Corinne dessiné par Gautier. Vingt minutes plus tôt, Théodore et Fortuné avaient été introduits dans son « Bureau de renseignements » situé au 20 rue du Pont Louis-Philippe. Il était onze heures du matin, ce 23 juillet 1835. Vidocq avait lu avec gourmandise le petit mot de Balzac. Les deux amis venaient de brosser à grands traits l’histoire de la disparition de Corinne.
Vidocq demanda à Théodore :
– Savez-vous quels sont les revenus de Mademoiselle… Corinne Prévost ?
– Je crois qu’ils proviennent principalement de cours de musique qu’elle donne.
– Avez-vous été généreux avec elle ?
– Oui, autant que ma fortune me le permet.
– Se pourrait-il qu’elle ait fui ?… Qu’elle ait été enlevée ?
Théodore et Fortuné restèrent silencieux.
– Messieurs, voici ce que je vais faire, reprit Vidocq en les fixant de ses yeux bleus-gris. Je vais interroger, avec la délicatesse qu’il se doit, la femme de chambre de Melle Prévost, afin d’en apprendre davantage et de savoir précisément ce qui s’est produit ce dernier soir où vous l’avez aperçue, entre son retour dans son appartement, après souper, et le moment où l’on ne l’a plus revue. Vous ne lui connaissez pas de famille proche, mais nous essaierons tout de même de trouver trace de parents et d’amis. Nous irons les chercher en province s’il faut, afin d’en savoir davantage sur son passé, ses revenus, ses relations dans Paris. Nous irons questionner également Pierre Champoiseau.
– Mais il nous a dit tout ce qu’il savait !, s’étonna Théodore.
– Merci de me laisser juger par moi-même, répondit Vidocq sans lever les yeux, tout en continuant de noter des instructions sur différents papiers. Un homme n’a jamais dit tout ce qu’il savait tant qu’il n’a pas été interrogé par moi… Nous allons enfin rechercher cet homme brun à la mèche blonde, que votre amie souhaitait apparemment cacher à votre connaissance… Je connais un homme qui correspond à cette description, continua Vidocq en relevant les yeux.
– Qui est-ce ? demanda aussitôt Théodore.
– Je ne souhaite pas vous le dire aujourd’hui. Laissez-moi trois jours. C’est un républicain de la société des Droits de l’Homme. Je vais le faire rechercher.
– Où trouve-t-on ces républicains ? interrogea Fortuné.
– Vous savez que cette société est maintenant interdite. Ses membres se font discrets. Beaucoup de chefs ont été arrêtés fin 1833-début 1834. Certains rejoignent la « société des Familles » de Barbès et Blanqui. Il y a à Paris des dizaines de sociétés secrètes qui complotent contre le régime. Ne cherchez pas à les rencontrer. La dernière chose à faire serait d’aller sonner à leur porte pour leur présenter le portrait de Melle Prévost.
Théodore jeta un regard ironique à Fortuné. Vidocq reprit la parole.
– Ce n’est du reste qu’une hypothèse, je le répète. Il ne s’agit peut-être pas de notre homme. Mais nous le saurons bientôt. Je vais également tenter de découvrir si, dans le fichier de la Préfecture de police, figurent des hommes bruns possédant une mèche blonde. Qui ne tente rien n’a rien !
Fortuné se pencha en avant.
– Vous parliez d’enlèvement. Se pourrait-il que Corinne ait été enlevée par ces républicains ?
– C’est peu probable, répondit Vidocq. Ces sociétés secrètes sont très surveillées. Je ne vois pas pourquoi ils auraient enlevé une jeune femme comme votre amie…
Suivirent deux minutes de silence pendant lesquelles on n’entendit que la plume de Vidocq courir sur le papier et que Théodore interrompit :
– Monsieur Vidocq, quel est votre sentiment sur cette disparition ? Votre expérience doit bien vous suggérer une explication plutôt qu’une autre ?
– Je vous dirais qu’il faut prendre cela au sérieux. Que, même s’il s’y mêle une histoire de cœur, cela n’est pas une raison suffisante pour qu’une personne équilibrée disparaisse de son plein gré. Melle Prévost n’est pas votre femme. Il n’y a pas matière à scandale. Je ne pense pas non plus que votre lettre de rupture ait provoqué sa disparition. Je pencherais plutôt pour une raison inconnue mais pressante qui aurait poussé votre amie à vouloir se faire oublier quelque temps.
– Une raison liée à l’existence de l’homme à la mèche blonde et des sociétés républicaines ? demanda Fortuné.
– C’est possible… Lui connaissez-vous des amitiés chez ces gens-là ?
C’est aussi la question que se posait Fortuné depuis quelques minutes.
– Je ne lui en connais pas, répondit Théodore. Mais, ajouta-t-il en regardant par terre, je crois qu’en réalité, je sais sur elle de moins en moins de choses…
Vidocq ne commenta pas cette dernière réflexion et poursuivit :
– Connaissez-vous vous-même des saint-simoniens, des fouriéristes ou des républicains ?
– Non, je n’en connais pas, répondit Théodore.
Vidocq se leva.
– Bien, Messieurs, à moins que vous n’ayez d’autres questions ?… Je dois vous dire que, bien sûr, je m’assurerai à la morgue qu’aucun corps correspondant à celui de Melle Prévost n’aurait été découvert ces derniers jours.
Fortuné et Théodore se levèrent et serrèrent la main de l’ancien policier. Vidocq retint celle de Théodore dans la sienne.
– Ah… Une dernière question, Messieurs : accepteriez-vous de me laisser quelques jours le portrait de Melle Prévost ? Je souhaiterais le montrer en toute discrétion à quelques-uns de mes collaborateurs.
Fortuné ressortit le dessin de la poche de sa redingote et le posa sur le bureau. Il demanda à Vidocq s’ils devaient avertir la Préfecture de la disparition de Corinne. Vidocq répondit que les commissaires de la Préfecture n’étaient pas recrutés pour leurs compétences, mais pour leurs relations avec les hommes déjà en place, et que, si l’on portait l’affaire à la connaissance de la rue de Jérusalem(1), on pouvait craindre qu’elle ne le soit aussi à celle de la police politique dont l’obsession était la chasse aux sociétés secrètes. Et là, on ne maîtrisait plus rien.
Fortuné et Théodore versèrent un acompte à Vidocq et le quittèrent, après avoir convenu que ce serait lui qui reprendrait contact avec eux dans deux ou trois jours.

– Fortuné, je connais des fouriéristes.
Théodore était attablé en face de son ami dans un restaurant de la rue Saint-Antoine. Fortuné avait obtenu de Charles Lefebvre une autorisation de sortie pour la matinée. Fortuné sollicitait rarement de telles faveurs. Lefebvre, en bon meneur d’hommes, savait les lui accorder.
– Enfin… un fouriériste…
– Un dandy comme toi, tu fréquentes des socialistes !
Fortuné éclata de rire.
– Tais-toi donc, Fortuné ! Ne peux-tu pas être plus discret ?
Théodore jeta un œil paniqué autour de lui, mais les clients du restaurant ne semblaient pas leur prêter attention.
– Pourquoi ne l’as-tu pas dit à Vidocq ? demanda plus bas son camarade.
– Il n’a pas à savoir qui sont mes amis. Il a ses indicateurs et ses agents, qu’il les fasse travailler ! Et il déteste les républicains et les socialistes. Tu sais bien que, lorsqu’il a repris du service à la Préfecture en 1832, il n’a pas été le dernier à poursuivre les émeutiers de juin.
– … Et qui est cet ami fouriériste ?
– Un polytechnicien que tu as peut-être connu, Allyre Bureau. Il a quitté l’armée il y a deux ans pour suivre les idées de Fourier. Il vient de se marier. Il donne des cours de musique et de mathématiques et met en musique des textes de Gautier et d’autres poètes. Il se trouvait impasse du Doyenné le 17 juillet, lors de ta première apparition. Il aime beaucoup discuter avec Gautier, mais ne croit pas que l’art se suffise à lui-même. Il pense au contraire que la musique doit permettre d’accompagner les ouvriers vers un avenir meilleur… hum ! Tu imagines les discussions qu’il peut avoir avec Gautier, qui le nomme l’« utilitaire républicain » ! Quand tu sais que l’adjectif « utile » est celui que Gautier méprise le plus… En revanche, Labrunie me semble plus séduit par les arguments d’Allyre. Ce sont deux grands utopistes…
– Comment as-tu connu Bureau ?
– Par Labrunie, Gautier et la bande du Doyenné.
– Il est introduit dans les clubs républicains ?
– C’est la prochaine question que je compte lui poser. Et j’aimerais bien que vous fassiez connaissance, tous les deux.
– Avec plaisir… Mange un peu, Théo. Il n’est pas bon de ne faire que boire.
Mais Fortuné n’avait pas non plus beaucoup le cœur à manger. C’était la première fois qu’il se trouvait confronté à l’absence inexpliquée d’une personne proche et, tout comme Théodore, même si d’avoir confié la recherche de Corinne au meilleur limier de France le rassurait, il n’était pas convaincu que les démarches qu’ils entreprenaient les rapprochassent d’elle, ne serait-ce que de quelques pas. Il manquait d’expérience pour juger de ce qu’il fallait faire et ne pas faire. La perspective de la visite de Vidocq à la morgue les glaçait tous deux d’effroi. Ils avaient pensé que Corinne pouvait être morte, mais entre songer à cette éventualité et l’entendre exprimée par un tiers…, il y avait un écart aussi important… qu’entre la vie et la mort.

(1) : Siège de la Préfecture de police.