Il était neuf heures trente du soir, une heure idéale pour gagner le pub le plus proche et partager un dernier moment avec Julian et Charles Darwin avant de dormir. Tous deux avaient autant que moi envie d’échanger nos impressions sur cette visite à l’Athenaeum Club.
En fait de proximité, nous préférâmes marcher un peu et retrouver les banquettes du Red Lion. Une fois que j’avais découvert un endroit qui me plaisait, j’aimais bien y revenir. La bière y était aussi très bonne et elle orna bientôt notre table.
C’est la moustache ornée de mousse que je déclarai :
– Il semble que nous ayons appris des choses nouvelles, qu’en pensez-vous ?
• Cette pièce au sous-sol a été une vraie vision d’horreur ! commença Julian.
Cela ne faisait pas avancer nos réflexions, mais il fallait que l’un d’entre nous le dise. J’essuyai ma moustache :
– Mr Magrath a l’air bien capable !
– Oui, confirma Darwin. Il est secrétaire de l’Athenaeum depuis son ouverture il y a quinze ans.
– Pourquoi n’êtes-vous pas allé le trouver le 21 novembre afin qu’il raisonne Mr Riley ?
– Je… Je n’y ai pas pensé. Je n’étais pas dans de bonnes dispositions d’esprit… Je pense que si j’étais membre du Club depuis plus longtemps, je l’aurais fait. Qu’est-ce que cela aurait changé ?
– Je ne sais pas, avouai-je. On ne peut pas refaire l’histoire…
Darwin restait pensif.
– Tout cela vous innocente définitivement, lui dis-je. Le jeune employé a certifié devant nous – et certainement devant la police – que Riley était encore vivant dans la bibliothèque à dix heures du soir, alors que vous aviez regagné votre domicile depuis une heure et demie. Et pour que lui et son meurtrier aient pu s’introduire au sous-sol sans croiser personne, cela a dû se produire à un moment encore plus tardif dans la soirée.
Charles Darwin rétorqua avec un sourire triste :
– Ce sont des faits qui m’innocentent en effet, mais pour qui peut raisonner froidement. Tant que nous ne mettrons pas un nom et un visage sur l’identité du meurtrier, je resterai celui qui avait le plus de raisons d’en vouloir à Edmond Riley et de souhaiter sa mort.
Je soupirai et m’apprêtai à répondre. Julian fut plus rapide :
– Je veux bien qu’on puisse s’introduire tard le soir dans les sous-sol de l’Athenaeum Club sans croiser beaucoup de monde, mais il y a une chose que je ne comprends pas. Edmond Riley a-t-il appelé à l’aide ou essayé d’attirer l’attention de quelqu’un d’une manière ou d’une autre, s’il était menacé par son agresseur ? Il a tout de même traversé une bonne partie du Club, du premier étage au sous-sol, et des membres du Club et du personnel se trouvaient encore là !
– … Il semble bien que personne n’ait perçu d’appel à l’aide, poursuivit Darwin, et, plus encore, que personne ne se souvienne d’avoir vu Riley redescendre de l’étage ce soir-là, seul ou accompagné d’un autre ! Lui et son agresseur n’étaient pas invisibles, tout de même !
– Vous avez raison, enchaînai-je. Je n’ai pas voulu trop interroger à ce sujet Mr Magrath et le jeune employé. Je pense qu’ils n’ont aucun avis sur la question. C’est un vrai mystère. Ne pouvons-nous vraiment trouver aucune explication ?
– Riley a peut-être été forcé de garder le silence sous la menace de son agresseur, avança Julian, et tous deux ont joué au chat et à la souris avec les personnes encore présentes à ce moment-là, afin de ne pas se faire voir dans les étages.
– Vous imaginez réellement un homme du tempérament d’Edmond Riley se laisser intimider par quelque menace que ce soit ? demandai-je.
– Difficilement, en effet, admit Darwin. Sauf peut-être si la menace en question ne visait pas Riley lui-même, mais par exemple sa fille ou sa femme.
– Pourquoi pas, dis-je. Cela devient bien compliqué… Mais admettons…
– Ou alors…, commença Julian. Ou alors c’est beaucoup plus simple : l’agresseur a masqué ses intentions. Connu ou pas de Riley, il a su le convaincre de l’accompagner au sous-sol. Riley l’a suivi en toute confiance.
– … Mais en se cachant de tous ? questionnai-je. Cela ne tient pas…
– Qui dit qu’ils se cachaient ? renchérit Julian. Le fait que personne ne les ai vus n’est peut-être qu’un concours de circonstances…
Je lui jetai un regard suspicieux. Il se souvint que je ne croyais pas aux concours de circonstances.
Je ne savais plus que penser.
Julian exprima un autre étonnement :
– Je ne vois pas ce que cette bougie vient faire ici.
– Elle joue forcément un rôle, remarquai-je. C’est tout de même une coïncidence extraordinaire que Riley en apporte une à l’Athenaeum le jour-même de sa mort… Cela signifie-t-il qu’il savait qu’il se rendrait au sous-sol dans cette pièce non éclairée ? Mais pour y faire quoi ? Et pourquoi ne pas avoir plutôt pris une chandelle, plus facile à transporter, ou une lampe sur un bureau dans une pièce du Club ?… Pourquoi diable a-t-il apporté cette bougie ?
– Et pourquoi l’assassin l’a-t-il laissée sur la table dans la réserve ? poursuivit Darwin. Il en avait besoin pour quitter les lieux !
– Peut-être avait-il justement avec lui une chandelle, dit Julian.
– Soit… laissai-je échapper dans un autre soupir. Encore un fait qui reste tout de même très étrange…
– Et cette découverte que vous avez faite…, reprit Charles Darwin l’œil brillant et affichant pour la première fois depuis longtemps un sourire franc, comme s’il se remettait malgré tout à croire en son avenir.
Il s’interrompit, puis dit :
– Il fait soif !
Il s’excusa un instant, le temps de rapporter trois bières du comptoir.
– Oui… Cette découverte que du sang se trouvait à la fois sur et sous les gouttelettes de cire… On s’attendrait davantage à ce que la cire ne se trouve qu’au-dessus, si la bougie a été soufflée après le crime.
– Tout à fait, approuvai-je. Ce n’est donc pas le fait de souffler la flamme qui a produit ces projections, mais un choc apporté à la bougie au moment précis de l’égorgement, pendant que le sang était en train de jaillir de la gorge de Mr Riley.
Je pris une inspiration pour chasser cette image de mon esprit.
– Un choc donné par Riley ou son agresseur pendant leur empoignade ? proposa Darwin.
– Oui, c’est possible…, dis-je. Oui, bien sûr, ça doit tout simplement être cela.
Je ne voyais pas d’autre explication. Cette bougie suscitait plus de questions qu’elle n’apportait de réponses. J’espérais qu’on allait la retrouver rapidement, tout en doutant qu’elle nous permettrait de réelles avancées. Peut-être la police aurait-elle d’autres idées sur le rôle de cette fameuse bougie. Vivement que nous puissions rencontrer les policiers chargés de l’enquête !
– Bon sang ! sursautai-je. J’oublie toujours quelque chose ! Je n’ai pas pensé à interroger Mr Magrath sur la fuite du meurtrier !
– C’est vrai ! dit Julian, aussi surpris que moi. Comment a-t-il pu quitter l’Athenaeum Club sans se faire repérer ? Il a peut-être utilisé une porte de service ?
– Je pense bien qu’elles sont toutes fermées la nuit !
– Oui, mais ils laissent peut-être la clé sur certaines portes, côté intérieur…
– J’en doute, répondis-je. Mais ce sera en effet à vérifier auprès de Mr. Magrath.
– Ou alors, intervint Darwin, il a sagement attendu le matin pour sortir de sa cachette et franchir la porte principale en se mêlant aux entrées et sorties, ni vu, ni connu.
Je hochai la tête :
– C’est possible, mais il courait le risque d’être vu.
– Sauf si…, commença Darwin.
Il s’arrêta pour tester en lui-même la solidité de son hypothèse :
– Sauf s’il est membre du Club. Dans ce cas, il a bien pu apparaître au grand jour, sa présence n’aura étonné personne.