– Si Bescher a manqué le roi, c’est, je crois, parce que j’ai dévié le tir de sa machine infernale, reprit Théodore.
Fortuné sentit tout à coup son sang bouillir.
– Tu étais dans l’appartement ? interrogea-t-il le plus calmement qu’il put.
– J’ai fait ce que tu m’as dit… Un peu plus que ce que tu m’as dit, en réalité. Et j’ai peut-être évité au roi de mourir aujourd’hui… Je n’en sais rien…
Théo dévisagea ses camarades.
– Vous pensez que j’ai perdu la tête, je le vois bien…
Il se sentit néanmoins encouragé à poursuivre son récit.
– Je me suis rendu rue des Fossés-du-Temple pour surveiller l’arrière de l’immeuble de Bescher et j’ai grimpé dans les étages du numéro 41. J’ai distingué une fenêtre ouverte de l’appartement de Bescher. Sur le rebord de la fenêtre, une grosse corde était enroulée, prête à être déployée. Pour moi, c’était clair : il allait faire son coup et s’échapper ensuite par cette fenêtre jusque dans la cour et ensuite par la rue des Fossés-du-Temple. Je pouvais l’attendre en bas… ou essayer de le cueillir plus tôt là-haut !
Théodore tenait son auditoire en haleine. Le fiacre aurait pu basculer que personne ne s’en serait aperçu.
– J’entendais les tambours annoncer l’arrivée du cortège et je ne pris pas beaucoup le temps de réfléchir. Je redescendis quatre à quatre, traversai les deux cours et remontai jusqu’au quatrième étage de l’immeuble voisin de celui de Bescher, entrai sans beaucoup de politesse dans un appartement, grimpai sur le bord d’une fenêtre et puis sur le toit. Ce n’est que là-haut que je me demandai comment arriver à redescendre jusqu’à la fenêtre de Bescher…
– Attends, Théo, dit Fortuné.
Un filet de sang s’était remis à couler du sommet du crâne de Théodore. Fortuné scruta la blessure. Dans la masse des cheveux, il vit une déchirure courte mais qui semblait profonde.
– Connais-tu un médecin, Théo ?
– Je suis passé une fois chez le père de Labrunie, qui est médecin 72 rue Saint-Martin.
– Bien. S’il est à son cabinet, il saura recoudre cette plaie.
Théo grimaça à cette perspective. Fortuné demanda au cocher de se diriger vers la rue Saint-Martin.
– Et alors ? interrogea François.
– Et alors…, reprit Théodore, il y a beaucoup de choses qui traînent sur les toits. Je trouvai une corde enroulée autour d’une cheminée qui devait faire l’affaire. Je la nouai solidement et me jetai dans le vide. Je savais que Bescher était à l’autre bout de l’appartement en train de surveiller le boulevard. Je parvins à sauter dans l’appartement par la fenêtre ouverte. Avec toute cette gymnastique, j’avais égaré mon pistolet. Je comptais sur la chance pour le surprendre. Je progressai prudemment et j’arrivai rapidement dans la dernière pièce. Tout d’abord, je vis comme un petit orgue devant la fenêtre, pointant vers le boulevard. En avançant un peu plus, je vis Bescher de dos, debout près d’une cheminée, une chandelle à la main. Le roi dut entrer dans son champ de vision, car il se plaça derrière la machine aux tuyaux, qui étaient en réalité des canons de fusils solidement fixés à un lourd châssis de bois.
Théodore fit une pause, comme s’il revivait cet instant.
– Je regretterai longtemps de n’avoir pas su profiter de ce moment. Il fut plus rapide que moi. Il ne m’avait pas vu et le bruit dehors avait couvert mon approche. Le roi arrivait dans sa ligne de mire et il mit le feu à la ligne de poudre qui courait à l’extrémité des canons. Ensuite, je ne me souviens plus très bien… Je me jetai sur la machine afin de détourner le tir. Je dus la désaxer légèrement au moment où les coups partaient. Plusieurs canons, mal bourrés, ont explosé et Bescher et moi avons été rejetés en arrière.
Théo sortit de sa poche un court morceau de ferraille tordue encore tâchée de son sang.
– J’ai pris cela dans la tête. Je suis resté inanimé quelques secondes. Quand j’ai retrouvé mes esprits, la pièce était noire de fumée et Bescher semblait avoir disparu. Je n’y voyais pas à un mètre et j’ignore s’il m’a vu. Je jetai un œil sur le boulevard et vis plusieurs corps couchés, mais le roi était debout. Tout le monde regardait la fenêtre d’où les coups étaient partis et je me retirai vivement. Je me retins aussi au mur car ça tournait pas mal dans ma tête. J’ai suivi une traînée de sang qui courait jusqu’à la fenêtre du fond. La corde avait changé de couleur. Elle était devenue rouge vif. Lorsqu’ils m’aperçurent, des gens en bas crièrent en me désignant.
Théodore ferma les yeux.
– Je me penchai par la fenêtre, quitte à recevoir un coup de fusil, et vis que le toit du petit bâtiment en-dessous était taché de sang. Bescher devait se cacher dans l’immeuble. Je décidai de suivre le même chemin que lui et me jetai dans le vide, m’arc-boutant à la corde qui glissait entre mes mains. J’atterris sur le petit toit. Une fenêtre était ouverte au second étage de l’immeuble. En suivant la pente du toit, je réussis à l’atteindre et pénétrai dans l’appartement. La traînée de sang menait à l’escalier. Arrivé dans la cour, je tombai nez à nez avec des agents qui m’arrêtèrent aussitôt. Bescher était étendu à l’autre bout sur un banc.
– J’ai bien vu un chapeau gris là-haut, dit Fortuné, mais je ne me suis pas douté un instant qu’il pût s’agir du tien !
– Qu’as-tu expliqué aux agents ? demanda Corinne.
– J’ai essayé deux fois de leur parler, mais j’ai renoncé. Je voyais bien qu’ils n’allaient pas me croire et qu’ils me prenaient pour un complice. Ils se méfiaient de tout le monde. Dans l’agitation, j’en ai vu plusieurs frapper des habitants après les avoir descendus de force de leur appartement. Ma tête m’élançait énormément. Personne n’a soigné ma blessure. Quand l’agent qui connaît Vidocq est venu me chercher, j’ai cru que c’était pour me mettre en cellule.
– C’est certainement là que tu te trouverais maintenant s’il n’avait pas agi ainsi, commenta Héloïse.
Tous restèrent silencieux.
Ainsi, leur action n’avait peut-être pas été complètement vaine.
Mais comment auraient-ils pu imaginer que Bescher, Pépin, Boireau et leurs complices étaient prêts à sacrifier tant de vies pour tuer le roi ?

Le fiacre les déposa au 72 rue Saint-Martin. Ils frappèrent à la porte sur laquelle était inscrit « Dr Labrunie ». Un homme d’une soixantaine d’années, au visage bon ressemblant à celui de son fils, ouvrit après quelques instants :
– Théodore !, s’exclama-t-il en apercevant la figure rougie du jeune homme. Que vous est-il arrivé ? Entrez, je vous en prie.
Nul n’était besoin de lui dire pourquoi ils étaient là. Le docteur Labrunie prit le temps de saluer Héloïse, Corinne, Fortuné et François et, en boitant légèrement, entraîna le blessé dans son cabinet, indiquant une petite pièce aux quatre autres.
– Asseyez-vous un moment dans cette salle, leur proposa-t-il.
Ayant surpris un regard de François sur sa claudication, il ajouta :
– Une balle reçue en Espagne en 1795 lorsque je combattais dans l’armée républicaine, expliqua-t-il. Si je vous disais toutes les blessures que cette jambe a endurées !
Puis il disparu dans son cabinet.
François rompit le silence le premier :
– Merci à vous de m’avoir fait confiance. On ne m’avait jamais fait confiance comme cela auparavant.
Héloïse lui adressa un sourire à le faire tomber de sa chaise :
– François, tu as pris ta part à cette affaire sans faillir. Nous n’aurions pas été jusque là sans toi.
Corinne ajouta :
– Mais il va sans doute falloir que tu te trouves dorénavant un autre patron…
Ils devaient encore patienter avant de savoir ce qu’il était advenu de Pépin et de Boireau, ainsi que de Champoiseau et d’Allyre. Héloïse posa sa tête sur l’épaule de Fortuné et ne la releva qu’une vingtaine de minutes plus tard, lorsqu’Étienne Labrunie reparut derrière Théodore qui portait un bandage à la tête.
– Dix points de suture. Nous avons extrait toute cette quincaillerie…
Le médecin tenait dans sa main quatre petits morceaux de ferraille.
– Vous avez bien fait de venir me voir. Théo m’a tout raconté. Il m’a aussi expliqué qu’il avait cessé d’exister, au moins de façon officielle. Je ne dirai rien à personne, même à mon cher fils… Théo repassera me voir la semaine prochaine… Avez-vous des nouvelles de Gérard ? Cela fait un moment qu’il n’est pas venu me voir.
– Nous l’avons vu il y a deux jours, répondit Corinne. Il semblait en pleine forme.
Héloïse voulut ajouter quelque chose, mais monsieur Labrunie fut plus rapide :
– Hélas ! J’aime mon fils, mais je me dis parfois qu’il tire trop sur la corde et que ses amis ne l’aident pas à s’assagir. Je connais sa sensibilité, il faut qu’il se ménage… Il travaille trop et se distrait trop…
Comme s’il avait déjà entendu ce discours plusieurs fois de la part du docteur Labrunie, Théodore coupa court à la discussion :
– Je vous promets qu’il prend soin de lui, M. Labrunie. Il est très généreux de son énergie et sait qu’il doit l’économiser pour continuer de la partager. Mais je ne manquerai pas de lui transmettre vos souhaits dès que possible.
– Je compte sur vous, répondit le brave docteur. Et priez pour tous les morts et blessés de cette hécatombe. Je vais de ce pas me rendre avec ma trousse sur le boulevard.
Ils le remercièrent chaleureusement et le quittèrent, direction l’appartement des Bureau.