Nous sommes vendredi soir. Je reprends la plume pour rédiger ce nouveau chapitre de mon récit. Merci à Julian d’avoir écrit le précédent et d’avoir agi comme il l’a fait. Avant d’être mon sauveur une nouvelle fois (1), il a ainsi été le premier lecteur de ces pages.

Ce dernier épisode a dû vous plonger, cher lecteur, dans un grand état d’inquiétude, sans commune mesure, toutefois, avec la profonde angoisse qui m’a habité depuis hier.
Quand je me suis présenté jeudi en fin d’après-midi chez Mrs Riley, j’ai demandé qu’on aille chercher sa fille Isabel. Elle vint accompagnée par son mari et fut surprise de me voir autant que sa mère, ce qui n’est pas étonnant. Je leur révélai avec le plus de délicatesse possible l’état de santé de Mr Riley, ses différends avec Charles Darwin et les conditions de son décès. Je leur dis que Scotland Yard tenait à leur disposition le mécanisme de la bougie qui avait servi à déguiser le suicide en meurtre. Isabel fondit en larmes et se résolut à la triste évidence. Elle était sous le choc, mais soulagée d’apprendre la vérité et de voir définitivement expliquée la mort de son père. Sa réaction sur le moment me parut naturelle, même si elle ressentirait peut-être les choses différemment plus tard.
En revanche, celle de Mrs Riley fut tout autre. Elle demanda à Isabel et son mari de quitter la pièce et, dès la porte du salon refermée, m’insulta et prétendit que Mr Riley n’aurait jamais agit de cette façon, même s’il avait été aussi malade – ce dont elle semblait douter. Elle proféra que je n’avais pas le droit de porter ainsi atteinte à l’honneur de sa famille. Décidément, son caractère s’accordait bien avec celui de son mari.
Elle voulut savoir qui, à part moi, avait connaissance des faits. Je citai la police, les Darwin et John Wilson Croker, en précisant que cela n’irait pas au-delà et que nous avions convenu d’un pacte de silence. Elle manqua défaillir et explosa dans une rage incontrôlable. Inquiétée par ses cris, sa fille réapparut, mais Mrs Riley la chassa brutalement. J’essayai de la calmer, sans succès. Burgoyne, le majordome, vint lui aussi aux nouvelles. Elle tenta de le convaincre que j’étais un homme inconstant et dangereux, mais ses paroles devenaient incohérentes et incompréhensibles.
Je regrettai soudain d’être passé chez les Riley ce soir-là. J’avais fait plus de mal que de bien. Il aurait mieux valu laisser la police œuvrer et annoncer elle-même la vérité à la famille. Mais j’avais voulu être correct jusqu’au bout avant mon départ, en particulier avec Isabel qui nous avait si bien reçus la veille.
Pour l’heure, le majordome, ayant sans doute rarement vu sa maîtresse dans un tel état, ne savait que penser et me jetait des regards de travers. C’est lorsque je tentai de me justifier devant lui qu’un coup me fut porté à la tête par derrière et que je perdis connaissance.

*

Quand je retrouvai mes esprits, une douleur intense irradiait le sommet de mon crâne. Je n’en revenais pas ! J’étais attaché à un lit, mes pieds et mains liés par une solide corde, et une étoffe épaisse bâillonnait ma bouche !
Je me demandais dans quelle folie Mrs Riley s’était engagée. C’était certainement elle qui m’avait assommé. Que comptait-elle faire de moi ? Se trouvait-elle dans la maison ? Sa fille lui ferait-elle entendre raison ?
Tout était silencieux. Je poussai des gémissements à travers mon bâillon dans l’espoir d’attirer quelqu’un de la maisonnée. Après m’être épuisé inutilement pendant plusieurs minutes, je décidai de consacrer plutôt mon énergie à élaborer un plan d’action. D’abord, si quiconque me rendait visite, l’informer que Julian et Darwin savaient que j’étais ici et qu’ils s’inquiéteraient de mon absence. Ensuite, tenter de défaire mon bâillon et mes liens. Enfin, si l’occasion m’était donnée, essayer de raisonner Isabel Riley ou le majordome sur les risques énormes qu’ils encouraient à suivre Mrs Riley dans sa folle conduite.
Ce beau plan d’action eut au moins une vertu, celle de m’endormir. Malgré l’inconfort de ma situation, je plongeai dans un sommeil profond.
Je n’ouvris l’œil que lorsque Burgoyne m’apporta un verre d’eau et vérifia mes liens. Il m’ôta le bâillon le temps que je m’abreuve. Je l’informais que Julian et Darwin m’attendaient à mon hôtel, mais il sembla n’accorder aucun intérêt à cela, réajusta le tissu autour de ma bouche et sortit sans un mot.
Il faisait nuit. Un rideau était tiré sur la seule fenêtre de la pièce, mais un petit rayon de lumière se dessinait au plafond depuis un réverbère de la rue. Je me trouvais donc très probablement dans une chambre située dans les étages de la demeure des Riley (je n’imaginais pas avoir été transporté ailleurs), face à Belgrave Square. Je distinguais vaguement les formes d’une table, d’un fauteuil et d’une armoire.
Je passai un temps qui me sembla correspondre à plus d’une heure à m’acharner sans succès sur mes liens, gémir et tenter en vain de capter des bruits dans la maison. Mais en face de moi se trouvait le square, désert à cette heure, et les murs étaient de toute façon si épais qu’ils faisaient régner le silence de tous côtés. Quand j’eus renoncé à l’espoir de me détacher et d’être secouru – au moins durant la nuit –, je replongeai dans un sommeil entrecoupé de réveils brutaux. Puis vint le moment où je m’éveillai à nouveau alors que le jour se levait péniblement.
Jusqu’à ce vendredi matin, je ne pensais pas vraiment que quiconque s’inquiétât de ma disparition. Je n’étais pas censé retrouver Julian hier soir, mais simplement préparer mes bagages et profiter d’une bonne nuit de sommeil avant de partir pour Douvres.
Mais ce matin, je devais le retrouver à l’hôtel et nous devions nous rendre ensemble à la station de diligences. Dans quelques dizaines de minutes, il commencerait à s’inquiéter en ne me trouvant pas dans ma chambre et partirait à ma recherche. Même si je n’étais pas assuré d’arriver à Paris aujourd’hui, je décidai de prendre mon mal en patience, convaincu que la délivrance était proche et que je n’avais pas d’autre choix que de subir pour l’instant mon triste sort.
Assez tôt dans la matinée, j’entendis une femme – sans doute Mrs Riley – crier, sans que je puisse comprendre de quoi il s’agissait. Cela dura quelques minutes, puis tout redevint calme.
Le temps continua de s’écouler, de manière si lente que mon inquiétude revint. Un évènement mit enfin un terme à tout cela : l’irruption dans la pièce d’Isabel Riley et de Julian, suivis du majordome. Julian poussa un cri en m’apercevant et tous trois se précipitèrent pour défaire mes liens.

*

Voici l’enchaînement de ce qui s’était passé depuis hier, tel que je l’ai reconstitué à partir des récits de Julian, d’Isabel Riley et de Burgoyne.
Après m’avoir cherché toute la matinée et avoir relu son écrit, Julian avait relevé deux détails étonnants. D’abord, Mrs Riley ne lui avait pas parlé de la présence de sa fille lors de ma visite hier. Il trouva étrange que je n’ai pas tenu à rencontrer également Isabel. Ensuite, selon les dires de Mrs Riley, elle m’avait fait appeler un cabriolet. Mais Julian se rappela mon ardent désir de profiter de ma dernière soirée à Londres pour découvrir à pied le quartier de Belgravia. Un trajet en cabriolet n’aurait été motivé chez moi que par une affaire urgente ou par le mauvais temps. Julian estima à juste titre qu’il n’y avait hier après-midi ni mauvais temps particulier, ni besoin urgent de regagner ma chambre d’hôtel.
Il décida de retourner interroger Mrs Riley.
Le majordome le reçut vers trois heures de l’après-midi et l’informa que Mrs Riley n’était pas disponible. Julian interrogea alors directement Burgoyne :
– Comment Mr Petitcolin a-t-il quitté votre maison hier soir ?
– Il a souhaité repartir à pieds. Il a dit qu’il voulait découvrir Belgravia.
– Veuillez excuser mon étonnement, insista Julian. Mais il me semble que Mrs Riley m’a dit hier qu’elle lui avait fait appeler un cabriolet.
– Ah oui… c’est plutôt cela, j’ai dû faire erreur.
– Excusez-moi à nouveau, mais je ne comprends toujours pas. Si Mrs Riley a voulu appeler un cabriolet, c’est bien à vous qu’elle a demandé de le faire ?
– … Oui, bien sûr…
– C’était hier et vous ne vous souveniez pas ?!
Burgoyne resta sans voix. Julian sentit monter une colère soudaine :
– Que me cachez-vous, Monsieur ? Où est Mrs Riley ? Je ne partirai pas sans la voir. Où est Mr Petitcolin ? Il a disparu depuis hier soir. Faut-il que je revienne vous interroger avec la police ?
Le majordome était perdu et ce fut Isabel Riley qui le sauva. Elle apparut au bas de l’escalier, le visage défait. Elle dit simplement :
– Merci, Burgoyne. Je vais parler à Mr Chétif.
Elle fit monter directement Julian dans la chambre où j’étais enfermé. Ils me libérèrent et elle nous révéla la face cachée des évènements que lui et moi ignorions encore.
Depuis plusieurs mois, le tempérament de Mrs Riley se dégradait. Cela altérait d’autant plus son caractère de constater que son mari ne voulait pas se confier à elle sur ses tourments. Elle savait que des divergences de vue opposaient ce dernier et d’autres membres de la Société de géologie à Charles Darwin, car c’était les seules confidences que laissait parfois échapper Mr Riley en maugréant. Depuis dix jours, sa mort brutale avait accentué encore la fragilité de la santé de Mrs Riley. La police et l’Athenaeum ne l’avaient pas informée des soupçons qui pesaient sur Darwin, mais des membres du Club bien ou mal intentionnés s’en étaient chargés. Elle avait interdit la présence de Darwin aux funérailles et il avait fallu toute la vigilance et l’énergie de sa fille et de son gendre pour que Mrs Riley n’agresse pas Robert Darwin ce jour-là et pour qu’elle ne répande pas des accusations à tort et à travers.
Quand elle apprit hier la vérité de ma bouche, les dernières digues de sa raison cédèrent. Elle crut à un mensonge construit par les Darwin et moi afin de tout faire retomber sur les épaules de son mari.
Après m’avoir agressé, elle demanda à se rendre Great Marlborough Street pour s’expliquer avec Charles Darwin. Isabel, son mari et le majordome se résolurent à l’enfermer dans sa chambre. Ils voulurent chercher un médecin, mais il était déjà tard et ils comprirent que personne ne viendrait avant dimanche matin.
Épuisée, Isabel Riley regagna son domicile, me confiant aux bons soins de Burgoyne. Ne sachant que faire de moi, il m’apporta à boire et me laissa toute la nuit ligoté et baîllonné, en attendant d’aviser sur mon sort une fois le jour levé.
Ce qui est arrivé le matin suivant et ma délivrance ont été racontés. En revanche, la conclusion dramatique de ma visite chez les Riley était encore à venir.
Avant l’arrivée de Julian ce matin, Isabel, son mari et le majordome avaient frappé plusieurs fois à la porte de Mrs Riley, sans succès. Lorsque nous redescendîmes de la chambre où j’avais été emprisonné, ils se décidèrent à pénétrer dans la chambre. Burgoyne alla chercher un double de la clé, mais celle de Mrs Riley étant restée dans la serrure de l’autre côté, ce fut en vain. Un pied de biche fit l’affaire.
Un spectacle morbide nous attendait. Mrs Riley était allongée sur son lit dans une mare de sang. Ses yeux ouverts fixaient le plafond et un rictus de douleur déformait son visage. Elle serrait encore entre ses doigts une minuscule lame, semblable à celle cachée dans la bougie de son mari.
Isabel s’affala dans un fauteuil. Une femme de chambre surgit sur le seuil et se mit à crier jusqu’à ce que le majordome la prenne par le bras et l’accompagne dans une autre pièce.
Pendant que Julian et moi cherchions un drap pour recouvrir le corps, le mari d’Isabel s’assit à ses côtés et lui prit la main. Lorsque Burgoyne revint, je lui demandai de faire avertir Mr Pemberton, à Scotland Yard.
– Vous n’avez rien à vous reprocher, dis-je à Isabel Riley et à son mari.
– Je n’aurai pas dû la laisser seule, répondit-elle d’une voix froide.
– Nous ne le saurons sans doute jamais, dit son mari. C’est une fin atroce… Mais si elle était déterminée, elle aurait un jour ou l’autre trouvé le moyen de faire ce qu’elle a fait…
J’étais d’accord avec lui. Gardant sa tête baissée, Isabel leva les yeux vers moi. Son regard me fit penser à celui d’Héloïse.
– Vous n’êtes pas responsable, vous non plus, me dit-elle.
Je lui fis un sourire triste en guise de réponse.
– Excusez moi de vous poser cette question maintenant… dis-je après un moment. Pouvez-vous me conduire au bureau de votre père ?
Nous remontâmes à l’étage. Le bureau de Mr Riley était une pièce de taille moyenne qui donnait sur Belgrave Square, comme celle où j’avais été enfermé. Il se trouvait dans un état incroyable : il venait d’être mis à sac. Un fauteuil et une petite table étaient renversés. Les tiroirs d’un secrétaire et d’une armoire étaient ouverts, quelques-uns jetés par terre, de même que les livres d’une bibliothèque. Mrs Riley avait profité de la nuit pour le fouiller de fond en comble. D’une cachette creusée dans le mur au fond d’un rayonnage présentant des minéraux et des pierres, elle avait extrait une petite boîte qui reposait sur le tapis, ses contenus épars : des lames de différentes tailles, des barillets de montres, des ressorts d’acier. On pouvait facilement imaginer que, de rage, comprenant une fois pour toutes quel avait été le comportement de son mari, elle avait saisi une lame pour accomplir le même geste que lui.

*

Bouleversés par ce que nous venions de vivre, Julian et moi quittâmes la demeure des Riley. Le froid était piquant et le soleil brillait.
– Nous allons repartir à pied, si vous le voulez bien, proposa-t-il. Il me semble qu’hier vous avez manqué une belle promenade.
J’aurais pu regagner Douvres aujourd’hui, mais je n’en avais pas l’énergie. Malgré la hâte que je ressentais à revoir Héloïse et Patrick, je reportai mon départ au lendemain. Et je ne voulais pas quitter l’Angleterre avec comme dernière image en tête celle du cadavre de Mrs Riley.
Nous nous rendîmes chez Charles Darwin qui, très inquiet sur mon sort, avait repoussé son départ pour Shrewsbury. Il fut étonné et heureux de me revoir et s’étonna de nos visages déconfits. Nous étions à l’heure du thé qu’il s’apprêtait à prendre avec Syms Covington et qu’il nous présenta un peu plus :
– Syms était sur le Beagle avec moi. Il me seconde désormais dans mes travaux. Vous vous souvenez des pinsons des Galapagos dont je vous ai parlé ? C’est lui qui en a capturé la plupart ! Aujourd’hui, après ces jours de… hum… repos, lui et moi reprenons le travail d’arrache-pied.
Un jeune homme d’une vingtaine d’années nous faisait face. Sa fine moustache et une barbe légère habillaient un visage sympathique au teint halé.
Lorsque nous apprîmes à Darwin qu’un fait grave s’était produit, il donna quartier libre à son assistant qui ne se fit pas prier pour filer dehors.
Nous lui racontâmes les évènements survenus à Belgrave Square et il en fût aussi choqué que nous.
– Vous serez donc allé jusqu’à risquer votre vie pour moi ! s’écria-t-il à un moment.
Aurait-il fallu apprendre la vérité à Mrs Riley d’une autre manière ? N’avais-je pas été trop inconscient et trop brutal ? Ces questions étaient sans réponse, mais elles me minaient l’esprit. Darwin le comprit et me fit cette proposition :
– Si vous acceptez de passer encore une journée à Londres demain, je peux essayer de vous réserver une petite surprise.
– Vous me tentez beaucoup, Charles. Je crois que je ne peux résister, même si cela retarde un peu mon retour à la maison. Mais vous aussi, vous devez rejoindre votre famille au plus vite…
– Il ne s’agirait que d’un dernier repas à l’Athenaeum, rassurez-vous. Je pourrai partir à Shrewsbury dans l-après-midi.
Je compris que c’était aussi une manière de me remercier, que Darwin ne voulait pas laisser échapper.
Il insista ensuite pour nous inviter à dîner dans un restaurant de sa prédilection. Avant de nous y rendre, il prit le temps d’adresser un mot à une connaissance qui habitait non loin et de laisser sur la table de l’entrée de son appartement quelques lignes à l’intention de Syms Covington pour l’inviter à se joindre à nous.
Celui-ci nous retrouva peu de temps après et nous passâmes une joyeuse et passionnante soirée, malgré les évènements récents, autour d’étonnantes aventures qui avaient émaillé les cinq années de voyage du Beagle et que Darwin et son assistant firent revivre pour notre plus grand plaisir à Julian et moi.

(1) : L’Homme de la Grande licorne.