De retour place de la Bourse, Fortuné eut du mal à se concentrer sur son travail pendant tout l’après-midi. Il s’en voulait de ne pas avoir pensé à interroger la femme de chambre de Corinne. Maintenant que Vidocq s’en chargeait, mieux valait le laisser faire. Il écrivit quelques lignes à « Pierre Champoiseau, écrivain public, Palais-Royal » pour le prévenir que Vidocq ou l’un de ses hommes allait venir le questionner.
Puis, jetant un œil sur le portrait qu’en avait fait Gautier et que Fortuné conservait dans un tiroir de son bureau, il repensa à Cydalise, essayant d’effacer de ses pensées l’épisode désagréable de leur dernière rencontre. Pourquoi s’était-elle approchée lorsque Théodore avait sorti son paquet de lettres, le 17 juillet au soir, impasse du Doyenné ? Avait-elle deviné que ces lettres étaient de Corinne ? Que savait-elle à son sujet et sur sa disparition ? Malgré le malaise que cette perspective suscitait en lui, Fortuné devait retourner impasse du Doyenné, en espérant que Cydalise s’y trouverait à nouveau et qu’il pourrait l’entretenir discrètement avec Théodore.
Une autre préoccupation agitait son esprit : il devait quitter Paris prochainement pour se rendre à Brest plusieurs jours afin d’y rencontrer des armateurs et les experts du Bureau Veritas. Il attendait depuis plusieurs semaines de retrouver sa Bretagne natale. Mais, depuis ce 17 juillet, il appréhendait de laisser Théodore seul dans la capitale, surtout s’ils restaient sans nouvelles de Corinne. Il n’avait pas encore osé lui parler de ce voyage.
En fin d’après-midi, un mot de Théodore lui apprit qu’ils étaient tous deux attendus à dîner chez les Bureau.

Ce n’est qu’au milieu du repas que la ravissante Zoé, 21 ans, qui venait de devenir Madame Bureau, osa poser à Fortuné une question qui la démangeait :
– Excusez-moi, Monsieur Petitcolin… Votre nom n’est-il pas un peu dur à porter ?
– Il est vrai, Madame, que je le supporte plutôt que je ne le porte. Mes parents ont essayé de le compenser par un prénom plus léger… que je préférerais vous voir utiliser, si vous en êtes d’accord.
Allyre acquiesça.
– Cessons de nous appeler Monsieur et Madame comme des bourgeois ! D’autant plus qu’entre anciens polytechniciens, nous sommes plus ou moins apparentés !
– D’accord, Allyre, enchaîna Fortuné. Ainsi donc, vous êtes polytechnicien et vous avez quitté l’armée pour devenir musicien et révolutionnaire ?
– J’étais déjà révolutionnaire à l’École polytechnique, comme beaucoup d’élèves, répondit Bureau avec un sourire qui éclaira son visage fin et intelligent… Certains en ont été chassés pour cela, moi pas. J’ai monté des barricades avec mes camarades en juillet 1830. Et, comme beaucoup d’autres, j’ai ensuite vite compris que notre révolution avait été récupérée par Louis-Philippe et ses ministres, qui n’ont qu’un but : permettre aux plus riches de s’enrichir. Notre jeunesse ne supporte plus d’être contrainte à l’inutilité, à la pauvreté parfois. Nos grands-pères et nos pères ont mis fin à l’Ancien Régime. Ils se sont battus pour une République qu’ils n’ont fait qu’entrevoir dans les années 1790. Ils ont répandu en Europe les principes de liberté, d’égalité et de fraternité. Et nous supportons depuis cinq ans une monarchie constitutionnelle qui piétine chaque jour ces grandes idées, sous la gouverne d’un monarque qui joue le roi bon et proche du peuple !… Depuis des années, le coût de la vie ne cesse d’augmenter et les salaires ne cessent de baisser. Est-ce pour cela que nos pères se sont battus ?
Supprimer la misère, ajuster le salaire au travail, partager la propriété, éduquer le peuple et lui redonner le pouvoir… Ces grands idéaux n’étaient pas une découverte pour Fortuné. Lorsqu’il y était élève, il avait eu l’occasion d’en discuter avec d’autres étudiants de l’École polytechnique, où les saint-simoniens avaient fait du prosélytisme avec un certain succès, jusqu’à ce que leurs dérives sectaires et leurs condamnations judiciaires ne leur fassent perdre une partie de leur prestige. Mais cela avait eu le temps de semer suffisamment de graines dans l’esprit de Fortuné pour qu’il choisisse de travailler au développement des moyens de transport par la mer, se conformant ainsi à un principe saint-simonien qui voulait que l’essor de l’industrie et des réseaux de communication entraîne une transformation sociale et politique. Fortuné avait trouvé là une ambition qui rejoignait son goût pour la navigation et les aventures maritimes. Pour le reste, il était un peu trop jeune en 1830 pour avoir eu envie de monter sur des barricades. De toute façon, il se trouvait alors en Bretagne et non à Paris. Et lorsqu’il se rendait aujourd’hui dans un cabinet de lecture, c’était davantage pour parcourir des récits de voyages autour du monde et les articles de la revue La France maritime, que pour lire la presse politique et les échos du procès des émeutiers de 1834. Il avait toutefois bien repéré qu’un certain Fulgence Girard, dont il appréciait beaucoup les textes dans La France maritime, venait de témoigner devant le tribunal en faveur des canuts lyonnais, évoquant avec conviction de grands principes républicains.
Le discours d’Allyre ramenait Fortuné à ces questionnements qu’il avait un peu oubliés depuis, pris par sa passion d’en apprendre toujours davantage sur la construction navale, sur le commerce maritime et sur les hommes qui investissaient dans ces activités toute leur énergie et souvent leur fortune.
Il demanda à Allyre :
– Combien êtes-vous à Paris à raisonner comme vous ? J’y travaille et m’y promène tous les jours et je n’entends jamais rien de la sorte. Je sais bien que, par les temps qui courent, les gens ne vont pas aller crier sur les toits leur haine du roi et du gouvernement, mais j’ai tout de même le sentiment que, soit chacun est résigné, soit il entend tirer un jour ou l’autre son épingle du jeu.
– Fortuné, quand vous voulez, Allyre vous emmène dans le Faubourg Saint-Antoine, répondit Zoé. Les barricades sont démontées depuis plusieurs mois, mais vous verrez si les ouvriers se résignent, si, quand une crise met en faillite leur entreprise, ils espèrent encore un avenir meilleur. Dans ce quartier comme dans d’autres, les hommes et les femmes travaillent douze heures par jour pour un salaire de misère.
– La foudre a tonné en 1831 à Lyon, ajouta Allyre, en juin 1832 à Paris et encore l’an dernier à Lyon, à Paris et ailleurs. Je ne suis pas sûr que l’insurrection soit le meilleur moyen d’aller vers plus de justice sociale, mais elle peut éclater à nouveau. Tous les humbles n’ont pas la patience des saint-simoniens, pour qui tous les « producteurs », qu’ils soient banquiers ou ouvriers, ont les mêmes intérêts.
La détermination et l’assurance tranquille des jeunes époux impressionnaient Fortuné. Ils renonçaient à une existence confortable que leur avait promise la réussite d’Allyre pour se conformer à une vie simple, plus en accord avec leurs convictions. Si le mariage et le fouriérisme conduisaient à une telle union de cœur et d’esprit, Fortuné se convertissait tout de suite !
Théodore changea de sujet.
– Fortuné, j’ai dit cet après-midi à Allyre et à Zoé ce qui nous amenait chez eux. En réalité, Allyre ne voit pas bien comment trouver une mèche blonde dans une meule de républicains. Il connaît quelques membres de la société des Droits de l’Homme, mais il ignore pour l’instant comment procéder…
– En effet, poursuivit Allyre, ces sociétés secrètes ont pour but l’avènement de la république par l’insurrection. Elles infiltrent les corps de métiers, les corporations, l’armée, pour les convertir à leurs idées et afin que, le moment venu, ils se rallient à leur cause. Elles étendent petit à petit leur toile – sauf quand la police et la justice les déciment – mais d’une manière très prudente qui leur permet de préserver leur clandestinité. Chacun de leurs membres n’en connaît pas plus de vingt autres. Si l’on interroge l’un ou l’autre, même parmi ceux que je connais, il se méfiera. Dites-vous bien que si un Républicain parle, c’est qu’il ne sait rien ou alors qu’il travaille pour la police de Louis-Philippe.
– Je vois…, dit Fortuné. Je repense à Corinne… A-t-elle selon vous de la sympathie pour les idéaux républicains ?
– Je n’en ai jamais vraiment parlé avec elle. Elle est discrète sur ses opinions politiques, mais je ne dirais pas qu’elle n’en a pas. Et l’on peut être membre d’une société secrète sans que son entourage ne s’en doute. C’est tout l’intérêt de la chose…
Fortuné se tourna vers Théodore :
– Théo, as-tu entendu un jour Corinne faire une remarque sur les républicains ou les sociétés secrètes ?
– Non, rien dont je me souvienne.
Fortuné s’adressa à ses trois interlocuteurs :
– Est-elle proche de la Cydalise qui se trouvait il y a trois jours impasse du Doyenné ? Et cette Cydalise aurait-elle des opinions républicaines ?
Pour une fois, ce fut Théodore qui répondit le premier :
– Elle s’appelle en réalité Héloïse. Oui, ce sont deux très bonnes amies. Je devine qu’Héloïse sait sur Corinne beaucoup de choses que j’ignore. Elles passent parfois des heures à discuter.
Fortuné sursauta en entendant son ami prononcer pour la première fois depuis longtemps le prénom de la disparue.
– Héloïse aime bien provoquer par des paroles inattendues dont on ne sait jamais si elle les pense vraiment, poursuivit Théodore. Je l’ai entendue plusieurs fois souhaiter la mort du roi.
– Mais il me semble qu’elle n’a jamais fait état d’affinités républicaines particulières, enchaîna Allyre. Mon avis est qu’elle est surtout impulsive et séductrice. Mais elle est bonne musicienne et c’est une femme magnifique !
Zoé ne sembla aucunement blessée par ce compliment adressé à une autre qu’elle. Fortuné hocha la tête d’un air songeur. Il aurait encore plusieurs informations nouvelles à noter dans son carnet ce soir. Il essayait de les recouper au fur et à mesure avec ce que Champoiseau et Vidocq avaient dit par ailleurs, tout en observant l’intérieur de l’appartement des Bureau, lorsque Théodore l’arracha à ses pensées :
– Allyre est un grand compositeur. Donne-lui un violon et il t’emmènera ailleurs. Il aurait été dommage qu’il fasse carrière aux armées !
– Allyre a déjà mis en musique des textes d’Hugo et de Gautier, ajouta Zoé avec un sourire en direction de son mari.
Fortuné, pourtant peu doué en solfège, était curieux de découvrir ce que pouvait donner un texte de Gautier mis en musique par un artiste fouriériste.
– Où pourrai-je trouver vos compositions ? demanda-t-il.
– Chez Catelin, 26 rue Grange-Batelière.
– Je connais sa boutique ; j’habite cette rue. Je ne manquerai pas d’y faire un tour très prochainement.
– Pourquoi avez-vous choisi la musique, Allyre ?
– Par le genre de désenchantement qui, je suppose, a mené d’autres vers les sociétés secrètes depuis 1830.
Zoé se permit d’intervenir après avoir guetté l’approbation muette de son mari :
– Il est une chose d’asticoter le bourgeois et de se retrouver pour cela en cellule pour deux nuits. C’est autre chose que de s’engager profondément et durablement dans le changement de la société. Ce temps viendra un jour pour Allyre et moi.

La conversation roula encore sur divers sujets, dont le rôle joué par Allyre en juillet 1830 sur les barricades, et Fortuné fut étonné de découvrir la témérité et le sang froid dont cet homme avait fait preuve. Lorsqu’ils évoquèrent à nouveau l’inconnu à la mèche blonde, Allyre promit d’interroger deux ou trois républicains de sa connaissance. À onze heures, Fortuné demanda l’autorisation de se retirer. Théodore l’accompagna un bout de chemin et ils convinrent de se retrouver le lendemain soir impasse du Doyenné, dans l’espoir d’y trouver Héloïse et peut-être aussi de pouvoir questionner un ou deux autres habitués du lieu.