Darwin proposa que nous allions au Red Lion. J’y pénétrai avec appréhension, en balayant l’assistance du regard pour voir si des personnes qui auraient été présentes hier soir me reconnaîtraient. Mais chacune paraissait occupée à ses propres affaires ou à celles d’autrui.

Darwin partit nous chercher à boire. Il revint non pas avec de la bière, mais du Whisky.
– J’ai demandé le meilleur de la maison !… annonça-t-il rayonnant. Je n’en reviens pas que vous ayez résolu cette triste affaire en trois jours ! Je file demain à Shrewsbury annoncer la bonne nouvelle !
Il me demanda comment il pouvait me remercier. Je lui répondis qu’il suffisait qu’il prenne à sa charge mes frais de voyage et d’hôtel, et qu’à part cela, je n’accepterais rien d’autre. Ma plus grande récompense était d’avoir contribué à rétablir la vérité. Je l’assurai que je ne parlerais à personne de cette histoire. Je me demandais aussi comment Isabel Riley allait recevoir ces dernières informations concernant son père et me dis qu’il serait correct de notre part, comme nous le lui avions promis, de retourner la voir dès que possible. Julian me tira de mes pensées.
– Absolument délicieux, ce whisky, dit-il. Vous avez décidément un savoir faire que nous n’avons pas en France ! C’est pourquoi j’aime tant être constamment entre nos deux continents…
Il nous regarda en souriant. Il savait que c’était une des dernières fois que nous étions ensemble, au moins avant quelque temps.
– Je pense que Riley a commis deux erreurs, continua-t-il. Il a gardé sur lui son mouchoir ensanglanté et – Julian se tourna vers Darwin – il vous a chassé de l’Athenaeum trop tôt dans la soirée… ou alors il aurait dû disparaître juste au moment où vous êtes parti, pour que l’on puisse vous soupçonner davantage.
– Quand on sait qu’on vit le dernier jour de sa vie, sans doute qu’on raisonne moins froidement et qu’on est susceptible de commettre quelques erreurs, commentai-je.
– D’autant plus quand on possède un caractère aussi vif que le sien, ajouta Julian. Mais n’a-t-il tout de même pris un autre risque important ? C’était tout de même imprudent de laisser sur place cette bougie et son mécanisme caché, non ?
– En effet, répondis-je. Il a pris ce risque et il a presque gagné son pari. La police n’a rien vu. Si nous n’avions pas été là, cette bougie aurait fini sa vie chez quelqu’un qui aurait découvert un jour le mécanisme, mais peut-être sans savoir d’où elle venait ou quel rôle elle avait joué. Mais c’était intelligent de choisir un des rares objets du quotidien qui peut changer de consistance facilement. Il suffit d’allumer sa mèche pour qu’elle se liquéfie et de la souffler pour que la cire redevienne solide et opaque…
Darwin sembla soudain préoccupé par une question :
– Si je lui avais obéi, si j’étais allé dans son sens, se serait-il tué quand même ?
– Lui seul pourrait le dire, me contentai-je de répondre. Et n’oubliez pas qu’il n’en pouvait plus de supporter sa maladie.

Il médita cela quelques secondes, puis se redressa et s’adressa à moi, ragaillardi par les événements et par le whisky :
– J’ai une dette envers vous que je veux honorer tout de suite, Mr Petitcolin. C’est la dernière pièce du puzzle de cette histoire… Vous souhaitiez connaître le fond de mon différend avec Mr Riley… Je vais vous répondre. Vous m’éclairez grandement, d’ailleurs…
– Moi, je… ?
– Non, vous, les Français. Et en particulier votre philosophe Auguste Comte. Il prétend que toute branche de nos connaissances passe par trois âges successifs : théologique, métaphysique et positif (ou scientifique). Selon lui, nous sommes entrés dans ce troisième âge, où les seuls outils autorisés pour rechercher les lois de la nature sont l’observation et le raisonnement. Mais je vois bien que la zoologie n’en est pas encore tout à fait là.
– Auguste Comte… Oui, j’ai entendu parler de lui, mais je ne l’ai pas lu. Je croyais que vous alliez plutôt parler de Lamarck… que, j’avoue, je n’ai pas lu non plus.
– Ah, Lamarck, vous avez raison ! C’est mon professeur de zoologie à l’Université d’Édimbourg, Robert Edmond Grant, qui me l’a fait découvrir. Il m’inspire beaucoup. Quelle tristesse qu’il soit si peu reconnu en France !
Il approcha son visage du mien.
– Je vais vous faire une confidence : le monde n’est pas le décor vert et tranquille que nous connaissons. Notre planète est en réalité faite de volcans, de tremblements de terre, de luttes permanentes entre espèces vivantes pour leur survie et de transformations continues, même si elles sont imperceptibles, de la nature qui nous entoure. Ces cinq années de voyage m’ont offert la chance de réaliser de nouvelles découvertes et de concevoir des hypothèses encore jamais faites sur le fonctionnement du monde minéral, végétal et animal… Mes observations – en particulier sur la formation des récifs coralliens à partir de petits polypes qui s’agrègent au fil du temps – m’ont conduit à une première théorie, selon laquelle la surface de la terre serait façonnée par d’infimes transformations géologiques sur des périodes extrêmement longues. Cela rejoint les travaux de Charles Lyell et provoquera quelques remous à la Société de géologie, mais pas plus que ce que Lyell a déjà exposé.
Darwin semblait parti pour raconter une longue histoire. Julian et moi nous regardâmes. Nous étions d’accord. Julian alla chercher des verres de bière. Darwin sourit.
– En revanche… Attendez un peu… À mon tour de vous proposer un exercice et à vous de fermer les yeux ! dit-il.
– Je vous demande pardon ?
– Imaginez que vous vous trouvez sur l’île de Santiago au Cap-Vert, au pied d’une falaise volcanique…
Je m’exécutai et fermai les yeux. Le Red Lion n’était pas un endroit idéal pour se concentrer, d’autant plus que je ne connaissais pas vraiment l’île de Santiago. Darwin ne rapprocha encore plus de moi et sa voix se fit douce :
– La falaise est composée de lave volcanique durcie. Sa roche est d’un gris sombre. Il y a un peu de végétation au pied, mais plus on grimpe, plus elle se fait rare… Le silence est complet, excepté le bruit des vagues et les cris de quelques oiseaux…
Il me semble que je parvenais un peu à imaginer le paysage, mais avec plusieurs dizaines de personnes réunies comme pour une grande fête et des verres de bière qui s’entrechoquaient.
– Élevez le regard et observez une bande horizontale plus claire, à une hauteur de cinquante yards (1). Vous vous demandez ce que c’est. Intrigué, vous voulez l’examiner de près et gravissez la roche. La pente est forte à certains endroits. Vous vous aidez d’un solide bâton que vous trouvez en chemin.
Je ne sais par quelle magie, je fis apparaître un solide bâton dans ma main droite. Il me fut d’une grande aide. Je me rapprochais ainsi de la bande de roches en effet beaucoup plus claires que le reste de la falaise.
– Voyez-vous cette bande ? demanda Darwin.
– Oui. Mais vous savez, je ne m’y connais pas bien en roches…
– Grave erreur !… ricana-t-il. En réalité, ce sont des fragments de coraux et des coquillages et non de la roche !
J’essayai un instant de me figurer cela, mais ne pus m’empêcher d’ouvrir les yeux en m’exclamant :
– Quoi ! Que font des coquillages à cette hauteur ?
– Vous pouvez rester les yeux ouverts, maintenant…, m’accorda Darwin.
Était-il satisfait de mes performances – et des siennes – en exercices de visualisation ?
– C’est bien le problème, continua-t-il : comment ont-ils pu monter là-haut ?… Eh bien la réponse est simple et surprenante : il y a longtemps, ces falaises se trouvaient sous la mer, et elles ont peu à peu glissé sur terre !… Plus loin, en Patagonie, nous avons également trouvé des galets et des coquillages dans les plaines… Encore une preuve que différentes couches des surfaces immergées et émergées peuvent se déplacer et se déformer sur de longues périodes de temps. Mais encore une fois, tout cela, Lyell l’avait pensé avant moi. En revanche, une autre hypothèse occupe depuis quelques mois mon esprit, qui risque d’être moins consensuelle…
Julian eut un haussement de sourcils, pour signifier qu’il avait déjà été initié à ce qui allait suivre et que cela ne manquerait pas de m’étonner. Darwin poursuivait, d’un air encore plus mystérieux :
– Nous avons rapporté des pinsons des îles Galápagos. Ces îles volcaniques se ressemblent beaucoup. Elles sont apparues suite à des éruptions et ont ensuite été colonisées par des plantes et des animaux qui se sont transformés, au fil du temps, de manières différentes. Jusque là, rien d’exceptionnel. Mais John Gould, l’ornithologue qui m’a fait l’honneur d’aider à répertorier ces pinsons, a découvert qu’il s’agissait non pas de variétés différentes, mais d’espèces différentes. Il en a même identifié treize, et chacune est issue d’une île particulière ! Elles diffèrent les unes des autres principalement par la taille et la forme du bec. Le bec fin d’une espèce permet de manger la chair des cactus ; le gros bec d’une autre est adapté à la casse des graines ; le bec étroit d’une troisième est très redouté des insectes, etc. Je vous pose alors une question, Mr Petitcolin : pourquoi treize espèces de pinsons différentes habitent-elles treize îles relativement semblables ?
Darwin sortit plusieurs pièces de ses poches et les disposa sur la table. C’était autant de petites îles qui naissaient sous nos yeux. Il m’observait avec intérêt en tapotant dessus.
J’avouai mon ignorance :
– Veuillez m’excuser à nouveau : qu’est-ce qu’une variété, qu’est-ce qu’une espèce ?
– Deux individus d’une même espèce se ressemblent et peuvent engendrer une descendance fertile. Ce n’est pas le cas s’ils sont d’espèces différentes. Une espèce rassemble plusieurs variétés, dont les individus peuvent se féconder les uns les autres, même entre variétés différentes, et engendrer une descendance fertile. L’origine des différentes espèces donne lieu à de grandes controverses. William Paley, dans sa Théologie naturelle de 1802, prétend que Dieu a créé chaque espèce parfaitement adaptée à son milieu. Pour Lyell, chacune s’adapte au mieux à l’environnement dans lequel Dieu l’a créée… Alors, dites-moi, Mr Petitcolin : laquelle de ces deux théories vous semble être compatible avec l’existence de ces treize espèces de pinsons sur des îles semblables ?
J’imaginai, sur chaque pièce, de minuscules pinsons aux formes à chaque fois différentes.
– Ce n’est pas la première, dis-je, car elle n’explique pas l’existence de différentes espèces dans un même milieu.
Il me fallut quelques secondes pour réfléchir à l’autre théorie.
– Ce n’est pas la seconde non plus, pour la même raison.
– Bravo Fortuné ! Pourquoi parvenez-vous à comprendre cela immédiatement, alors que mes confrères ont tant de mal à l’accepter !
Pour la première fois, Darwin m’avait appelé par mon prénom.
– Mais alors… hum… Charles… Quelle est la bonne théorie ?
Il sortit son petit carnet rouge de sa poche et poursuivit à voix plus basse :
– Ma réflexion n’en est encore qu’à ses balbutiements et je dois encore beaucoup travailler. Mais je pense que les espèces n’ont pas été créées une par une par un grand Créateur ou par un quelconque mécanisme. Comme les transformations géologiques dont je vous parlais, les espèces sont le résultat d’infimes variations des êtres vivants sur de très longues périodes de temps, variations qui ont donné naissance à diverses variétés et espèces. Les espèces, comme les transformations géologiques, ont besoin de ce temps long pour advenir. Et ces variations peuvent être motivées par différents modes d’adaptation à l’environnement, ou simplement par des mécanismes liés à la reproduction sexuelle des végétaux et des animaux, qui…
– Les végétaux ont un sexe !? ne pus-je m’empêcher de m’exclamer. Je veux dire : il existe des mâles et des femelles chez les plantes ?
Darwin se mit à rire :
– Nous parlerons une autre fois de la pollinisation des plantes à fleurs, Fortuné ! Qu’avez-vous donc appris à l’École polytechnique ?
– Oui, excusez-moi, revenons aux pinsons…
– Peut-être que les premiers pinsons des Galapagos appartenaient à une seule espèce, aux premiers âges de ces îles. Mais, sur chacune, ils ont dû subir d’infimes variations au fil des générations, des variations qui n’étaient pas identiques d’une île à une autre. En effet, dès lors qu’on parle – y compris dans un même milieu – de créer de la vie par appariement de deux individus, l’un mâle, l’autre femelle, on ouvre la possibilité du choix : pourquoi tel mâle choisit-il telle femelle ou le contraire ? Est-ce le hasard, la force ou la beauté particulière de l’un par rapport aux autres, ou encore une autre raison ? Les éleveurs savent bien sélectionner des bêtes et les apparier pour obtenir les meilleures performances. Eh bien je prétends, moi, que les variations infimes et favorables des descendances de pinsons produites par cette liberté de choix et par l’adaptation à leur environnement se sont conservées et accentuées au long des générations, jusqu’à constituer sur ces diverses îles non seulement des variétés, mais aussi ces espèces différentes que nous avons observées lors de notre voyage avec le Beagle. Lyell ne pense pas que des variétés puissent s’éloigner les unes des autres jusqu’à engendrer des espèces différentes. Je pense que c’est possible… Mon grand-père Erasmus en avait eu l’intuition. Dans Zoonomia, il avait écrit en 1794 : « Serait-ce une témérité d’imaginer que, dans la longue suite de siècles écoulés depuis la création du monde, peut-être plusieurs millions de siècles avant l’histoire du genre humain, serait-ce, dis-je, une témérité d’imaginer que tous les animaux à sang chaud sont provenus d’un filament vivant, que la grande cause première a doté de l’animalité, avec la faculté d’acquérir de nouvelles parties, accompagnées de nouveaux penchants dirigés par des irritations, des sensations, des volitions et des associations, et ainsi possédant ainsi la faculté de continuer à se perfectionner par sa propre activité inhérente, et de transmettre ces perfectionnements de génération en génération à sa postérité et dans les siècles des siècles ? ». Mais mon grand-père était médecin, pas géologue. Je poursuis plus loin son œuvre.
– Je comprends, dis-je en vidant mon verre.
– Non, vous n’avez pas encore compris.
Darwin retourna au comptoir commander d’autres bières. Que voulait-il dire ? Julian restait, comme moi, curieux de la suite. Une fois revenu, Darwin se pencha à nouveau au-dessus de la table comme un conspirateur :
– Oubliez maintenant les pinsons. Pensez aux êtres vivants en général : les animaux, les végétaux… l’homme… Si des espèces d’oiseaux différentes, mais proches, peuvent être créées à partir d’une seule, cela envoie aux oubliettes l’hypothèse de la stabilité des espèces pour la remplacer par celle que des êtres vivants peuvent, sans intervention divine, donner naissance à des espèces nouvelles – et pas seulement des espèces proches, comme ces espèces de pinsons, mais peut-être des espèces qui vont peu à peu s’éloigner beaucoup les unes des autres.
Il ouvrit son carnet, le feuilleta et s’arrêta sur un schéma : une sorte d’arbre dont plusieurs branches se scindaient à nouveau en d’autres branches. Je compris pourquoi Darwin avait souri en découvrant il y a deux jours ma « carte des hypothèses » ! Ils se ressemblaient fortement.
En haut de la page de son carnet était écrit « Je pense ». Il montra de l’index le bas du tronc :
– Voyez : nous pouvons faire l’hypothèse que toutes les espèces ont un ancêtre commun et se modifient au cours du temps.
– L’homme figure-t-il sur votre dessin ? demandai-je.
– Oui. Quelque part par là.
Il désigna l’extrémité d’une des branches. Cette fois, je mesurai un peu plus les implications de sa théorie.
– Je crois, conclut-il, que, contrairement à ce que l’on pense d’ordinaire, nous ne sommes qu’une espèce comme une autre.
Cette phrase me parut à la fois naturelle et incroyable.
– Vous êtes en train de dire que nous ne serions pas une créature créée par Dieu, au-dessus de la nature et des autres êtres vivants ?
– Non seulement, tels que nous sommes aujourd’hui, nous n’avons été créés par personne, mais en plus nous ne sommes certainement pas au-dessus des autres espèces… J’ai encore besoin de collecter des preuves de ce que j’avance. Je n’ai pas encore assez d’arguments irréfutables pour convaincre mes confrères et ne pas être attaqué de toutes parts. Il me faut encore faire de nombreuses observations et expériences… C’est pourquoi ce que je vous dis est un secret absolu. Je ne m’en suis ouvert – et encore que bien partiellement – qu’à Lyell et à deux ou trois autres personnes… dont Julian. Que cela soit rendu trop tôt public, ce serait un coup porté à mon crédit bien plus définitif, si j’ose dire, que le projet maléfique d’Edmond Riley.
Il fit une pause et reprit :
– Il est absurde de dire qu’un être vivant est supérieur à un autre. L’homme est plus intelligent que les animaux. Mais l’existence d’insectes qui ont d’autres capacités me semble tout aussi remarquable ! Qui, face à la beauté des savanes et des forêts qui couvrent la surface de la terre, oserait affirmer que l’intelligence est la seule fin du monde vivant ?
Il bu d’un trait le reste de sa bière.
– Croyez-vous en Dieu, Charles ? lui demandai-je.
– Oui. Mais je veux aussi comprendre le monde vivant. Qu’il existe des lois naturelles comme celles que je viens de vous décrire ne me paraît pas exclure l’existence de Dieu.
– Non, peut-être, mais elle la questionne à bien des égards.
– C’est ce que dit ma chère cousine Emma, la fille de mon oncle Jos, le frère de ma mère. Je m’apprête à l’épouser. Je lui ai aussi fait part de mes travaux et cela la plonge dans une grande inquiétude. Elle craint que je ne la rejoigne pas dans l’autre monde quand nous aurons vécu tous deux notre temps dans celui-ci.
Nouvelle pause.
– Mais nous allons nous marier et nous serons heureux !… Et Charles Lyell m’a bien mis en garde que la société et nos confrères scientifiques ne sont pas prêts à entendre ce que j’ai à dire, en particulier tous les Tories qui proclament que notre ordre social a une origine divine et qui veulent que rien ne bouge !… Je n’ai aucun talent pour la controverse. Le mois dernier, des membres de la Société de géologie ont publiquement diffamé les travaux de Robert Edmond Grant. Je me suis retenu de leur dire le fond de ma pensée… Mais je ne suis pas encore prêt. Je déciderai d’exposer mes arguments quand ils seront incontestables. Autant je prévois de faire paraître mon récit de voyage et mes recherches en géologie, autant je ne publierai pas avant longtemps mes travaux sur la transformation des espèces… Mr Riley et ses amis se prétendent scientifiques. Mais vous rendez-vous compte ? L’un d’eux s’est émerveillé récemment que le sommeil de l’homme soit si bien adapté au cycle du jour et de la nuit ! À ses yeux, c’est une preuve de l’existence de Dieu ! Et il se prétend scientifique ! Mais, bon sang, ce n’est que de l’adaptation ! Et au fond des mers, là où règne l’obscurité, d’autres êtres vivants se sont adaptés différemment à ces autres conditions !
Pour moi qui crois en Dieu, la théorie de Darwin éclairait soudain les choses du quotidien sous un jour nouveau.
– Si je comprends bien, Charles, non seulement vous travaillez à la publication de votre récit de voyage et de vos recherches en géologie, mais également à une théorie sur la transformation des espèces ? Comment votre esprit peut-il se consacrer en même temps à trois tâches aussi ambitieuses ?!
– Cela m’épuise en effet. Le plus fatiguant est d’assurer les charges parfois ingrates que mon poste de secrétaire de la Société de géologie m’impose. J’aurais besoin de faire de fréquents séjours à Shrewsbury pour ne pas mourir à la tâche, mais je ne parviens en réalité que rarement à quitter Londres…
– Vous verrez, dis-je, que fonder une famille peut avoir entre autres plaisirs et intérêts ceux de consacrer une partie de votre attention à des moments paisibles et joyeux. Je parle d’expérience !
– C’est bien parce que j’ai besoin de cet équilibre que j’ai décidé de me marier !
– J’aurai d’ailleurs bien plaisir à connaître un jour la future Mrs Darwin, Charles.
– Moi aussi j’espère avoir un jour l’honneur de faire la connaissance de votre femme. Peut-être nous rencontrerons-nous une prochaine fois à Londres ou à Paris ?
Darwin sembla soudain avoir l’esprit ailleurs. Son regard s’assombrit.
– Excusez-moi, finit-il par dire. Alors que toute cette affaire est derrière nous, je dois vous parler d’un cauchemar d’il y a quelques semaines… J’ai rêvé qu’un homme décapité revenait à la vie et plaisantait sur le fait qu’il n’avait pas fui devant la mort (2). Il était fier de montrer sa plaie immonde !
– Incroyable ! m’exclamai-je.
– Vous avez rêvé d’Edmond Riley ! dit Julian.
– Comment se fait-il que vous ne nous en ayez pas parlé plus tôt ? demandai-je.
– Je ne fais le rapprochement que maintenant… J’ai parlé de ce rêve aux médecins qui soignent mes excès de fatigue. Ils n’ont su que me prescrire du repos. L’un d’eux m’a dit que cet homme qui allait vaillamment à l’échafaud, c’était… moi ! Et je ne suis pas loin de le croire !
– Comment cela ? questionnai-je encore.
– Que ce soit quelqu’un comme Riley ou que ce soit moi, qu’importe, au fond… Envisager de publier un jour mes travaux sur les variations des espèces, c’est comme me préparer à une exécution publique… Je fais des cauchemars dans lesquels je suis persécuté par d’autres. Peut-être que je glisse peu à peu vers la folie… Cette mort terrible de Riley montre que tout cela n’est pas qu’imagination.
Derrière cet accès d’angoisse, je ne reconnaissais plus le Charles Darwin que je côtoyais depuis trois jours, le jeune homme raisonnable et courageux faisant face à l’adversité. Il alla jusqu’à me demander :
– Fortuné, dois-je vraiment poursuivre mes travaux, si c’est pour me heurter à tant d’hostilité et de violence ?
– Demain vous appartient, cher Charles, répondis-je très troublé. Ne laissez personne vous convaincre que vous avez tort, si vous estimez simplement et profondément que vous avez raison.
Il était tard dans la soirée. J’annonçai que j’irais voir le lendemain Isabel Riley pour tout lui expliquer, mais d’abord sa mère par correction. Je proposai à Julian et Darwin de ne pas m’accompagner et de se reposer un peu. Pendant que Darwin partirait vers Shrewsbury, je retrouverais Julian en fin de matinée pour un dernier au-revoir et me diriger en voiture vers Douvres.
Darwin me serra dans ses bras en m’étouffant un peu.
– Jamais je n’oublierai ce que vous avez fait pour ma famille et pour moi. J’ai vraiment de la chance de vous avoir, mon cher Fortuné ! (3)
Il éclata de rire.
– Jamais je n’oublierai la confiance que vous m’avez accordée, mon cher Charles, lui-répondis-je. Saluez bien votre père et vos sœurs pour moi ! J’espère que nous nous reverrons un jour, que je pourrai connaître votre Emma et vous, mon Héloïse !
J’ajoutai un dernier commentaire :
– Tirer toutes ces déductions de la seule observation de pinsons… Je vous tire mon chapeau !
Et je mesurai au même moment avec une certaine angoisse l’importance du secret qui venait de m’être confié, à côté duquel ceux qu’Héloïse et moi avions découverts dans nos précédentes aventures, tout graves qu’ils soient, n’étaient comparables en rien.

(1) : 46 mètres.
(2) : Authentique.
(3) : En anglais : « I am really fortunate to have you, my dear Fortuné ! »