Fortuné et Théodore accompagnèrent Champoiseau chez lui, au Palais Royal, afin de lui emprunter des vêtements. Théodore répugnait à l’idée de revêtir des « hardes » du vieil homme, mais son ami se réjouissait de disposer d’aussi bons déguisements. Pendant ce temps-là, les deux jeunes femmes faisaient un détour par la mansarde de l’île Saint-Louis pour obtenir des vêtements d’ouvrière auprès de Camille. Tous s’étaient donné rendez-vous devant l’adresse de la femme Camelu, rue de la Roquette.
En sortant de chez Champoiseau, Fortuné confia à un cocher une lettre à l’intention de Charles Lefebvre, le priant de l’excuser de son absence. Ils hélèrent ensuite un fiacre pour se rendre à l’entrée du faubourg Popincourt. Peu rassuré par leur accoutrement, le cocher demanda à voir la couleur de l’argent avant de les faire monter. Pendant le trajet, Champoiseau contempla ses acolytes d’un air amusé. À ses côtés se tenaient deux faux ouvriers en blouse, coiffés l’un d’une casquette, l’autre d’un bonnet et chaussés de gros souliers que Champoiseau était allé emprunter à des amis.
Le fiacre déposa les trois hommes place de la Bastille et ils poursuivirent à pied jusqu’à la rue de la Roquette. Ils s’arrêtèrent à une cinquantaine de mètres de la maison, fouillant du regard les alentours afin de repérer si quelqu’un montait la garde.
Peut-être Melle Camelu travaillait-elle loin d’ici dans la journée ? Comment feraient-ils pour la trouver ? Peut-être valait-il mieux essayer de trouver Pépin, ou même Boireau ?…
Il était environ dix heures trente du matin et la chaleur commençait à monter.
Champoiseau repéra l’homme le premier : assis au bas d’un immeuble sur une chaise, ne parlant à personne, lisant un journal, mais jetant des coups d’œil réguliers sur le bâtiment de Melle Camelu.
Champoiseau proposa :
– J’ai le moyen de savoir si c’est un homme de Damaisin. Si c’est le cas, ce n’est peut être pas un mauvais bougre. Et si nous l’abordons doucement, il y a des chances qu’il se range à nos côtés.
Fortuné et Théodore jugèrent qu’il était en effet risqué d’attendre Corinne et Héloïse, sans savoir quand elles arriveraient. Ils dirent à Champoiseau qu’il pouvait y aller. Ils le virent se diriger vers le guetteur, suivi comme une ombre par Hugo qui tirait la langue. À dix mètres de l’homme, Champoiseau sortit un petit objet de sa poche et le lui tendit. L’homme se leva, replia son journal et ce fut lui qui adressa la parole en premier à Champoiseau. Théodore et Fortuné ne pouvaient entendre ce qu’ils se disaient. Le vieil homme avait replié un bras derrière son dos et leur fit un signe discret de sa main, indiquant qu’ils pouvaient se rapprocher. Il fit un pas vers eux et leur adressa un clin d’œil :
– Mes amis, ce monsieur vient d’apprendre les circonstances brutales de la mort de M. Damaisin. Il sait que nous ne sommes pas de la police et est d’accord de répondre à nos questions.
Théodore et Fortuné ne comprirent pas comment Champoiseau avait convaincu l’homme de collaborer, mais il était clair que ce n’était pas le moment de savoir. Celui-ci avait un gros nez en forme de crochet qui rejoignait presque ses lèvres. Il leur expliqua que Melle Camelu déjeunait tous les jours à onze heures trente dans un estaminet rue de Charonne, et qu’il restait là afin d’attendre la relève d’un autre membre de la bande de Damaisin. Il accepta cependant de les accompagner jusqu’à l’estaminet puis les quitta après leur avoir donné une description de Melle Camelu et avoir encaissé une belle pièce. À ses yeux, Damaisin étant mort, sa mission était terminée.
Théodore rebroussa chemin vers la rue de la Roquette afin de surveiller l’arrivée de Corinne et Héloïse, et Fortuné, Champoiseau et Hugo pénétrèrent dans la gargote. Fortuné se trouvait donc au cœur de ce faubourg que Zoé Bureau souhaitait qu’il découvre, l’un de ceux qui fournissaient Paris en émeutiers à chaque soubresaut de la capitale et qui avaient été décimés par le choléra en 1832 à cause d’un surpeuplement et d’une insalubrité que la municipalité faisait peu d’efforts pour combattre.
Certains clients commandaient un repas complet, d’autres arrivaient avec du pain, un morceau de charcuterie ou une boîte en fer blanc contenant une soupe à la viande et aux légumes. Ici, les femmes n’hésitaient pas à relever leurs jupes pour s’asseoir. Certaines croisaient les genoux l’un sur l’autre, comme un homme.
Fortuné surveillait la porte dans l’attente de voir apparaître Corinne, Héloïse et Théodore ou une femme ressemblant à la Camelu. Il n’en revenait pas que son déguisement lui permette de passer aussi inaperçu.
Champoiseau avait commandé à boire et à manger. Il posa devant Fortuné une épingle de cravate ornée d’un serpent :
– Elle appartient à Damaisin. Quand je l’ai vue sur son cadavre hier soir, j’ai pensé qu’elle me serait dorénavant plus utile à moi. De toute façon, elle n’aurait pas fait long feu sur lui. Vous voyez, j’ai eu raison. Lorsque je l’ai montrée à son homme de main, tout à l’heure, il a aussitôt voulu savoir d’où je la tenais. Je lui ai demandé le nom de son propriétaire et j’ai pu ainsi vérifier qu’il ne travaillait ni pour la Préfecture ni pour Vidocq, mais bien pour Damaisin.
Fortuné ne trouva rien à redire.
Déjà onze heures et quart. Il fallait réfléchir et agir rapidement. Fortuné exposa son plan à Champoiseau puis ressortit du café pour surveiller les alentours. Après quelques minutes, il aperçut une petite femme blonde d’une trentaine d’années se diriger vers l’entrée du café. Elle correspondait en tous points à la description faite par l’homme de main de Damaisin. Pas de doute, c’était bien Melle Camelu. Fortuné la laissa entrer et regarda si Théodore, Corinne et Héloïse arrivaient. Il commençait à s’impatienter et à se dire qu’en l’absence de ses trois amis, il faudrait imaginer d’autres moyens pour manœuvrer la Camelu, lorsqu’il vit enfin le trio apparaître. Perdu dans ses réflexions, Fortuné avait oublié que les deux jeunes femmes avaient changé de tenue. Corinne était vêtue d’une robe brune que recouvrait un petit châle orange à franges vertes et Héloïse, d’une robe couleur raisin de Corinthe. Elles avaient aussi eu le temps de défaire leurs coiffures et de revêtir des chapeaux de tissu. Certains de leurs charmes étaient moins voyants qu’à l’accoutumée et cela les aidait à passer plus inaperçues.
En trois minutes, Fortuné indiqua à ses amis le rôle qu’ils devaient jouer, puis regagna discrètement sa place dans le café. Il s’installa de manière à tourner le dos à la Camelu , en face de Champoiseau. Environ cinq minutes plus tard, ce fut au tour de Corinne, Héloïse et Théodore de pénétrer dans l’estaminet. Plusieurs hommes tournèrent la tête vers les deux femmes, les dévisageant avec intérêt. Les trois amis parvinrent à trouver une place entre leurs deux camarades et la dame Camelu. La manœuvre imaginée par Fortuné était risquée. Mais il comptait sur le fait que, dans l’émotion, la Camelu raisonnerait peu. Dans le doute et l’urgence, calculait-il, elle craindrait le pire plutôt que le probable.
Théodore avait commandé à déjeuner pour les deux femmes et lui. Fortuné savourait son repas et discutait à voix basse avec son convive, qui laissait parfois échapper des « oh ! » et des « ah ! », sans toutefois élever trop le ton dans l’ambiance plutôt calme de la gargote. La Camelu mangeait goulûment et aurait bientôt fini son plat. Champoiseau haussa le ton le premier :
– Non, n’insiste pas, je ne t’accompagnerai pas !
Plusieurs têtes se tournèrent vers lui.
– J’ai demandé congé à mon patron et tu me laisses tomber ! rétorqua Fortuné en frappant du poing sur la table.
Champoiseau lui fit signe de parler moins fort et reprit plus bas, mais de manière à être entendu tout de même par quelques-uns :
– Laisse-moi encore réfléchir. Ce que tu me dis n’est pas bon… Je n’ai plus l’âge de courir… Les grands rassemblements comme cela, c’est… c’est trop dangereux.
Fortuné se pencha vers son interlocuteur en jetant autour de lui des regards de conspirateur qui n’échappèrent à personne. Mais personne n’entendit la suite de leur conversation. La Camelu leur prêtait une oreille attentive.
Renonçant finalement à saisir quoi que ce soit, elle se leva et se dirigea vers le comptoir. L’une des deux jeunes femmes, celle qui se trouvait le plus près du vieil homme et de son compère – c’était Corinne – attira vivement à elle ses deux compagnons et leur parla à voix basse, mais avec beaucoup d’excitation, de la revue de la Garde nationale, demain, provoquant l’étonnement de ceux-ci. Le vieil homme et l’autre, trouvant que l’endroit manquait d’intimité, maugréèrent, demandèrent leur compte et quittèrent l’établissement, suivis par de nombreuses paires d’yeux.
C’est Héloïse qui raconta à Fortuné ce qui suivit.
La Camelu, apparemment peu pressée de partir, avait observé tout ce manège. Elle se dirigea enfin vers la porte puis, au dernier moment, se ravisa et revint vers Corinne.
– Excusez-moi, lui dit-elle à voix basse. J’ai entendu ces messieurs parler d’un danger à venir. Parlaient-ils de la revue de la Garde, demain ? Je compte m’y rendre. Avez-vous entendu ce qu’ils disaient ?
Corinne regarda ses deux compagnons qui ne dirent rien, puis tendit un tabouret à la Camelu :
– Ils ont parlé d’une machine infernale qui devait exploser au passage du cortège, au milieu de la foule.
Heureusement que la jeune femme blonde avait un tabouret en dessous d’elle. Elle manqua tout de même presque d’en tomber, tellement la précision de l’information la surprit. Corinne lui retint le bras.
– Vous vous sentez mal ? Voulez-vous un verre de vin ? lui demanda-t-elle.
– Merci… Non.
La Camelu reprit un peu de sa contenance et questionna :
– Comment ces hommes le savent-ils ? C’est sans doute juste une rumeur… Il en court plein.
– Je le crois aussi, dit Corinne. Elle regarda ses deux compagnons. Nous n’avons pas tout entendu, et ils sont partis assez vite.
– Si, ajouta Héloïse, j’ai entendu le plus jeune dire que la police avait arrêté des conspirateurs et que lui-même avait été questionné.
La Camelu semblait indécise et angoissée.
– Vous n’êtes pas d’ici… Je ne vous ai jamais vues… dit-elle après un moment aux deux femmes, avec un regard méfiant qu’elle n’osa pas poser sur Théodore.
Ce dernier restait silencieux et comme indifférent.
– Non, répondit Corinne, nous sommes venues de province pour assister à la revue demain.
– Bah, tout cela n’est que balivernes !, conclua la Camelu en se levant brusquement.
On ne pouvait savoir si elle évoquait la réponse de Corinne ou la perspective d’un attentat. Elle sortit du café sans un mot.

Rares furent les clients qui virent la porte s’ouvrir à nouveau et Fortuné passer la tête en poussant du pied le chien Hugo, qu’il désigna du menton à ses trois amis attablés. Héloïse saisit le message et prit dans son assiette un morceau de viande qu’elle descendit à hauteur du sol. Hugo comprit le message lui aussi. Après avoir hésité une demi-seconde entre suivre son maître et se remplir la panse, il se dirigea sans se presser vers Héloïse.
Fortuné referma la porte.
– Il est entre de bonnes mains ; nous pouvons filer la Camelu en toute discrétion, dit-il à Champoiseau.
Les deux hommes s’étaient dissimulés dans un renfoncement proche de l’estaminet, où ils avaient quitté blouse et manteau. Fortuné avait vissé sa casquette sur sa tête. La Camelu ne pouvait le reconnaître. Il la laissa prendre cinquante mètres d’avance et lui emboîta le pas. Champoiseau attendit un instant puis embraya à leur suite. La femme rejoignit rapidement la rue du Faubourg Saint-Antoine par l’extrémité de la rue de Charonne. D’autres ouvriers et employés circulaient dans la rue dans les deux directions. La place de la Bastille se trouvait à quelques dizaines de mètres, cachée par un coude que faisait le début de la rue. La Camelu se retourna une fois vivement. Elle dévisagea plusieurs hommes, dont Fortuné qu’elle ne reconnut pas, puis s’engouffra dans la boutique du numéro 1 de la rue du Faubourg Saint-Antoine. C’était celle de Pépin.
Il ne s’y trouvait visiblement pas. Cela collait avec le fait que, nulle part aux alentours, Fortuné ne voyait un homme de Damaisin en faction. Pépin avait vraisemblablement quitté les lieux et l’homme l’avait suivi.
La Camelu pénétra dans son logement au numéro 8, un immeuble de quatre étages dont elle ressortit rapidement, pour entrer à nouveau dans la boutique. Fortuné s’était abrité derrière un attelage qui attendait d’être chargé. Champoiseau avait lui aussi trouvé un poste d’observation, quelques dizaines de mètres en retrait. La Camelu acheva devant la boutique une discussion avec le garçon commis de Pépin. Fortuné ne pouvait rien en percevoir. Le garçon reprit son travail dans la boutique. La femme resta pensive quelques instants. Fortuné comprit alors qu’elle ignorait où se trouvait Pépin. Pourvu qu’elle poursuive tout de même sa recherche, se dit-il. Sinon, comment retrouveraient-ils l’épicier ?
La Camelu était manifestement d’un autre avis. Elle rebroussa chemin dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, comme pour reprendre la rue de Charonne et retourner travailler, cette fois-ci d’un pas lent et sans lancer le moindre regard autour d’elle. Se pouvait-il qu’elle suive une autre piste pour tenter de mettre la main sur Pépin ? Fortuné en doutait.
Son plan tombait à l’eau. Ils n’allaient pas la suivre toute la journée dans Paris. Leur belle machination avait bien fonctionné jusqu’au premier obstacle.
On ne pouvait tout prévoir.